Dans son discours à l’occasion du 70e anniversaire de l’indépendance, Narendra Modi a demandé au peuple indien d’œuvrer à la construction d’une « nouvelle Inde » qui soit plus « unie et forte, sûre et prospère » (Time, 2017). En 2018, cette formule politique a été traduite par le Parti du peuple (Bharatiya Janata Party - BJP) au pouvoir, dans une stratégie à cinq ans. Celle-ci devait libérer l’Inde de la « pauvreté et du chômage, du terrorisme et de la corruption, du castéisme et du sectarisme » (Sandesh, 2018). Du slogan de campagne « des beaux jours arrivent » de 2014 à la promesse d’une « nouvelle ère » en 2024, une décennie et deux mandats se sont écoulés. Au sommet de l’État, les mots d’ordre et la vision sont globalement restés les mêmes : se hisser parmi les plus grandes puissances économiques mondiales et transformer l’Inde en une nation hindoue.
À l’heure des élections générales qui, sauf surprise, reconduiront Narendra Modi au poste de premier ministre, cette livraison d’Alternatives Sud jette un œil dans le rétroviseur. Il s’agira de dresser un tableau des principales tendances à l’œuvre sur les terrains économique et sociopolitique, mais aussi de situer les gagnant·es et les perdant·es de cette « nouvelle Inde » aux visages multiples et au développement à plusieurs vitesses.
Dans cette livraison, l’accent est mis sur les contestations populaires qui s’élèvent, encore et toujours, aux quatre coins du pays, dans un climat où se mêlent anxiété économique, régression démocratique et frénésie identitaire. En dépit de la pugnacité des mouvements, la dérive autoritaire du gouvernement et la répression des oppositions incitent à l’autocensure et au gel des protestations. Les dissidences de la « nouvelle Inde » seraient-elles en sursis, menacées par l’étau du pouvoir et les forces réactionnaires qui lui sont affiliées ?
DANS L’OMBRE DE LA CROISSANCE INDIENNE
En 2022, l’Inde est devenue la cinquième économie mondiale, devançant ainsi le Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale qui occupa et exploita les ressources du sous-continent pendant près de deux siècles (1757-1947). À l’approche des élections, Modi peut se prévaloir de résultats robustes. De fait, l’économie affiche une croissance de 7,6%, pour 2023-24, dans un contexte mondial de ralentissement et de tensions géopolitiques, confirmant ainsi, pour la troisième année consécutive, une progression dépassant les 7%. Pour le président du Forum économique mondial de Davos, Borge Brende, le pays pourrait même devenir la troisième économie mondiale d’ici 2030, derrière les États-Unis et la Chine.
Pour atteindre cet objectif, l’Inde bénéficie de plusieurs atouts. Elle est la première puissance démographique au monde avec 1,429 milliard d’habitant·es. Le pays devrait bénéficier d’un dividende démographique jusqu’en 2050, grâce à la hausse attendue de la population en âge de travailler eu égard aux autres catégories d’âge. L’Inde est aussi un pays jeune : 40% des Indien·nes ont moins de vingt-cinq ans. Enfin, y prévaut un environnement favorable à la création et à la croissance des entreprises qui dynamisent plusieurs secteurs de l’économie. La « connectivité » de l’Inde – à travers le développement d’infrastructures physiques et numériques, la diffusion des technologies ainsi que sa position comme partenaire stratégique . [ Notamment dans le contexte de la politique « Chine +1 ». Cette stratégie vise à diversifier les chaînes d’approvisionnement et les partenaires économiques en dehors de la Chine, pour réduire la dépendance à l’égard de ce pays et atténuer les risques géopolitiques et économiques liés à une concentration excessive sur un seul acteur. Dans ce cadre, l’Inde est perçue comme une alternative pour de nombreuses entreprises et investisseurs.]] – est annoncée comme un gage de succès pour le futur.
L’heure serait donc à l’optimisme. Les économistes de l’establishment ne cessent de célébrer les chiffres flatteurs et clament que le pays est à la veille d’un « grand décollage ». Ce récit officiel n’est toutefois pas sans contradictions. Surtout, il passe sous silence les obstacles structurels et les coûts socio-environnementaux exorbitants attachés à la croissance.
Une croissance sans emploi
L’Inde dispose d’un potentiel certain en termes démographiques. Néanmoins, une population jeune ne constitue un véritable atout que si elle est éduquée. Or, le taux d’analphabétisme reste élevé (24% selon la Banque mondiale), la qualité de l’enseignement scolaire est globalement médiocre et les formations professionnelles déficientes et inadaptées, en dépit du programme « Skill India » censé y remédier (The Wire, 2023). La cause en revient globalement à des dépenses publiques insuffisantes dans l’éducation, moins de 3% du PIB au cours de la dernière décennie (Gowda et Satyawali, 2024). Résultat des courses, le pays est confronté à « une pénurie de travailleur·euses dans de nombreuses usines et entreprises, alors qu’il est dit excédentaire en main-d’œuvre » (Bardhan, 2022). La faiblesse de l’enseignement public octroyé aux masses contraste avec l’excellence des Indian Institute of Technology (IIT) privés, accessibles à une minorité. Comme le résume un député de l’opposition, « nous avons des compétences scientifiques pour poser une sonde sur la Lune, mais dans la classe d’âge des 14 ans, 30% ne savent pas lire un texte de CE1 » (Dieterich, 2023).
