Le premier ministre indien Narendra Modi s’adresse aux médias devant la Maison du Président à New Delhi, en Inde, le 7 juin 2024. (Prakash Singh / Bloomberg via Getty Images)
Les résultats des élections indiennes ont suscité une observation plutôt amusante : pour un camp, la victoire ressemblait à une défaite, tandis que pour l’autre, la défaite ressemblait à une victoire.
Une manière plus précise de résumer l’impact politique de ces élections serait la suivante. Si l’idéologie de l’Hindutva du Bharatiya Janata Party (BJP) et de Narendra Modi n’a pas été remise en cause, et encore moins rejetée, il existe néanmoins de sérieuses limites à la capacité des forces de l’Hindutva à maintenir ou à étendre leur hégémonie politique par le biais d’une stratégie fondée principalement sur cette idéologie.
Avant de décrire plus en détail ces limites, examinons les données de base qui ressortent des résultats.
Un résultat en deçà des attentes
Le BJP a remporté 240 des 543 sièges de la Lok Sabha. Avec ses partenaires de la coalition de l’Alliance démocratique nationale (AND), il a remporté 293 sièges, franchissant ainsi le seuil des 272 sièges nécessaires à l’obtention d’une majorité parlementaire.
Cela signifie que le BJP formera un gouvernement pour la troisième fois consécutive. Toutefois, contrairement aux deux fois précédentes où il s’est assuré une majorité à lui seul, cette fois-ci, le parti dépendra fortement de deux alliés pour la formation du gouvernement et son maintien, tous deux étant connus pour avoir tour à tour travaillé avec le BJP et s’être opposés à lui. Le Telegu Desam Party (TDP) de l’Andhra Pradesh (AP), dirigé par Chandrababu Naidu, a obtenu seize sièges à la Lok Sabha, tandis que le Janata Dal (unifié), ou JD(U), du Bihar, dont le leader est Nitish Kumar, a obtenu douze sièges.
Narendra Modi a déclaré à plusieurs reprises au cours de la campagne que le BJP franchirait à lui seul la barre de la majorité des deux tiers, soit environ 370 sièges à la chambre basse.
Tout au long de la campagne, Narendra Modi a déclaré à plusieurs reprises que le BJP franchirait à lui seul la barre de la majorité des deux tiers, soit environ 370 sièges à la chambre basse. Aujourd’hui, il doit non seulement manger son chapeau, mais aussi faire d’importantes concessions à ces deux partis que le bloc d’opposition, l’Indian National Development Inclusive Alliance (INDIA), continuera également d’essayer de courtiser.
Bien que la proportion de voix du BJP au niveau national, qui est d’environ 37 %, soit à peu près la même qu’en 2019, le parti a perdu soixante-trois sièges. Il a gagné du terrain à l’est, dans l’État d’Orissa, où il a fait une percée significative en termes de popularité, et a quelque peu augmenté sa modeste part de voix dans le sud, dans les États du Kerala et du Tamil Nadu.
Ce qui a provoqué la baisse du parti de Modi, c’est son échec dans certains États clés du noyau hindou, notamment dans l’État le plus grand et le plus peuplé, l’Uttar Pradesh ou UP (avec une population d’environ 240 millions d’habitants, l’UP serait le cinquième État le plus peuplé au monde s’il était un État indépendant). Le BJP avait été largement majoritaire dans l’Uttar Pradesh lors des deux dernières élections et on s’attendait à ce qu’il l’emporte cette fois-ci.
Cet État est l’un des principaux bastions des forces de l’hindutva, qu’elles appartiennent à la famille politique dominée par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) ou à d’autres groupes dont la loyauté va davantage au prédicateur hindou et actuel ministre en chef, Yogi Adityanath. Toutefois, le bloc INDIA a remporté plus de sièges que le NDA dans l’UP, le Congrès national indien (CIN) obtenant six sièges et le Parti Samajwadi (SP) trente-sept, sur un total de quatre-vingts sièges disponibles.
