Face à nous, le mur de la haine. Nous aurions pu citer Hannah Arendt, Bertolt Brecht ou Aimé Césaire. Mais il n’est plus temps de faire parler les morts, juste l’heure de réveiller les vivants. Dans neuf jours, l’extrême droite, en tête dans 95 % des communes aux élections européennes, pourrait accéder au pouvoir en France pour la première fois depuis le régime de Vichy instauré en 1940.
Nous en sommes là, nous, citoyennes et citoyens, violentés par la décision irresponsable et dangereuse d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, à vif mais conscients, face à ce risque tellement redouté, tellement repoussé depuis 2002, mais plus que jamais d’actualité.
Nous en sommes là, pleins d’effroi mais aussi d’espoir. Car, pour la première fois depuis la fin des années 1990 et la cohabitation de la gauche plurielle, nous avons l’occasion de nous rendre aux urnes non seulement pour éviter le pire, mais aussi pour ouvrir des perspectives sociales, antiracistes, féministes, démocratiques et soutenables pour la planète, grâce à l’union des gauches et des écologistes, aussi inespérée qu’attendue, et à son programme assumé de « rupture ».
À l’issue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, le Rassemblement national (RN), en cas de majorité à l’Assemblée nationale, pourrait former un gouvernement. Et présider à la destinée de nos vies en menant des politiques défigurant notre quotidien, notre rapport à l’État et nos relations sociales. C’est d’une catastrophe collective et intime qu’il est question, et de notre capacité de l’empêcher.
Manifestation contre l’extrême droite sur la place de la République à Paris, le 11 juin 2024. © Photo Hugo Aymar / Haytham / REA
Dans un pays où l’État centralise (presque) tous les pouvoirs, il peut être le garant et le cadre protecteur dont nous avons besoin. Mis entre de mauvaises mains, nous sommes à sa merci. Il a droit de vie ou de mort sur nous. Les migrant·es bloqué·es, voire tué·es, à nos frontières le savent. Les personnes étrangères empêchées de renouveler leurs papiers le savent. Les familles paupérisées stoppées aux portes des hébergements d’urgence le savent. Les jeunes racisé·es ciblé·es pour un refus d’obtempérer le savent. Les minorités de genre entravées dans la reconnaissance de leur identité le savent.
En cas d’accès au pouvoir du RN, l’inégalité régirait nos vies dans un « universalisme » des discriminations. Nous qui avons été biberonné·es aux « liberté, égalité, fraternité », nous subirions une contre-révolution. En donnant à voir le vrai visage du RN, Mediapart n’a cessé de le chroniquer : ce parti fondé par des néofascistes et des collabos en 1972 n’a jamais renoncé à sa matrice idéologique réactionnaire, en rupture totale avec le principe d’égalité de tous et toutes devant la loi, inscrit dans l’article premier de la Constitution, et autour duquel notre pays s’est construit depuis la Révolution de 1789.
Contre la « banalisation » de ses idées et la « normalisation » de son apparence, Mediapart a documenté la manière dont le parti a tenté d’occulter son histoire antisémite pour mieux revendiquer ses positions xénophobes, racistes et islamophobes, et dont il s’est toujours positionné, par ses votes, du côté de la régression des droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.
L’inégalité entre les êtres promue par l’extrême droite n’est pas que raciale. Elle s’étend « naturellement » aux questions sociales. Les efforts électoralistes du RN envers les classes populaires sont un leurre. Car, en la matière, il n’y a pas d’exception culturelle française : ce parti, comme l’extrême droite mondialisée, est fondamentalement au service des intérêts de quelques rares privilégiés blancs. Son programme économique néolibéral comme ses votes à l’Assemblée nationale et au Parlement européen l’attestent : préférées au financement de l’État social, droit à la retraite à 62 ans inclus, les baisses des cotisations patronales sont financées par les discriminations, autrement dit par l’inégalité, et la répression.
Nous avons peine à réaliser que le pire pourrait advenir tant ce renversement de paradigme serait contraire à notre histoire et à nos valeurs, celles que l’on apprend dès l’enfance et dans lesquelles on projette notre avenir.