Pour percevoir les avantages de son dividende démographique, l’Inde doit être en mesure d’offrir des emplois à sa jeunesse. Or, ce marché émergent en forte croissance axé principalement sur les services (plus de 60% du PNB) y a échoué, poussant même certains étudiants au suicide, faute de perspectives. Il faut donc fournir des emplois aux jeunes, mais aussi aux femmes. Leur taux de participation dans la population active est un des plus bas de la planète. En 2019, avant la pandémie et ses effets sur le travail féminin, il était évalué à 20%. Qui plus est les Indiennes travaillent principalement dans le secteur informel ou dans l’agriculture, là où les salaires sont bas et les conditions de travail difficiles.
• Des services au détriment de l’industrie
Contrairement à plusieurs pays d’Asie de l’Est qui ont connu un processus de développement fondé sur une industrialisation à grande échelle et à forte intensité de main-d’œuvre, l’Inde a connu un essor précoce du secteur des services. Cette croissance est caractérisée par une forte intensité de compétences (IT, logiciels, services financiers et aux entreprises), mais par des emplois peu abondants. Cette trajectoire spécifique a ainsi donné au pays des « allures de sociétés postindustrielles avant d’avoir été industrielles » (Jaffrelot, 2023).
Des programmes initiés au cours de la dernière décennie, tels que « Make in India » ou « Production Linked Incentives » ont bien tenté d’attirer des investisseurs étrangers pour faire de l’Inde la « nouvelle usine du monde ». Mais ces tentatives ne sont pas parvenues à faire décoller le secteur manufacturier, qui ne représente que 16,4% du PIB en 2022-2023. En outre les industries indiennes sont caractérisées par une forte intensité en capital et compétence, plutôt qu’en travail (Gowda et Satyawali, 2024), ce qui n’a pas favorisé l’absorption d’une jeunesse en quête de débouchés.
Pour satisfaire les géants industriels à l’issue de la pandémie, des lois du travail ont aussi été supprimées et remplacées par trois nouveaux codes. Ceux-ci ont été validés par le parlement sans débats et consultations substantiels, « enfonçant un dernier clou dans le cercueil de la protection des travailleurs », selon le réseau Working Peoples Charter (Alam, 2020). En dépit des oppositions et d’une des plus grandes grèves de l’histoire de l’Inde, ces réformes n’ont pas pu être abrogées. Point lumineux dans la nuit : les organisations syndicales, pourtant souvent décrites, dans les années 2000, comme affaiblies et incapables de coaliser les masses, ont réussi à rassembler, en janvier 2019, entre 150 et 200 millions de travailleur·euses, démontrant qu’elles constituaient toujours un levier de mobilisation.
Les réglementations du travail, anciennes et nouvelles, ne s’appliquent toutefois pas à 80% de la main-d’œuvre (OIT, 2024), qui évolue dans le secteur informel. Huit Indien·nes sur dix ne connaissent dès lors aucun filet de sécurité et ont des revenus à peine supérieurs au seuil de pauvreté.
En 2014, la promesse de campagne du BJP mettait en avant la création de 250 millions d’emplois en dix ans. En 2024, le constat est sans appel : l’Inde en est au même stade. Seule la création de 200 à 300 millions d’emplois permettrait de percevoir le dividende démographique. L’heure est à la désillusion et à la frustration au sein de la jeunesse. Les opportunités d’un travail de qualité sont rares et les petits boulots deviennent la norme. La crise du covid-19, les avancées technologiques et l’automatisation ont assombri les perspectives, tout comme les mesures « anti-travailleurs » et « pro-entreprises » du gouvernement. [1]
• Une agriculture en crise
Un autre point noir de l’économie indienne est l’agriculture, en crise depuis plusieurs décennies. Après la « Révolution verte », ce sont les politiques de libéralisation économique qui ont causé des désastres sociaux et environnementaux. À partir des années 1990, nous rappelle Kumar dans cet ouvrage, les réductions des subventions agricoles, des investissements publics et des barrières douanières ont entraîné une dégradation de la situation socioéconomique des agriculteur·trices. Entre 2001 et 2011, 860000 personnes ont abandonné l’agriculture et près de 400000 se sont suicidées.
La contribution de l’agriculture au PIB s’est effondrée, passant de 60% au début des années 1980, à environ 14% en 2020. Pourtant, le secteur occupe aujourd’hui 45% des travailleur·euses. « L’essor de l’emploi informel n’a pas réussi », poursuit Kumar, « à libérer les populations rurales de leur dépendance à l’égard de la terre et de l’agriculture ». En dépit de leurs aspirations urbaines, celles-ci ont continué à dépendre des réseaux sociaux ruraux pour survivre. L’Inde de Modi rêvait d’un boom industriel, mais les candidat·es ouvrier·ères sont revenu·es travailler dans les champs.
À contre-sens des intérêts du monde paysan, que ce soit en termes de subsistance ou de respect de leur terre, le gouvernement Modi a adopté en 2020, en pleine pandémie, trois lois pro-business visant « à libéraliser davantage l’économie agricole, à privatiser la commercialisation des produits et à encourager l’agriculture contractuelle » (Idem). Cette réforme a servi de détonateur à des mobilisations massives qui ont rassemblé des dizaines de milliers d’agriculteur·trices pendant plus d’un an. Elles ont causé la mort de 700 à 800 personnes en raison de la répression policière et du froid. Mais en s’attaquant aux campagnes, Modi a levé contre lui près de la moitié de la population indienne. Face à la ténacité de la colère paysanne, New Delhi a finalement été contraint d’abroger les textes controversés.