L’unité de l’opposition
Les deux autres grands États en dehors du centre hindou où le BJP espérait améliorer son score précédent sont le Maharashtra et le Bengale-Occidental. Dans ce dernier État, le Trinamul Congress (TMC) au pouvoir a obtenu vingt-neuf des quarante-deux sièges, le BJP en obtenant douze. Dans le premier, l’INC et les partis régionaux associés à l’opposition ont devancé le BJP et ses alliés locaux.
Contrairement aux deux élections précédentes, les partis d’opposition ont cette fois-ci noué une alliance avant le scrutin.
Contrairement aux deux élections précédentes, les partis d’opposition ont cette fois-ci noué une alliance avant le scrutin. Bien qu’il n’y ait pas eu de consensus ou d’unité réelle entre eux sur le plan programmatique, ils sont parvenus à un accord minimal sur la manière de répartir les sièges entre les candidats de leurs partis respectifs.
Cela a conduit à des transferts de voix significatifs à l’intérieur de leurs bases sociales respectives. Sur le nombre total de sièges de l’INDIA (234), le CNI en a obtenu 100, contre 52 la fois précédente. Le courant dominant à gauche, principalement représenté par les partis communistes indiens, n’a obtenu conjointement que neuf sièges alors qu’il n’en avait obtenu que six la fois dernière. Cela signifie que la capacité de la gauche à influencer le bloc INDIA quant aux questions à défendre en commun et à la manière de le faire sera très limitée.
Malgré toutes leurs insuffisances - le fait de ne pas rejeter l’héritage du stalinisme ou du maoïsme est un handicap idéologique qui pèse sur la formation de leurs cadres - ces partis de gauche sont plus sociaux-démocrates dans leur orientation économique que les autres forces de l’alliance d’opposition, bien qu’ils fassent des concessions aux pratiques néolibérales. Ils ne se prêtent pas non plus au jeu de l’hindutva douce, comme le font le CNI et d’autres partis. La gauche indienne doit sérieusement s’engager dans une introspection au lendemain de ce résultat.
Ce que cette élection a montré, c’est qu’il existe trois obstacles majeurs à la progression électorale et politique si attendue de Modi et de son parti au pouvoir. Ces obstacles sont de nature économique, fédérale et sociale.
Obstacles à l’hindutva
Quelque 20 à 25 % des hindous ont été si fortement radicalisés au cours des dernières décennies qu’ils sont désormais très attachés au BJP, au Sangh et aux autres forces de l’Hindutva, quoi qu’il arrive. C’est de cette couche que proviennent les cadres et les militants du mouvement. Mais il reste très difficile de créer un « bloc hindou » beaucoup plus gros, plus large et plus homogène pour des objectifs politiques.
Un sentiment très répandu de mécontentement en matière économique, en particulier en ce qui concerne le manque de débouchés et d’emplois convenablement rémunérés, a eu des répercussions négatives sur le BJP.
Un sentiment très répandu de mécontentement en matière économique, en particulier en ce qui concerne le manque de débouchés et d’emplois convenablement rémunérés, a eu des répercussions négatives sur le BJP. Le chômage des jeunes est en constante augmentation et s’aggrave au fur et à mesure que l’on s’élève sur l’échelle des formations.
La proportion de jeunes diplômés sans emploi est d’environ 42 %.
Les divers cadeaux que le gouvernement Modi a distribués, tels que les modestes distributions d’argent aux femmes, la fourniture de colis de céréales alimentaires gratuits, les raccordements gratuits au gaz, les prêts à des conditions préférentielles pour les micro-entreprises, l’électricité subventionnée, et bien d’autres choses encore, sont des éléments d’une politique économique globale que l’on peut décrire comme une forme de « néolibéralisme compensatoire. » Cette politique a accru les inégalités de revenus et de richesses à des niveaux obscènes. Les 1 % les plus riches de la population représentent plus de 22 % du revenu total, et la situation est encore pire en ce qui concerne la répartition des richesses.
Selon l’étude « Revenus et inégalités de richesse en Inde, 1922-2023 », réalisée par Thomas Piketty et ses collègues, moins de dix mille personnes détiennent une part de richesse totale près de trois fois supérieure à celle des 50 % de la population les plus pauvres. Avec un total actuel de 271 milliardaires en dollars (dont 94 sont apparus au cours de la seule année 2023), l’Inde se classe désormais derrière la Chine et les États-Unis pour ce qui est de la taille de sa classe de milliardaires.