Nous ne sommes pas prêt·es à ce que les enfants voient leurs camarades étrangers et étrangères rejeté·es de l’école, étudient une histoire de France revue et corrigée, abordent l’écologie au travers de manuels climatosceptiques. Nous ne sommes pas prêt·es à mettre notre sécurité entre les mains d’une police déjà gangrenée par le racisme et la xénophobie, à faire confiance à des procureurs aux ordres, à supporter l’exclusion des binationaux d’une partie des emplois publics. Ni à entendre des milices néofascistes homophobes débiter des slogans nazis sous nos fenêtres.
Nous ne sommes pas prêt·es à accepter la privatisation de l’offre de soin au risque d’entraîner une surmortalité des malades, à regarder tomber dans la misère des centaines de milliers de familles écartées des droits sociaux, à abandonner les personnes racisées au sort de réprouvés et à refuser l’asile à des réfugié·es fuyant la guerre ou l’extrême précarité.
Nous ne sommes pas prêt·es à renoncer à nos libertés, d’informer, de manifester, de créer, menacées d’étouffement démocratique. Nous ne sommes pas prêt·es à nous priver des voix plurielles de l’audiovisuel public, que le RN a annoncé vouloir privatiser. Nous ne sommes pas prêt·es à laisser notre politique internationale, de l’Ukraine à Gaza, influencée par une extrême droite insensible au droit international.
Nous ne sommes pas prêt·es à affronter la honte de nos vies brisées. Et nous ne le serons jamais.
La responsabilité macroniste
Plutôt que de nous protéger de ce danger imminent, Emmanuel Macron nous y expose brutalement, après n’avoir cessé de légitimer le RN au lieu de le combattre. La déchéance est telle ces derniers jours que ses propos se dissolvent dans la rhétorique la plus xénophobe et transphobe, comme sur l’île de Sein (Finistère), à l’occasion de l’appel du 18 juin 1940.
De reniement en reniement, le barrage imaginaire a fait long feu. En sept ans, la présidence s’est transformée en courroie de transmission, jusqu’à reprendre les mesures symboliques de la « préférence nationale », dans le projet de loi sur l’immigration (rejetée par le Conseil constitutionnel), et de la fin du droit du sol, appliquée à Mayotte.
Les digues ont sauté les unes après les autres pour des raisons de bas calculs électoraux : convaincu que son camp ne pouvait gagner que contre le RN, Emmanuel Macron n’a cessé d’installer ce face-à-face en s’efforçant, dans une triangulation inepte, de récupérer les voix de son supposé adversaire en copiant d’abord ses mots et son imaginaire, puis ses politiques, sans jamais répondre sur le fond à la colère sociale qui s’exprime depuis la mobilisation des « gilets jaunes ».
Non seulement sa stratégie n’a pas fonctionné, mais elle a été contre-productive. Au-delà des ouvriers qualifiés et des petites classes moyennes inquiètes du déclassement, la bascule se joue dans les hautes sphères du pouvoir. Encouragée par l’indigne appel d’Emmanuel Macron à lutter contre « les extrêmes », une certaine bourgeoisie en vient à reprendre le « plutôt Hitler que Blum » dénoncé par le philosophe catholique Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit, au lendemain des accords de Munich ayant scellé une paix honteuse avec l’Allemagne nazie.
Déjà en 1938 transparaissait ce qui se traduit presque un siècle plus tard par l’empressement d’une élite économique prétendument libérale à marchander, au cas où, avec le RN, afin d’« améliorer » son programme. Ce cynisme fait froid dans le dos, car, contrairement à la petite musique, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir ne serait pas un simple mauvais moment à passer ou un moindre mal permettant de révéler l’inconsistance de ses représentant·es. Elle démolirait la société et, pour cette raison, empêcherait tout retour en arrière avant longtemps.
L’appel de la société civile
Face à ce double front réactionnaire, Mediapart se retrouve aujourd’hui dans la mobilisation sociale et citoyenne en cours, qui, en écho aux luttes antifascistes des années 1930, appelle à se réunir pour barrer la route à l’extrême droite et à ses idées, quels qu’en soient les colporteurs.