Ces protestations sont les seules à avoir fait plier Modi. Elles constituent un puissant révélateur du rejet, non pas seulement d’une politique spécifique, mais d’un ensemble de politiques néolibérales excluantes – anti-travailleurs, anti-agriculteurs et anti-peuple – du gouvernement.
Des injustices socio-environnementales
En 2022, le pays occupait la dernière place des 180 pays analysés selon l’Indice de performance environnementale (EPI, 2022). La mauvaise qualité de l’air et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre étaient les principales causes de ce mauvais résultat. Mais d’autres facteurs contribuent à la dégradation générale. Aujourd’hui, la crise de l’eau est sans précédent. L’or bleu se raréfie. En 2030, la demande sera deux fois supérieure à l’offre, entraînant de graves pénuries pour des centaines de millions de personnes. L’eau est aussi de piètre qualité du fait des pollutions agricoles, domestiques et industrielles. En outre, la désertification et la salinisation des terres sont des phénomènes qui ne cessent de s’accélérer. Les raisons de cette situation sont à trouver dans le changement climatique et un modèle de croissance insoutenable qui menace la sécurité alimentaire du pays.
Lors de la COP28, à rebours des ambitions affichées jusque-là, l’Inde a annoncé qu’elle ne sortirait pas du charbon avant 2070. 70% de son approvisionnement énergétique dépend de ce combustible. Le géant asiatique se refuse à « sacrifier sa croissance en diminuant sa consommation de charbon, la source d’énergie la moins onéreuse, mais aussi la plus émettrice de CO² » (Perruche, 2023). Déjà deuxième plus grand producteur et troisième consommateur de houille au monde, il projette au contraire d’ouvrir de nouvelles mines et de construire davantage de centrales électriques au charbon.
Le prélèvement accru des ressources naturelles se poursuit dès lors dans des territoires tribaux déjà ravagés par des décennies de violence étatique, de dommages écologiques et de déplacements massifs. Pour rappel, 60% de la superficie forestière du pays, au sous-sol riche en ressources, se trouvent dans des territoires peuplés par des groupes socialement marginalisés, comme les populations tribales autochtones (les adivasis). Or trois États du centre de l’Inde – l’Odisha, le Chhattisgarh et le Jharkhand – concentrent 70% des gisements de charbon enfouis sous les forêts. Alors que les tribus ne représentent que 8% de la population indienne, elles figurent de manière disproportionnée parmi les personnes déplacées, à hauteur d’environ 50% selon Amita Baviskar (2019).
En dépit des droits fonciers et de l’autonomie, garantis notamment par l’annexe V de la Constitution, les territoires « réservés » - peuplés majoritairement d’adivasis – sont soumis à des tentatives d’assimilation. « De vastes acquisitions foncières sont menées par le gouvernement pour faire place aux investissements dans ces territoires tribaux riches en ressources et présentées comme essentielles à la croissance économique du pays » (Benbabaali, 2021). Depuis le tournant néolibéral de la fin du 20e siècle, l’Inde a accueilli à bras ouverts l’argent des capitalistes indiens et étrangers en leur offrant des terres, des ressources naturelles, ainsi que des allégements fiscaux et un climat favorable à « leurs affaires ».
Les populations autochtones résistent depuis des décennies à l’extractivisme prédateur et aux processus de dépossession et d’acculturation. Leurs mobilisations ont pris plusieurs formes à travers le temps, qu’elles soient identitaires ou davantage fondées sur la justice sociale et l’analyse de classe. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’État a répondu en bafouant les lois, en réprimant des résistances présentées comme « antinationales » et « anti-développement » et en recourant à la police et aux forces paramilitaires. Le mouvement Pathalgari, né dans le Jharkhand, a ainsi été la cible de répressions systématiques (Dungdung, 2022). Il en est de même pour les nombreuses communautés autochtones du pays qui ont défendu leur mode de vie et leurs moyens de subsistance contre les projets miniers du groupe Adani (www.adaniwatch.org).
Paradoxalement, alors que l’industrie charbonnière se poursuit à marche forcée, le pays ne cesse de vanter, auprès du reste du monde, sa politique climatique et ses investissements en matière de transition énergétique (solaire, éolien, hydroélectrique). À l’horizon 2030, il s’est engagé à rehausser sa capacité de production d’énergies renouvelables et non fossiles pour atteindre 500 gigawatts. Pour ce faire, le gouvernement a mis en place des incitations financières en vue de construire de nouveaux barrages hydroélectriques et d’accélérer la transition « verte ».
La région de l’Himalaya, avec ses hautes montagnes, ses glaciers et ses torrents, est désormais vue comme un site de développement offrant des opportunités quasi illimitées pour transformer des volumes d’eau en énergie « propre ». Néanmoins, la construction de méga-barrages, les « temples de l’Inde moderne » selon Nehru, présentent des écueils aussi importants que ceux de l’extraction du charbon. 40,3% des projets hydroélectriques et 51,5% des projets de charbon ont donné lieu à des conflits de forte intensité liés à la destruction de l’environnement et l’expropriation abusive des terres, selon le Global Atlas of Environmental Justice (EJ Atlas, 2023).