Sur le plan social, la division en castes reste un problème majeur pour le BJP et l’Hindutva. Ils ont cherché à améliorer la situation culturelle des membres des castes inférieures par l’absorption, la promotion et la célébration de leurs divinités et de leurs rituels dans le cadre d’une conception plus souple et plus ouverte, mais toujours brahmanique, de l’hindouisme. Cette approche a donné quelques résultats, mais pas suffisamment.
Pour ceux qui se situent au-dessous des castes supérieures, les préoccupations matérielles élémentaires les amèneront à privilégier leur loyauté à l’égard de leur caste restreinte au détriment de leur appartenance religieuse plus large.
Certaines sections des Dalits, des « Autres classes défavorisées » (ou castes moyennes) et des tribus se sont ralliées au BJP et y sont restées fidèles. Mais d’autres sont tout à fait prêts à changer d’allégeance politique et électorale s’ils pensent que cela leur sera bénéfique à l’échelle locale et régionale. C’est ce qui explique pourquoi le SP a pu obtenir de si bons résultats dans l’Uttar Pradesh.
Pour ceux qui se situent au-dessous des castes supérieures, les préoccupations matérielles élémentaires les amèneront à privilégier leur loyauté à l’égard de leur caste restreinte au détriment de leur appartenance religieuse plus large.
Ces considérations favorisent également des formes de collaboration politico-électorale non avouées et fondées sur l’appartenance de classe. Car en dernière instance, il y a un chevauchement entre appartenance à des castes inférieures et appartenance à des classes inférieures.
En outre, les musulmans votent en bloc pour les partis d’opposition dont ils estiment qu’ils seront les plus à même de contrer le BJP. Ce dernier reçoit le soutien le plus solide de la part des castes supérieures, ce qui s’est encore produit lors des élections de cette année. Le problème inhérent au BJP est de savoir jusqu’où il peut aller pour préserver la confiance des castes supérieures tout en étendant et en stabilisant durablement son niveau d’influence parmi les castes inférieures.
Diversité fédérale
Pour ce qui est de la dimension fédérale, nous venons d’assister à une démonstration décisive de son importance. La taille de l’Inde, la diversité des parcours historiques que ses espaces géographiques ont connus ainsi que la multiplicité de ses ethnies, de ses langues, de ses cultures et de ses sociétés, font que les formations politiques régionales continueront à être influentes.
En ce qui concerne la dimension fédérale, nous venons d’assister à une démonstration décisive de son importance. La taille de l’Inde, la diversité des parcours historiques que ses espaces géographiques ont connus ainsi que la multiplicité de ses ethnies, de ses langues, de ses cultures et de ses sociétés, font que les formations politiques régionales continueront à être influentes.
Le BJP a pour projet à plus long terme d’éliminer ou de se subordonner tous ses concurrents électoraux, l’INC et la gauche traditionnelle étant les cibles les plus clairement identifiées, puisqu’elles ne s’aligneront évidemment jamais sur lui. Au cours des dernières décennies, le BJP a semblé atteindre son objectif en devenant la force dominante dans un nombre toujours plus grand d’États.
De nombreux partis régionaux qui collaboraient avec Modi se sont vus affaiblis à mesure que le BJP cannibalisait leur base sociale et électorale, ainsi que par les défections massives d’un grand nombre de leurs anciens dirigeants au profit d’un parti plus puissant (et beaucoup plus riche). Ces partis ont compris que leur existence même en tant que forces régionales d’un poids significatif exigeait qu’ils ne succombent pas sous l’étreinte du BJP. C’est cette préoccupation, plutôt que de sérieuses divergences idéologiques ou politiques, qui constitue la principale source de pression qui les maintient à l’écart du BJP.
