François Ruffin, Alexis Corbière et Raquel Garrido lors d’un meeting du Nouveau Front populaire pour les législatives à Montreuil, le 17 juin. (Albert Facelly/Libération)
Au sous-sol de l’Assemblée nationale, ce mardi 11 juin, Jean-Luc Mélenchon développe un nouveau concept : l’osmose électorale. Deux jours après les européennes, alors que les tractations du Nouveau Front populaire ont commencé, députés et eurodéputés insoumis, réunis salle Lamartine, écoutent longuement leur leader. Après des mois de campagne sur Gaza, la liste menée par Manon Aubry, a atteint 9,9 % des voix, derrière les socialistes et la majorité présidentielle mais surtout, loin derrière le Rassemblement national, à 31,3 %. Ce soir-là, pourtant, Jean-Luc Mélenchon célèbre. Les insoumis, rappelle-t-il, ont gagné un million de voix depuis le précédent scrutin de 2019. Surtout, le mouvement est entré « en osmose » avec la jeunesse et les quartiers populaires : les Français, sur les marchés, venaient dire merci, la campagne a suscité une émotion.
« C’était un truc à moitié mystique, raconte un élu. Et la conclusion, forcément, c’est que si on a réussi à le faire aux européennes, on peut le faire à toutes les élections. » « C’était un exercice d’autocélébration alors que l’extrême droite est aux portes du pouvoir, déplore un autre. Il n’y a aucune stratégie face au RN. Ils ne comprennent pas la montée de l’extrême droite car ils ne la vivent pas, ce n’est pas leur réalité. C’est devenu une direction de jeunes cooptés qui ne comprend plus le pays. Dans leurs milieux, la campagne sur Gaza, sur la police, ça marche, mais LFI n’est plus un mouvement populaire. »
Elections14 juin 2024
Dans la salle Lamartine, François Ruffin, lui, s’inquiète : le RN est en tête dans presque toutes les circonscriptions du pays. Le député de la Somme déplore un manque de lucidité, voire une forme d’égoïsme stratégique de la part de la direction, dont les représentants sont élus dans des circonscriptions imperdables, alors que des dizaines de députés insoumis sont en danger. Sans nommer personne, Manuel Bompard, le coordinateur du mouvement, prévient de son côté : « Chaque expression peut fragiliser l’accord. » Le Nouveau Front populaire, initié par François Ruffin, est en train d’être scellé pour faire face à l’extrême droite. Et dans l’adversité, les insoumis ne tolèrent pas les voix dissonantes. Déjà, le député de Marseille met en garde : « Rien n’est fait, ne faites pas comme si vous étiez déjà en campagne, on n’est pas député à vie. »
« Mélenchon se crée une armée ultrasoudée pour 2027 »
L’éviction des députés sortants Raquel Garrido, Alexis Corbière, Danielle Simonnet, Hendrik Davi et Frédéric Mathieu, critiques de la direction, a pourtant fait l’effet d’un séisme vendredi à minuit. Malgré les allusions, personne ne pensait que la direction irait jusque-là. Une semaine après la réunion salle Lamartine, LFI s’est fissurée. « Mélenchon a compris qu’il n’était pas au centre du jeu, donc il ne veut pas que le Front populaire gagne », analyse un ancien proche. Le candidat à la présidentielle sait que cette fois, la gauche ne peut pas s’unir derrière le mot d’ordre « Mélenchon Premier ministre ». De toute façon, les chances de majorité absolue sont maigres. Alors l’insoumis regarde plus loin. « Il se crée une armée ultrasoudée pour 2027 », analyse un insoumis en rupture.
Sur X, une armée numérique insoumise mène la guerre, détournant des articles de presse ou tronquant des vidéos pour disqualifier les purgés qui ont décidé de se maintenir. Les insoumis revêtent aussi cette démonstration d’autoritarisme d’un vernis politique, reprochant à leurs opposants de bafouer les luttes antiracistes qu’ils instrumentalisent eux-mêmes. Appuyés par des militants décoloniaux, ils accusent les évincés, qu’ils dépeignent en privilégiés, de ne pas laisser leur place « aux racisés ». Une allusion aux candidatures de Sabrina Ben Ali Benali et d’Aly Diouara face à Alexis Corbière et Raquel Garrido. « C’est tellement gros », s’offusque une militante. Un député proche de la direction euphémise : « Disons que ce n’est pas l’argument politique que j’aurais utilisé. En plus, ça ne marche pas dans la circo de Danielle Simonnet. » Ni pour Hendrik Davi, qui fait aussi face à un candidat LFI « non racisé », mais proche de Paul Vannier, responsable des élections.