Comme l’écrit Mukul Kumar, l’Inde est au cœur de transitions énergétiques qui ne sont ni justes ni durables. Celle-ci servent, avant tout, les intérêts des industriels aux dépens des communautés locales. Des dommages irrémédiables sont causés aux écosystèmes. La rhétorique de la transition « juste » tend, dans ce contexte, à occulter des processus violents d’accumulation et de dépossession cautionnés par un État qui en oublie son rôle de pourvoyeur de justice et de soutien aux plus vulnérables.
Inégalités et concentration de l’économie
La pauvreté extrême a diminué en Inde, mais le taux global de pauvreté reste élevé : 45% de la population vit avec moins de 3,65 dollars par jour, plaçant le pays au 132e rang mondial en termes de développement humain. Plus de 800 millions de personnes (Chakraborty et Bhardwaj, 2023) dépendent de l’aide alimentaire, ce qui en dit long sur la situation matérielle précaire de la majorité de la population. En outre, dans une société divisée et hiérarchisée, les femmes, les basses castes, les minorités tribales et religieuses sont surreprésenté·es parmi les groupes socioéconomiquement les plus vulnérables.
De fait, les inégalités sont montées en flèche depuis les années 2000. Selon le rapport du World Inequality Lab, le centile le plus riche de la population indienne détenait en 2022-23 plus de 40% de la richesse du pays, soit un des niveaux les plus élevés au monde. À l’inverse, la moitié de la population la plus pauvre en détenait à peine 6,4% (Bharti, Chancel, Piketty, Somanchi, 2024). Le modèle économique prôné par le gouvernement Modi est accusé d’avoir favorisé « un secteur limité de l’économie qui produit des biens à forte intensité de capital et de compétences afin de répondre aux demandes des plus riches, alors que la plupart des autres secteurs de l’économie souffrent d’une demande insuffisante et d’une faible productivité, ce qui se traduit par un faible investissement et un chômage élevé » (Bardhan, 2022).
La richesse économique est désormais concentrée entre les mains d’une poignée de conglomérats oligopolistiques privés [2] qui contrôlent des pans entiers de l’économie, gonflent la croissance et contribuent à l’image dorée que le pays veut renvoyer de lui-même. Si les secteurs « politiques » et « des affaires » entretiennent de longue date des relations étroites, la fusion de ces deux mondes a pris un tour nouveau à la faveur de deux épisodes : la libéralisation économique des années 1990, à l’origine de la montée en puissance des capitalistes indiens, et la centralisation du pouvoir politique à partir de 2014.
Ce capitalisme de copinage a profité à un nombre restreint de grandes entreprises aux dépens des petites et moyennes entreprises. L’ascension fulgurante de Gautam Adani, par exemple, montre à quel point les « bons amis » de Modi ont été les grands bénéficiaires du régime en place. Ces connivences ont révélé la faiblesse et les défaillances des institutions de contrôle et des organes de régulation boursiers et bancaires situés dans la zone d’influence du pouvoir ; et le laxisme dans l’application des normes réglementaires et comptables. Les révélations de fraudes et de manipulations boursières sur le groupe Adani, formulées par Hindenburg Research en janvier 2023 ; ainsi que le rejet par la Cour suprême, un an plus tard, d’une demande d’enquête indépendante sur les accusations, témoignent du climat d’impunité ambiant.
Cela étant, sous la pression des grands patrons indiens proches du pouvoir, l’Inde a développé un nationalisme économique aux allures protectionnistes. Celui-ci se manifeste à travers des politiques qui défendent les intérêts économiques nationaux et favorisent les industries locales. Des réglementations environnementales ont, par exemple, été levées pour favoriser les mines de charbon d’Adani et des restrictions ont été imposées aux acteurs internationaux de la grande distribution pour privilégier Reliance Retail.
Le capitalisme de copinage est un système de « donnant-donnant » qui fonctionne par renvois d’ascenseur. En échange d’attributions de licences ou de signatures de contrats, le parti au pouvoir reçoit en retour des ressources financières. Les « obligations électorales » (Leroy, 2024), que vient d’interdire – non sans surprise – la Cour suprême, ont ainsi permis au BJP, d’amasser entre 2018 et 2022 jusqu’à 987 millions de dollars de dons anonymes destinés à financer ses campagnes (Bhattacharya, 2024). Le rachat de New Delhi Television (NDTV), la dernière grande chaîne de télévision avec une ligne éditoriale indépendante, est perçue par de nombreuses voix critiques, comme une « acquisition politique » par le groupe Adani « ayant reçu la bénédiction des plus hautes sphères du pouvoir » (Dieterich, 2022). En contrepartie de cette capture d’un grand média par un oligarque proche de Modi, le risque est grand de voir l’information désormais détournée à des fins partisanes.
Le capitalisme de connivence est un système cynique qui fait passer les intérêts des puissant·es avant celui des citoyen·nes. Il a été dénoncé avec force lors des manifestations agricoles de 2020-21, et plus récemment en 2024, lorsque des dizaines de milliers de paysans en colère ont défilé vers Delhi contre « le pillage des entreprises ». Le premier ministre a été la cible de vives critiques, tout comme Mukesh Ambani et Gautam Adani, aux commandes de géants de l’agroalimentaire. Ces deux derniers ont vu leurs effigies brûlées, des boycotts ont été lancés contre leurs biens et services et des infrastructures emblématiques de leurs groupes ont été endommagées.