En coopérant avec ces partis et en leur concédant un statut privilégié dans les États où ils étaient les plus forts, l’INC y a gagné sur tous les plans. Le CNI a concouru dans beaucoup moins de circonscriptions que lors de l’élection précédente et n’a augmenté sa part de voix que dans une faible mesure, mais a vu son nombre de sièges augmenter considérablement, passant de cinquante-deux en 2019 à cent aujourd’hui.
L’INC sera désormais à la tête de l’opposition au Parlement, où le BJP aura plus de mal à faire passer toutes les lois et mesures qu’il souhaiterait. Il ne peut plus bousculer les procédures parlementaires normales comme il le faisait auparavant.
Que se passera-t-il ensuite ?
En matière de politique étrangère, le BJP continuera à décider de l’orientation à prendre, laissons donc ce sujet de côté. C’est sur la scène intérieure qu’il importe d’être vigilant. Modi doit consolider le NDA, ce qui implique de donner des postes ministériels importants au JD(U) et au TDP, même si le BJP conservera les quatre principaux ministères : défense, affaires intérieures, finances et affaires extérieures.
Les relations avec les alliés régionaux du BJP s’avéreront délicates à gérer lorsqu’ils feront pression pour que le gouvernement central accorde certaines faveurs spéciales aux États du Bihar et de l’Andhra Pradesh. Cela ne sera pas sans susciter une certaine contestation, car les gouvernements d’autres États composés de partis alignés sur le bloc INDIA (ou même sur le NDA) n’apprécieront pas cette partialité.
Modi aura plus de mal à convaincre et à diviser les partis d’opposition par des défections massives.
Pour sa part, le bloc INDIA cherchera à rester uni, ce qui s’avérera également difficile. La principale force qui réunit l’alliance a été et reste l’hostilité à l’égard du BJP. Mais cette hostilité est un facteur d’adhésion plus puissant lorsqu’il s’agit de préparer des élections qu’aux lendemains des scrutins.
Alors que le poids du BJP au sein du NDA est d’environ quatre cinquièmes, celui du CNI au sein du bloc INDIA est d’environ deux cinquièmes. Il n’a pas non plus accès aux ressources du gouvernement pour exercer des pressions. Aucun parti d’opposition ne pourra jamais égaler les finances du BJP, seul ou en combinaison avec d’autres.
Modi aura plus de mal à convaincre ou à diviser les partis d’opposition en provoquant des défections à grande échelle. Mais il peut se borner à conclure des accords en coulisse avec des partis régionaux pour empêcher l’alliance de l’opposition de mettre sur pied le type de résistance unie à ses orientations qui serait nécessaire.
Trois élections législatives importantes doivent avoir lieu cette année, dans le Maharashtra et l’Haryana - deux États où le BJP a obtenu de mauvais résultats - ainsi que dans le Jharkhand, où il a fait bonne figure. En fonction des résultats définitifs, l’unité de l’un ou l’autre bloc s’en trouvera fortement renforcée.
Les six mois à un an à venir seront très importants. Il y aura des confrontations politiques dont l’ampleur, la profondeur et les résultats finaux ne peuvent être prédits avec certitude aujourd’hui. Une autre dynamique sera également à l’œuvre.
Modi est une personnalité extrêmement autocratique qui n’a jamais montré (ou eu à montrer) de capacités à gérer une coalition ou à faire des compromis, même sur des questions intérieures. Lorsqu’il était ministre en chef du Gujarat, où le BJP régnait en maître, il pouvait gouverner sans contestation. En tant que premier ministre de l’Inde, il ne s’est pas sérieusement préoccupé des autres partis du NDA puisqu’il disposait d’une majorité absolue.
Modi est une personnalité extrêmement autocratique qui n’a jamais montré (ou eu à montrer) de capacités à gérer une coalition ou à faire des compromis.
De plus, bien qu’il soit d’un attachement sans faille au projet Hindutva, il s’est toujours placé personnellement au-dessus du RSS en tant qu’organisation, bien qu’il s’agisse de l’organe de tutelle de l’ensemble du réseau d’organisations qui composent le Sangh Parivar, y compris le BJP. Modi a délibérément cherché à faire en sorte que la haute direction du RSS soit toujours plus redevable et subordonnée à lui-même et à son second, le ministre de l’intérieur Amit Shah, qui a également ses propres ambitions.