Indépendant de tous les pouvoirs, notre journal est du côté de la société et de ses droits fondamentaux, qui préexistent aux institutions politiques et dont l’exercice conditionne la vitalité démocratique. Nous ne sommes d’aucun camp, si ce n’est celui du droit de savoir. Notre mission d’intérêt public est de produire des faits et du sens. Pour ce faire, et en toute transparence et honnêteté, Mediapart est un journal qui affirme d’où il parle. Nous réfutons l’idée d’une quelconque neutralité, qui n’est jamais qu’un équilibre trompeur entre des positions situées, et assumons les valeurs progressistes et émancipatrices qui sont les nôtres, dont le socle est l’égalité de tous les êtres humains, sans distinction de condition, d’origine, de culture, d’appartenance ou de genre.
C’est pourquoi, refusant de laisser la dynamique de la mobilisation aux partis, et face à l’urgence de la situation, nous avons été, avec d’autres, à l’initiative d’une tribune appelant les médias à faire front commun contre l’extrême droite et co-organisé, jeudi 27 juin, un grand événement public place de la République à Paris rassemblant la société civile mobilisée pour la défense de nos libertés.
Alors que le RN a mis à son service la galaxie des médias Bolloré, faisant disparaître à coups de fausses nouvelles et de propagande la frontière entre le vrai et le faux, nous regrettons la manière dont certains confrères paraissent s’acclimater à ce climat de haine.
À notre place, comme journal, nous considérons qu’informer sur ces menaces fait partie de notre utilité publique et que, dans les périodes sinistres de l’histoire, les engagements collectifs sont indispensables pour peser avant qu’il ne soit trop tard.
L’élan des gauches unies
En écho à la stupéfaction de la société (bien moins droitisée que les seuls électeurs et électrices, comme le rappelle le politiste Vincent Tiberj), les partis de gauche et les écologistes, dans leur pluralité, ont moins tergiversé qu’à l’accoutumée. Pourtant endoloris par une campagne européenne marquée par les invectives, ils se sont rassemblés dès le lendemain de l’annonce funeste, suscitant même une légère euphorie chez leurs électrices et les électeurs assommés par la nouvelle de la dissolution.
Mettant leurs rancœurs au placard, les chef·fes de file de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS), de Place Publique, du Parti communiste et des Écologistes, réunis en un Nouveau Front populaire (NFP), ont pris à bras-le-corps la plaie démocratique ouverte par la victoire du RN, en se mettant d’accord sur un projet visant à répondre à la casse sociale et à déconstruire, bien que dans la douleur, la mécanique des préjugés racistes.
Les représentants du Nouveau Front populaire à Paris le 14 juin 2024. © Photo Serge Tenani / Hans Lucas via AFP
En rupture avec les politiques menées depuis plus de vingt ans, les mesures économiques présentées, soutenues jusqu’au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), prévoient de suspendre l’application des réformes antisociales, de récupérer de l’argent sur le patrimoine pour redonner du pouvoir de vie aux ménages, tout en envisageant des pistes pour financer les services publics en répartissant mieux les richesses.
À l’inverse de la pente actuelle, elles placent l’égalité et la solidarité au centre. Et si leur coût est décrié, il faut rappeler que les pauvres n’y sont pour rien : la dette découle des politiques néolibérales menées, y compris sous la présidence de François Hollande, au profit des plus fortunés et des multinationales.
Face aux critiques, plusieurs économistes comme Esther Duflo, Gabriel Zucman, Thomas Piketty, Julia Cagé et Cédric Durand se relaient pour répéter que le programme économique du NFP est à la fois « crédible » et « finançable ». « La bonne question n’est pas celle du “sérieux” – la politique actuelle à maints égards n’est pas sérieuse, ni socialement, ni économiquement, ni budgétairement –, mais de savoir quel cap de politique économique nous choisissons pour faire face aux incertitudes et répondre aux questions écologiques et sociales qui se posent. Car oui, il y a le choix », écrit Michaël Zemmour, dans une tribune publiée par Alternatives économiques.