LA DÉMOCRATIE INDIENNE À L’ÉPREUVE DU NATIONALISME HINDOU
Depuis 2014, sous le règne du parti Bharatiya Janata dirigé par Modi, un nouveau chapitre de l’histoire de l’Inde s’est ouvert, dans lequel le pays s’est écarté de sa Constitution, de ses minorités, de la démocratie et du principe de séparation des pouvoirs. Dans le préambule de la Constitution indienne, son fondement idéologique, il est dit : « Nous, le peuple de l’Inde, avons solennellement décidé de constituer l’Inde en une république souveraine, socialiste, séculière et démocratique » (Gouvernement de l’Inde, 2008). Aujourd’hui, force est de constater que la « nouvelle Inde » s’est écartée de ces idéaux d’antan. Peut-on pour autant parler de rupture constitutionnelle ?
Rupture constitutionnelle ?
L’Inde n’est plus socialiste et ne l’a sans doute jamais été, même si, au moment de l’indépendance, la « révolution sociale » et la réparation des injustices historiques constituaient des préoccupations majeures de la réflexion constitutionnelle. Très vite toutefois, un gouffre s’est creusé entre la rhétorique progressiste et les pratiques conservatrices des tenant·es du pouvoir. En 2024, en lieu et place du socialisme, un capitalisme de copinage gangrène la politique et l’économie indienne, acculant le pays dans une croissance sans emploi, aux coûts socioéconomiques et environnementaux exorbitants.
De même, l’Inde n’est plus séculière. La distance de principe observée autrefois entre religion et État a disparu. L’arrivée au pouvoir de Narendra Modi s’est traduite par le passage d’une « hégémonie séculariste », où l’État a une égale bienveillance envers tous les groupes religieux, à une « hégémonie hindouiste » (Thomas, 2020). Cette dernière s’est matérialisée par une offensive des hindouistes contre les minorités religieuses (facteur repoussoir) et par l’édification d’une société autour d’une identité hindoue fière et réinventée (facteur attractif). Depuis le second mandat de Modi, une confusion est volontairement entretenue entre le religieux et le politique, entre le chef du gouvernement de l’Inde et le « grand-prêtre » de la nation hindoue, forgeant les bases d’une théocratie de fait.
Dès 2014, les qualificatifs « socialiste » et « séculière » ont été remis en cause par le BJP. Qu’en est-il de l’attribut « démocratique » ? Encore parfois qualifiée de « plus grande démocratie du monde » en raison de son poids démographique et de la tenue d’élections régulières aux résultats acceptés, l’Inde démocratique est toutefois plus souvent décrite comme en recul, notamment par Freedom House, Varieties of Democracy (V-Dem) et l’Economist Intelligence Unit (EIU). Ceux-ci estiment que « 1,4 milliard des 8 milliards d’habitant·es de la planète ont basculé dans la catégorie des pays autocratiques » (Tudor, 2023). C’est particulièrement dans la pratique du pouvoir que le bât blesse. Les institutions ont en effet été mises sous pression, les pouvoirs concentrés, les oppositions muselées. La direction du pays est passée maître dans l’art du parler démocratique et de l’agir autocratique.
La « souveraineté » quant à elle, a été et demeure une préoccupation – voire une obsession – dans la trajectoire de l’Inde indépendante. À l’origine, la Constitution, en raison des bouleversements liés à la Partition de 1947 [3] , avait moins pour vocation de « garantir la liberté publique » que de « rendre possible le pouvoir politique. (…) Le pays avait besoin d’un État fort pour tenir les promesses de la Constitution, et cet État fort avait besoin d’être protégé pour pouvoir tenir ses promesses » (Singh, 2023). La sécurité et la souveraineté nationales sont des mots d’ordre anciens, mais qui ont été mobilisés et exploités avec zèle par Modi. Celui-ci y a recours pour légitimer la concentration et l’extension des pouvoirs de l’exécutif, affaiblir les contrôles du législatif et du judiciaire, et restreindre les droits et les libertés.
Le gouvernement Modi a opéré certaines réformes qui marquent une rupture avec le projet des pères fondateurs. Il en mobilise toutefois des principes et des éléments, lorsque ceux-ci sont utiles à ses intérêts politiques. Sans changer la Constitution, il a pu consolider l’agenda nationaliste hindou et instaurer de fait une « deuxième république ». La charte fondamentale sera toutefois un enjeu central des prochaines élections. Selon les majorités qui seront obtenues dans les deux chambres, de simples amendements ou des révisions plus drastiques pourraient y être apportés afin d’instaurer un État hindou de droit. Ce basculement vers un État fondé sur un suprémacisme ethnoreligieux pourrait être enrobé d’un discours « émancipateur », taillé sur mesure par les idéologues du pouvoir. Pour ceux-ci, l’Inde « se libérerait » ainsi de la dimension « coloniale » de la Constitution indienne actuelle (largement empruntée au Government of India Act de 1935).