Il y aura désormais davantage de dissensions et de tensions entre le RSS et le BJP, ainsi qu’au sein du BJP lui-même entre ceux qui sont de fervents fidèles de Modi et ceux qui ne le sont pas. Il reste à voir quels seront les conséquences à long terme de ces diverses interactions au sein du BJP et du NDA, ainsi que les effets de va-et-vient des contestations dans l’arène politique au sens large.
L’agenda de l’hindutva
Quelles mesures pouvons-nous donc attendre du gouvernement à court et à moyen terme, et à quel degré d’agressivité ? Quelles initiatives envisagera-t-il de lancer avec plus de précautions, ou de poursuivre à un rythme plus lent, ou peut-être de suspendre jusqu’à ce qu’il considère que les circonstances soient plus favorables ?
Nous pouvons résumer les objectifs qui guident le projet Hindutva du BJP de la manière suivante :
1) Éliminer et assujettir tous les concurrents électoraux
2) Évider les structures de la démocratie et du fédéralisme
3) Restreindre l’espace et la volonté de dissidence
4) homogénéiser idéologiquement les médias et le système éducatif pour faire du nationalisme hindou le fondement même du sens commun de l’opinion publique
5) Terroriser et ghettoïser les musulmans et en faire des citoyens de seconde zone et politiquement soumis.
Le premier objectif a maintenant subi un sérieux revers. Cela signifie naturellement qu’il sera plus difficile pour le BJP de vider le fédéralisme indien de sa substance au-delà de ce qu’il a réalisé jusqu’à présent.
D’autres ambitions du BJP sont également sérieusement bloquées. Avec un nombre insuffisant de députés à sa disposition dans les deux chambres parlementaires, il est peu probable que le gouvernement de Modi parvienne durant cette législature à réaliser son projet « Une nation, un scrutin » qui impliquerait la tenue simultanée d’élections au niveau central et au niveau des assemblées d’État.
Le BJP a sérieusement ébranlé le système de contrôle et d’équilibre qui repose sur les pouvoirs relativement indépendants des différentes structures et appareils de l’État indien.
Le recensement, longtemps retardé, doit avoir lieu. Mais le projet de mise en place simultanée d’un registre national de la population (RNP) pour collecter des données personnelles détaillées se heurtera à davantage de résistance. Le RNP, une fois achevé, est censé déboucher sur la création d’un registre national des citoyens (RNC). Celui-ci vise essentiellement à créer une catégorie de « citoyens douteux » qui ne disposent pas de documents suffisants pour établir leur statut, et dont une très grande proportion serait certainement musulmane.
Une autre procédure de décision déterminerait alors qui sont les « illégaux », qui seraient privés du droit de vote et placés dans des camps d’internement de longue durée où ils pourraient être soumis au travail forcé. Le travail de préparation de toute cette structure, y compris les premières étapes de la construction de plusieurs camps d’internement, a déjà commencé au cours de la législature précédente. Mais ce processus sera très probablement ralenti ou retardé pendant un certain temps, compte tenu de l’opposition de nombreux gouvernements d’États non-BJP, qui sera renforcée à la suite des élections.
En ce qui concerne le processus destiné à vider de leur substance les institutions clés de la démocratie, le BJP a, au cours des dix dernières années, gravement ébranlé le système de contrôle et d’équilibre qui repose sur les pouvoirs relativement indépendants des diverses structures et appareils de l’État indien. Il a réussi à asservir la Cour suprême, la Commission électorale (qui s’est comportée de manière honteusement partisane au cours de ces élections) et les échelons les plus élevés de la bureaucratie des administrations centrales.
La plupart des partis régionaux, dont le champ de préoccupation est géographiquement plus restreint, n’ont pas sérieusement dénoncé ce qui se passait sur ces fronts au début de ce processus. Avec plus ou moins d’enthousiasme, le CNI et d’autres partis ont accepté (et ne contesteront pas) les changements inconstitutionnels qui ont radicalement transformé la politique indienne.