« Tout ça explosera un jour »
Lundi, à Montreuil, lors du premier meeting du Front populaire, un petit groupe a accueilli le député de la Somme en criant « Ruffin raciste ». Parmi eux, les militants Taha Bouhafs et Youcef Brakni, mais aussi Anis Marzougui, qui travaille au siège de LFI. Evincé en 2022 après des accusations de violences sexuelles, Taha Bouhafs, lui-même condamné en janvier pour injure raciste – il avait traité une syndicaliste policière d’« arabe de service » – reste très proche de plusieurs figures insoumises. Beaucoup, au sein du noyau mélenchoniste, se préparaient à attaquer Ruffin par ce biais, au motif qu’il persiste à vouloir exalter le commun plutôt que construire des digues. « Cette instrumentalisation de l’antiracisme, ces oppositions entre « racisés » et blancs privilégiés, tout ça explosera un jour contre eux », prévient une insoumise, qui s’inquiète de cette tendance à creuser des tranchées. Le réalisateur de Merci patron n’a pas été désinvesti par la direction, mais le comité électoral a traqué les candidats identifiés comme « ruffinistes ». Toute la semaine, les membres de l’instance ont appelé des élus locaux pour mener l’enquête, parfois pour de simples partages sur les réseaux sociaux : « Il n’est pas trop proche de Ruffin ? »
Pour faire plier les dissidents, la direction insoumise met aussi les partenaires du Nouveau Front populaire sous pression. « Ce candidat va se retirer quand le PCF aura renoncé à soutenir des candidats dissidents contre LFI », a répondu Manuel Bompard à un militant qui lui demandait, sur une boucle interne, la raison d’une candidature dissidente contre un communiste dans la 4e circonscription de Seine-Saint-Denis. Des sections locales insoumises identifiées comme proches des frondeurs ont par ailleurs été rayées de la carte. A Montreuil, chez Corbière, les trois groupes ont été fermés ou récupérés par des partisans de la direction, qui en ont profité pour récupérer les accès à la boîte mail « Montreuil insoumise » et son fichier. Dans la nuit de mardi à mercredi, plusieurs groupes d’action du XXe arrondissement de Paris, dans la circonscription de Danielle Simonnet, ont également disparu.
« Comportement de psychopathes »
Le mouvement est habitué aux opérations de purge, mais celle-ci pourrait laisser des traces. Partout, des militants doutent, abasourdis par la violence des évictions et inquiets de la perception des insoumis. « En province, on est détestés », se lamente l’un d’eux. « Mélenchon est devenu un repoussoir », affirme une élue. Dans certaines circonscriptions, les militants racontent la difficulté à tracter avec le visage du leader insoumis. « On sent que beaucoup de militants se disent que c’est scandaleux, mais que la priorité est de battre le RN, raconte la même élue. On va voir ce qu’il se passe après le 7 juillet mais je pense que des gens vont dire stop. S’ils ne sont plus tenus par la menace de ne pas être reconduits, est-ce que des députés vont rejoindre un nouveau groupe s’il se crée ? »
Les frondeurs, qui pourront difficilement siéger avec la direction insoumise après la purge, devront probablement créer un nouveau groupe parlementaire. La bataille interne ne fait donc que commencer. « Jusqu’à présent, je me disais qu’on ne pouvait pas gagner avec Mélenchon en 2027 mais je ne voulais pas entrer en concurrence, je pensais qu’il pouvait adouber Ruffin, que le rapport de force pouvait le pousser à se retirer, raconte un soutien du député de la Somme. Mais avec leur comportement de psychopathes, je pense qu’il n’y a pas d’autres solutions que la confrontation. »
Charlotte Belaïch