Majoritarisme et exclusion des minorités
Le changement de trajectoire de l’Inde, du pluralisme vers le majoritarisme, a débuté en 2014, lorsque le BJP a obtenu pour la première fois une majorité absolue au parlement. Il s’est accentué avec la victoire de 2019, lorsque réélu, le parti s’est employé « à transformer la loi et la Constitution afin de les adapter à son idéologie, l’hindutva » (Jaffrelot, 2023). L’hindutva peut se traduire par hindouïté et désigne une vision ethnique et culturelle de la nation indienne. Les hindous, qui représentent 80% de la population, y sont vus comme le peuple originel et les fils du sol. Selon les hindouistes, l’identité hindoue serait la pierre angulaire de l’identité nationale. La naissance et la religion seraient les fondements de la loyauté nationale.
Le nationalisme hindou vise à mettre en pratique l’idéologie hindutva. Ce projet politique est porté par une nébuleuse d’organisations, appelée le Sangh Parivar, qui compte des millions d’adeptes. Modi est issu de cette « famille » et le BJP en est le bras politique. Leur objectif est de transformer l’Inde en une nation hindoue fière, dotée d’une culture hindoue, d’une langue unique, l’hindi, et d’une religion officielle, l’hindouisme.
Narendra Modi exploite le registre du nationalisme hindou, mais il explore aussi le répertoire du populisme. Il s’est érigé en « gardien et protecteur de la nation », en « grand-prêtre », voire en « demi-Dieu ». Son effigie est partout et sature l’espace public et médiatique. Par ailleurs, il a œuvré à transformer les citoyen·nes en labharthi varg, en bénéficiaires de transferts directs (en espèces et en nature) au détriment des services publics. Cette stratégie s’est révélée électoralement payante, comme l’explique Aiyar dans ces pages.
L’autre versant de ce projet politique repose sur la dévalorisation et la relégation des minorités religieuses à une citoyenneté de seconde zone. Celles-ci sont apparentées à des « envahisseurs » étrangers qui, dans le narratif de Modi, ont soumis les hindous à « mille ans d’esclavage » et auxquels ne peuvent, dès lors, être accordé l’égalité et les mêmes droits.
Les musulman·es représentent 14% de la population, soit plus de 200 millions de personnes, mais sont, depuis l’indépendance, sous-représenté·es dans les principales institutions de la République. Ils sont quasi absents dans les gouvernements du Centre ou des États, au sein des forces armées et de la police, de l’appareil judiciaire et de la fonction publique (Jaffrelot, 2019). En 2006, les conclusions de la commission Sachar (Gouvernement de l’Inde, 2006) avaient déjà mis en évidence que la minorité musulmane comptait parmi les communautés les plus pauvres d’Inde, avec les dalits (autrefois appelés « intouchables ») et les adivasis.
Au cours de la dernière décennie, le nationalisme hindou a diversifié les méthodes pour imposer la suprématie hindoue et soumettre les musulman·es à des formes de discrimination de plus en plus institutionnalisées. Il a utilisé le pouvoir législatif en gagnant des élections, constituant des assemblées et adoptant des lois d’exclusion. Il a également eu recours à des méthodes extralégales en tolérant ou en soutenant, dans les régions que le BJP gouvernait, la violence de « vigilantistes ». Ceux-ci constituent une sorte de police culturelle, composée de justiciers autoproclamés, majoritairement des jeunes hommes sans travail, qui retrouvent dans le dévouement musclé à l’hindouisme une estime de soi. Des centaines d’églises ont ainsi été incendiées, des milliers de musulmans ont été victimes d’actions violentes. Certains ont même été lynchés en public s’ils fréquentaient des filles hindoues (love jihad), s’installaient dans des quartiers à majorité hindoue (land jihad) ou transportaient, vendaient ou même consommaient de la viande bovine.
Cette ségrégation et cette ghettoïsation ont reposé sur une diabolisation et une déshumanisation de l’« Autre », vu comme un·e « infiltré·e » ou un·e « terroriste », complotant contre les intérêts du pays. Ce discours haineux a trouvé une résonnance en Inde qui va bien au-delà des électeurs du BJP et qui s’accorde à la perfection avec l’islamophobie mondiale. « La banalité du mal, sa normalisation s’affiche désormais », nous dit Arundathi Roy (2023), « dans nos rues, dans nos salles de classe et dans de très nombreux espaces publics ».
Depuis la reconduction de Modi en 2019, un cap a été franchi. « La machine hindutva s’est emballée et l’obsession envers la minorité musulmane a pris une forme juridique » (Leroy, 2024). Les élu·es ont adopté davantage de lois « antimusulmanes » qui formalisent la discrimination à leur égard. En 2019, deux coups de force, sur lesquels plusieurs contributeur·trices de cette publication reviennent, ont été orchestrés par le gouvernement à quelques mois d’intervalle, concernant des questions sensibles de l’agenda nationaliste. Le premier a été l’abrogation de l’article 370 de la Constitution, qui accordait une autonomie spéciale au Jammu-et-Cachemire, le seul État indien à majorité musulmane. Le second a été la modification apportée à la loi sur la citoyenneté de 1955 (Citizen Amendment Act - CAA), ouvertement dirigée contre les musulman·es, qui légitime l’utilisation de la religion, comme critère d’accès à la nationalité.