Ces changements sont l’annulation de l’article 370 sur le statut du Cachemire, le verdict de la Cour suprême approuvant la destruction du Babri Masjid et son remplacement par le Ram Mandir, et la loi d’amendement de la législation sur la citoyenneté qui, pour la première fois, a introduit le principe de la discrimination religieuse ( envers les musulmans) dans une loi relative à la citoyenneté.
Conformité idéologique
En ce qui concerne le troisième point de l’agenda de l’Hindutva, il y a eu une politisation systématique de la police et des autres organismes chargés de la sécurité et des enquêtes. Le gouvernement les a utilisés pour s’en prendre à ses opposants, qu’il s’agisse de dirigeants de partis, d’organisations de la société civile, de groupes critiques à l’égard des politiques gouvernementales ou d’individus contestataires.
De nouvelles lois pénales qui feront de l’Inde un État de plus en plus policier entreront en vigueur à partir du mois de juillet.
Il n’y a aucune raison particulière pour que ce processus ne se poursuive pas. De nouvelles lois pénales qui feront de l’Inde un État de plus en plus policier entreront en vigueur à partir de juillet. Les nouveaux partenaires du BJP ne s’opposeront pas à ces lois. Nous allons voir si le bloc INDIA, dirigé par le CNI, essaiera de mettre en place des mobilisations de masse et une résistance publique à ces lois.
Les médias, à l’exception de ceux qui sont directement détenus et contrôlés par le gouvernement, se caractérisent par la domination de quelques très grands groupes, chacun d’entre eux détenant de nombreuses chaînes de télévision et d’importants organes de presse. Les grands acteurs de ce secteur sont proches du gouvernement Modi pour des raisons financières et autres. Dans le même temps, les petits propriétaires capitalistes de la presse écrite et électronique se sont aperçus de l’importance que revêtait pour eux la publicité gouvernementale. Les partis régionaux veulent contrôler les médias régionaux et leurs propriétaires, mais que peuvent-ils leur offrir ?
Lorsqu’il a été question de transformer les programmes scolaires et universitaires en fonction des préceptes de l’hindutva, ce sont les syndicats d’étudiants et d’enseignants de gauche qui ont été en première ligne de la résistance. En raison de leur positionnement en faveur d’une hindutva douce, les syndicats dirigés par le CNI se sont montrés beaucoup plus faibles et plus ponctuels dans leur résistance à de telles mesures. Les campus universitaires, à quelques rares exceptions près, ne comptent aucun groupe d’étudiants dalits d’une certaine importance et d’une certaine influence.
Au niveau national, les fédérations d’étudiants et d’enseignants contrôlées par le RSS et le BJP sont de loin les plus importantes et les plus fortes. Le fait que le nouveau gouvernement soit constitué par une coalition n’aura pas vraiment d’incidence sur l’orientation de la politique actuelle en matière d’éducation.
Minorités religieuses
Depuis que Modi est devenu premier ministre, le BJP a évité les attaques à grande échelle contre les musulmans ou les chrétiens. L’exception à cette règle se trouve dans l’État du Manipur, au nord-est du pays, où tant l’État que le gouvernement central ont soutenu les agressions physiques violentes des groupes tribaux Meitei hindous et non chrétiens contre la population tribale des collines Kuki-Zo, majoritairement chrétienne.
Ces violences sont motivées par la volonté de s’approprier davantage de terrains sur les collines pour y construire des logements et des fermes et pour en exploiter les richesses forestières et minérales. Cependant, ces tribus ont des liens avec les États voisins à majorité chrétienne ainsi que de l’autre côté de la frontière au Myanmar, et elles ne se sont pas laissé faire, ce qui a créé une sorte d’impasse politique.
Les violences à grande échelle contre les musulmans dans les États gouvernés par le BJP ont été largement remplacées par des violences et des harcèlements routiniers à petite échelle contre les musulmans.
Il n’est pas surprenant que l’INC ait remporté les deux circonscriptions de la Lok Sabha dans cette région. La question du Manipur devra être résolue d’une manière ou d’une autre, que ce soit par une répression de masse réussie ou par des concessions et des compromis de la part du centre.