Malgré son élan, la dynamique est lestée par les ombres perturbatrices que font peser sur la campagne François Hollande et Jean-Luc Mélenchon. Comme l’a écrit Stéphane Alliès dans nos colonnes, « ils incarnent, chacun à sa façon et dans son style, l’errance de la gauche bloquée et fracturée des années 2000-2020 ». « Vingt ans qu’ils entravent toute initiative de renouvellement, en figures tutélaires d’une gauche qui perd même quand elle gagne », ajoute-t-il.
Alors qu’ils avaient annoncé leur retraite, l’ancien président de la République, promoteur de la déchéance de nationalité et de lois trahissant les catégories populaires, se présente aux législatives, tandis que l’ancien patron de LFI, qui a su conquérir les esprits en résistant à la dérive libérale de la gauche, désespère par son sectarisme, son aversion pour toute démocratie interne et ses fautes sur l’antisémitisme.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, cette force des gauches et des écologistes, soutenue par divers syndicats, associations et collectifs de la société civile, est la seule à même de contrer idéologiquement et électoralement l’extrême droite. Compte tenu de leur bilan, les macronistes n’ont plus ni la légitimité, ni même le poids nécessaire.
Il est certain que cette coalition ne règlerait pas tous les problèmes, en raison des lignes de fracture qui la traversent sur les enjeux internationaux et écologiques, notamment l’Ukraine et le nucléaire, et de ses insuffisances, par exemple sur l’impensé colonial et les enjeux institutionnels.
Mais, après plus de deux décennies de détérioration, elle est en mesure de donner de l’air aux défenseurs et défenseuses des libertés publiques et des droits fondamentaux, en luttant contre les inégalités et les discriminations et en permettant des avancées en matière de redistribution, de justice écologique et d’approfondissement démocratique.
Une fois le danger fasciste écarté, rien n’empêcherait, en cas de victoire, de lui rappeler ses engagements, de critiquer ses atermoiements, voire ses renoncements, et de se mobiliser. L’histoire du Front populaire ne se termine pas le 3 mai 1936, au soir du second tour, elle se poursuit le 11 mai avec les débrayages ouvriers. Cet exemple illustre rappelle que les conquêtes démocratiques et sociales ont toujours été arrachées d’en bas, par la dynamique des manifestations des premiers et premières concernées, débordant les cadres partisans.
Rien ne nous empêcherait non plus, nous journalistes, de raconter et de révéler, sans complaisance, aussi bien les améliorations que les faux pas, les progrès que les méfaits. Les prises de position de Mediapart ne valent ni adhésion ni soumission. Découlant des réalités que documentent nos informations, elles ne nous ont jamais détourné·es de notre ambition de placer les gouvernant·es face à leurs responsabilités et d’exercer notre regard critique, en toute indépendance, quels que soient les partis au pouvoir.
Avant de se projeter, reste une inconnue majeure de l’équation. Malgré la forte progression du nombre de procurations, l’enjeu de la participation est plus que jamais décisif dans ce scrutin : les gauches rassemblées ne pourront l’emporter qu’à la condition que les abstentionnistes se rendent massivement aux urnes.
La capacité des gauches, lors de cette campagne éclair, d’entendre la défiance profonde et d’y répondre en proposant des mesures fortes et concrètes à même d’améliorer immédiatement la vie des gens peut être déterminante pour convaincre les plus récalcitrant·es. Autre argument, moins audible, mais tout aussi vertueux : une cohabitation avec les partis de gauche offrirait une alternance parlementaire susceptible de casser la toute-puissance d’un président honni, qui s’est enfermé dans la Ve République comme dans une citadelle assiégée.
Aussi, toutes les voix comptent, à la fois pour empêcher le RN de briser nos vies et pour élargir l’horizon de nos droits. Une possibilité historique de rupture s’offre à nous, porteuse de transformation sociale et d’enrichissement démocratique. Saisissons-la, tant qu’il en est encore temps.
Carine Fouteau