À ces deux lois jugées discriminatoires, illégales et inconstitutionnelles par l’opposition (sur les plans de l’égalité, du sécularisme et du fédéralisme notamment), sont venues s’ajouter d’autres politiques provocatrices. Citons à titre d’exemple la construction d’un temple hindou à Ayodhya sur les ruines de la mosquée historique de Babri Masjid, détruite illégalement en 1992, ou encore la campagne de « bulldozer justice » qui a démoli de manière punitive, injuste et illégale des centaines de propriétés musulmanes dans des États dirigés par le BJP (The Wire, 2023a).
Toutes ces politiques témoignent de la volonté de polariser et d’hindouiser le pays à marche forcée. Elles participent du glissement autoritaire du régime, que plus rien n’arrête, ni ses adversaires politiques, ni la société civile, ni la rue, ni la justice.
Résistances populaires et répression
Un « succès » du Parti du peuple est d’avoir créé l’illusion d’une unité hindoue qui, selon ses termes, aurait transcendé les castes. Ce discours n’est toutefois qu’un vernis de surface, qui une fois gratté, laisse apparaître un projet avant tout brahmanique et patriarcal. Le BJP est un bastion traditionnel d’hommes issus des castes supérieures qui vise le maintien de l’ordre social et prétend rendre « sa force et sa virilité » au peuple hindou (Naravane, 2024). Les basses castes, les femmes, les Other Backward Classes (Autres classes « arriérées »), les tribus sont tous et toutes perçu·es comme des catégories inférieures dans la hiérarchie sociale.
La politique communautaire agitée par le Bharatiya Janata Party (mais aussi par d’autres partis de l’opposition) fonctionne à l’avantage des castes supérieures. En surfant sur les griefs et le désespoir des jeunes générations, sur l’insécurité économique et la « menace » musulmane, l’hindouisme radical a réussi à défaire des alliances anciennes (notamment dans le jeu électoral) entre les minorités religieuses et les castes inférieures.
Plusieurs mobilisations de ces dernières années sont toutefois parvenues à déjouer les pièges du communautarisme et à ébranler les fausses oppositions construites entre un « nous », vu comme légitime et supérieur, et « des autres », déshumanisé·es et exclu·es. Le mouvement d’opposition au CAA, la contestation paysanne ou les luttes pour le recensement des castes ont permis de dresser des ponts entre des groupes sociaux qui ont pris davantage conscience, à travers leurs combats, de leur assujettissement collectif.
À Shaheen Bagh, épicentre de la résistance contre le CAA, des femmes musulmanes, doublement stigmatisées, ont ravivé le discours public sur la laïcité, mis l’accent sur le leadership des femmes, prôné leur appartenance à la nation et défendu une solidarité interconfessionnelle. Des repas communautaires (langar), préparés par des bénévoles et agriculteur·trices sikhs, ont été offerts aux manifestant·es sans égard pour la caste et la religion, un « impensable » dans un système fondé sur la caste et la pureté. Cette protestation de plus de 100 jours a suscité une dynamique unificatrice, mettant au défi les extrémistes hindous.
Le mouvement des fermier·ères, a lui aussi battu « en brèche les politiques ethnonationalistes excluantes sur lesquelles prospère le gouvernement, en refondant une identité paysanne », comme le souligne Satendra Kumar dans sa contribution. La crainte de perdre leur terre et le désastre social qu’auraient causé les trois nouvelles lois agricoles ont conduit les agriculteurs et agricultrices de toutes les religions (sikh, musulmane et hindoue), de toutes les castes et classes (travailleurs dalits sans terre et propriétaires fonciers jats [4] ) à se réapproprier leurs identités paysanne et rurale et à constituer une force politique susceptible de contester le capitalisme agricole et l’idéologie hindutva.
Le recensement des castes à l’échelle nationale réclamé par l’opposition est aussi une manière pour les castes opprimées de prendre conscience des injustices historiques qu’elles subissent. Si un tel comptage semble offrir une certaine légitimité à un système archaïque où l’identité est assignée par la naissance, ce processus permet aussi, comme l’analysent plus loin Varghese et Kumar, d’ouvrir la voie à de nouvelles vagues de mobilisation, de réclamer une justice de caste et de lutter contre les politiques conservatrices et brahmaniques du parti au pouvoir.
Devant le potentiel unificateur et transformateur de ces mouvements populaires, les forces nationalistes hindoues ont réagi en déployant un arsenal répressif. Elles ont tenté de discréditer les protestataires anti-CAA et anti-lois agricoles en les qualifiant d’« antinationaux » et de « terroristes ». Elles ont cherché à les intimider en envoyant des policiers et des miliciens à leur solde, en brutalisant et en arrêtant des manifestant·es par milliers par le biais de lois draconiennes (Sagar, 2020).
En février 2020, pour venir à bout des oppositions contre le CAA, des attaques meurtrières ont été menées trois jours durant dans des quartiers musulmans de New Delhi, en toute impunité. Des dizaines de personnes sont mortes, des milliers de personnes ont été déplacées, des centaines de propriétés appartenant à des familles musulmanes ont été dévastées. Quelques semaines plus tard, les manifestations anti-CAA étaient stoppées net et le pays verrouillé à la suite de l’annonce abrupte du début du confinement.