La violence à grande échelle contre les musulmans dans les États gouvernés par le BJP a été largement remplacée par une violence et un harcèlement routiniers à petite échelle, qui atteignent parfois une intensité un peu plus marquée. Les autorités interviennent alors pour rétablir un calme précaire, en prenant des mesures qui visent davantage à satisfaire les bandes responsables qu’à protéger les victimes. Ce schéma crée un climat général de peur perpétuelle chez les musulmans du lieu, ce qui contribue à les maintenir sous un contrôle plus étroit. Les organisations du Sangh continueront à suivre ce chemin bien tracé.
Cependant, le vote en bloc des musulmans contre le BJP a eu un impact réel sur les résultats du scrutin. Le BJP est prêt à s’aliéner définitivement les musulmans et à renoncer à solliciter leurs voix ; en fait, le cœur de son idéologie le veut ainsi. Toutefois, ce n’est pas ainsi que se positionnent ses nouveaux partenaires régionaux.
Ce n’est pas non plus la position des partis du bloc INDIA, qui tenteront d’équilibrer « l’hindutva douce » par des promesses de protection et de soutien aux musulmans. Le nouveau rapport de forces entre le BJP et l’opposition apportera un léger soulagement à la communauté musulmane, même dans les États situés au cœur de l’hindouisme.
Résistance populaire
Le facteur clé qui peut le plus menacer l’hégémonie actuelle du Sangh et l’équilibre politique du BJP est encore insaisissable. Quelle sera l’ampleur de la résistance populaire indépendante contre le nouveau gouvernement ?
« Une des assurances qu’il y aura un fort mécontentement et des explosions sociales est l’état de l’économie indienne. »
On pourrait dire « autonome » parce que les partis d’opposition, qui sont par ailleurs divisés en fonction de leurs préoccupations sectorielles et de leurs ambitions politiques, auront beaucoup de mal à rester à l’écart de campagnes de protestation qui ne seraient pas l’œuvre d’un parti en particulier et qui ne pourraient pas être rejetées et calomniées comme telles par le gouvernement dirigé par le BJP. Ces flambées se produiront-elles plus fréquemment et à plus grande échelle ?
L’état de l’économie indienne est une garantie que le mécontentement public et les explosions seront importants. Même si Modi est susceptible de fournir davantage d’aides, les déficiences structurelles demeureront. Si le résultat du scrutin avait donné la majorité au BJP, celui-ci aurait entrepris de mettre en œuvre les mesures que le mouvement des agriculteurs de 2011 avait bloquées, mais cette fois-ci de manière plus graduelle et au coup par coup.
Il faudrait ainsi encourager la diversification des propriétés foncières afin de permettre une contractualisation et une industrialisation accrues de la production agricole, de la transformation et de la vente au détail. Il sera désormais plus difficile d’imposer de tels changements, certainement à court et à moyen terme.
Ce plan ne pouvait en aucun cas résoudre le principal problème de l’économie indienne, à savoir le dilemme d’un secteur agricole qui représente 14 % du PIB mais constitue la principale source de revenus de plus de la moitié de la main-d’œuvre totale. On ne voit pas comment une réforme capitaliste pourrait résoudre ce problème. L’Inde reste le pays qui compte le plus grand nombre absolu de citoyens sous-alimentés et mal nourris.
Sur le front de la démocratie, qui est d’une importance capitale, nous pouvons trouver un peu d’optimisme dans le fait que la « marche en avant » des forces de l’Hindutva a perdu son caractère inévitable antérieur. Si l’ombre politique que font peser l’intimidation et la peur du harcèlement juridique et des sanctions sur ceux qui veulent s’opposer au gouvernement Modi n’a en aucun cas disparu, elle s’est néanmoins éclaircie.
La dérive autoritaire constante vers l’érosion progressive des libertés civiles a été temporairement stoppée. Il existe désormais une possibilité d’élargir l’espace libéral-démocratique qui peut et doit être saisie. Plus vite cet élan sera créé, meilleures seront les chances de renforcer progressivement la capacité de résistance de la société civile indienne face à son ennemi d’extrême droite le plus dangereux, le Sangh Parivar.
ACHIN VANAIK