Le mouvement paysan s’est soldé, quant à lui, par une rare victoire pour les mouvements populaires, qui tient à la fois à l’ampleur de la contestation, mais aussi au profil sociologique des manifestants. Ces derniers, essentiellement propriétaires terriens, ont fait que le gouvernement n’a pas pu se laisser aller à un usage démesuré de la force. « Contrairement aux musulmans en général et aux musulmans du Cachemire en particulier », écrit Vanessa Chishti dans son article « il était plus difficile de les éliminer en toute impunité ».
Restriction de l’espace politique
La démocratie indienne a toujours été imparfaite, mais depuis l’arrivée du BJP au pouvoir, son érosion s’est accélérée. Le régime actuel s’est, d’une part, éloigné du multiculturalisme et du sécularisme inscrits dans sa Constitution. Il se fonde désormais, comme nous venons de le voir, sur la prépondérance de sa communauté majoritaire et sur l’exclusion structurelle de ses minorités. La démocratie indienne a, d’autre part, sensiblement glissé vers l’illibéralisme. Selon plusieurs organisations évaluant la qualité de la démocratie, l’Inde n’est « ni une démocratie à part entière, ni une autocratie à part entière » (Tudor, 2023). L’institut V-Dem la qualifie d’« autocratie électorale ».
« Électorale » car en effet, des élections ont bien lieu en Inde, même si la dimension concurrentielle de celles-ci est considérablement affaiblie du fait des bâtons mis dans les roues des leaders de l’opposition : harcèlement, poursuites judiciaires, arrestations, contrôles fiscaux, comptes gelés, etc. Le champs politique est décrit comme étant progressivement vidé des voix de l’opposition (The Wire, 2024).
« Autocratie » car, de fait, entre les scrutins, la tendance à l’illibéralisme s’accentue. Les institutions démocratiques et indépendantes du pays ont été envahies par les « amis » du pouvoir. Le pouvoir judiciaire en particulier a été noyauté. La Cour suprême, la plus haute juridiction du pays, autrefois reconnue pour son indépendance et son rôle de garde-fou contre les dérives de l’exécutif, semble aujourd’hui avoir capitulé et s’aligner, sauf exceptions, sur les attentes du gouvernement. La modification de la loi sur la citoyenneté et le cas du Cachemire en sont des exemples emblématiques.
L’agenda idéologique du BJP est inconciliable avec les traditions démocratiques libérales de l’Inde. L’expression d’opinions critiques contre l’action du gouvernement ou la religion hindoue est assimilée à de la déloyauté envers la nation et comme une forme de trahison. L’exécutif cherche ainsi à réduire, par tous les moyens, les marges de manœuvre de la société civile. Des universitaires ont ainsi perdu leur emploi, des étudiants ont été attaqués, des médias et des journalistes indépendants ont été menacés, des activistes ont été poursuivis, des ONG ont été asphyxiées financièrement ou ont perdu leur licence.
Le gouvernement dispose d’une panoplie d’outils répressifs. Des lois d’exception, comme la loi sur la sédition ou la loi antiterroriste sur les activités illégales, ont permis de mettre derrière les barreaux des milliers d’acteurs sociaux ou politiques. Le pouvoir central s’appuie aussi sur des agences de l’État mises au service de son hégémonie, telles que le FBI indien (le Central Bureau of Investigation), l’agence gouvernementale de répression des fraudes ou les autorités fiscales, dans le but d’intimider ou d’arrêter des opposant·es présumé·es.
Dans le domaine du numérique, de nouvelles mesures ont offert des pouvoirs élargis à l’exécutif pour « réguler » les contenus en ligne, étendre le contrôle sur internet et capter sans entrave les données personnelles fournies par les technologies (notamment avec le programme d’identification biométrique Aadhaar). Ces décisions font glisser dangereusement le pays vers l’autoritarisme numérique et la surveillance de masse. Ainsi, l’Inde détient le triste record mondial de coupures volontaires d’internet. Deux tiers de celles-ci ont visé la région du Cachemire, notamment lors d’un « siège numérique » d’un an, en 2019-2020, imposé au nom de l’ordre public (Leterme, 2020).
CONCLUSION
Au moment d’écrire ces lignes, le plus grand scrutin au monde s’ouvre en Inde. 969 millions d’électeur·trices sont appelé·es aux urnes pour élire les député·es de la chambre basse du parlement, d’où le nom du premier ministre émergera. L’enjeu pour Modi est non seulement d’obtenir la victoire, mais que celle-ci soit écrasante, ce qui lui donnerait les coudées franches pour renforcer l’emprise de son parti et de l’idéologie hindutva sur le sous-continent. Rien n’est toutefois fait. Un revers électoral serait une surprise, mais il ne signifierait pas pour autant la fin du nationalisme hindou, ni la transformation radicale des conditions de vie des minorités, tant « le poison de la haine identitaire a pénétré la moelle du peuple indien », pour reprendre les mots de Vaiju Naravane.
Les mouvements sociaux contribueront-ils à rétablir un équilibre social et à restaurer des solidarités viciées par le pouvoir en place ? « L’édifice idéologique qui légitime les excès de l’establishment indien est loin d’être ébranlé », nous dit Vanessa Chishti, « et pourtant, c’est au moment des mobilisations que je l’ai vu le plus trembler. […] Je continue à observer les mouvements populaires en Inde avec un optimisme prudent ».
Aurélie Leroy
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