Le calendrier décidé en solitaire par Emmanuel Macron rendait de toute façon impossible une véritable campagne, arguments contre arguments, programme contre programme, candidat·es contre candidat·es. Mais l’emballement et la gravité du moment, combinés à une folie médiatique et à une perte de repères politiques, mettent chaque jour davantage les cerveaux en surchauffe et les intimités en tension.
Bien sûr, l’élément déterminant de l’angoisse, de l’inquiétude, du stress, voire des sentiments dépressifs que l’on perçoit aujourd’hui chez celles et ceux qui ne partagent pas les convictions de l’extrême droite, est lié à la perspective de voir celle-ci accéder au pouvoir pour la première fois dans l’existence de la Ve République française.
Une perspective qui se double de l’incertitude sur ce que seront, en cas de victoire, les écarts entre ce que le Rassemblement national (RN) annonce, ce qu’il pense réellement mettre en œuvre, et ce qu’il lui sera véritablement possible de faire. Même s’il est d’ores et déjà certain qu’il brisera des parcours de vie, fragilisera les institutions et aiguisera les tensions de la société, notamment en laissant libre cours aux différentes expressions du racisme.
Mais si cette élection met autant les nerfs à rude épreuve, c’est aussi parce qu’il faut remonter loin dans le temps pour se trouver face à un scrutin dont on perçoit à la fois qu’il va changer les vies en profondeur et qu’il se déroule dans un espace public brouillé et chauffé à blanc. Avec des prises de parole indignes et dangereuses, en provenance non seulement d’adversaires politiques identifiés comme tels, mais aussi d’institutions, d’organisations ou de médias ayant perdu toute boussole.
© Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Le sentiment que certains cadres organisateurs de l’espace public et de la conflictualité politique à l’intérieur des institutions de la République ont volé en éclats laisse désemparé·es celles et ceux qui voient non seulement venir le choc, mais aussi s’évanouir les repères et remparts sur lesquels il serait possible de s’appuyer.
Les élections n’ont jamais été des moments neutres et ont toujours concrètement pesé sur les vies quotidiennes. L’attente de leurs résultats a donc été un motif régulier de stress ou d’espérance. Mais le fait que les scrutins, ces dernières décennies, se soient réduits à une forme d’alternance et non d’alternative, a contribué à un désintérêt croissant pour les urnes, en premier lieu parmi des classes populaires n’attendant plus de leurs gouvernants qu’ils changent leur vie, sinon en pire.
Un rapport physique ou « esthétique » à la politique
Dans Qui a tué mon père (Le Seuil, 2018), l’écrivain Édouard Louis opposait toutefois sur ce plan les classes moyennes et supérieures pour lesquelles la politique institutionnelle ne serait qu’affaire d’« esthétique », relativement abstraite, et des mondes populaires dont les corps étaient directement atteints par la politique.
Il s’adressait ainsi en ces termes à son père : « Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire des personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. »
L’écrivain rappelait que 5 euros en moins d’APL, moqués par Emmanuel Macron comme le « summum de la lutte » par celles et ceux qui s’y opposaient, pouvait enlever aux ouvriers « le pain de la bouche » ; qu’avec le retrait d’une prime scolaire de 100 euros, c’était la possibilité « d’aller voir la mer » qui s’évanouissait ; ou qu’une loi facilitant les licenciements bouleversait le destin de toute une famille.
Cette dichotomie entre des mondes pour lesquels la politique serait d’abord esthétique et d’autres pour lesquels elle serait immédiatement physique, ou entre des mondes pour lesquels le résultat d’une élection serait relativement inoffensif et d’autres où il aurait un impact direct, peut être considérée comme trop manichéenne.
Parmi d’autres, le « mariage pour tous » constitue un exemple d’une mesure dépendante d’un résultat électoral précis ayant concerné très directement l’intimité de personnes appartenant à différentes parties de la société.
Il n’en reste pas moins que les catégories de la société les plus protégées ou privilégiées vivent sans doute avec une intensité qu’elles avaient pu oublier, pour cette élection-ci, ce qui est le lot habituel des classes populaires : l’idée qu’elles auront un effet sans délai sur leur vie.
Même si le Rassemblement national s’en prendrait d’abord aux minorités et aux plus fragiles, il fait aussi peser des menaces immédiates sur les magistrat·es, les enseignant·es, les journalistes, le monde de la culture… Des univers dont les vies n’ont jamais été étanches aux résultats électoraux, mais qui ont rarement imaginé que leurs mondes pourraient se métamorphoser ou disparaître en quelques semaines seulement.
De façon symétrique, sans que cela soit comparable, les ultrariches d’abord, les détenteurs et détentrices de capital et de patrimoine importants ensuite, et plus généralement les 8 % de la population les plus privilégié·es du pays, celles et ceux qui gagnent plus de 4 000 euros par mois, peuvent escompter des changements réels si le Nouveau Front populaire (NFP) l’emporte. Moins dans leur mode de vie, qui restera aisé, ou dans leurs métiers, qui ne risquent pas d’être affectés en profondeur, que dans leur habitude d’être les bénéficiaires en dernier ressort des politiques menées depuis des décennies.
Cette acuité plus répandue au fait que les vies – même si ce n’est pas avec les mêmes temporalités et si certaines catégories sont beaucoup plus exposées que d’autres – dépendent très matériellement des scrutins des dimanche 30 juin et 7 juillet ne suffirait sans doute pas à expliquer l’état de tension perceptible aujourd’hui si celui-ci ne s’inscrivait pas dans une réalité politique et médiatique ayant perdu tout repère.
Pertes de repères
Cette situation de désorientation a été amorcée par la tentative de faire tourner ces législatives autour de la seule question, largement piégée à des fins électoralistes, de l’antisémitisme.
Elle s’est poursuivie par la manière dont le camp présidentiel passe son temps à taper sur la gauche pour tenter d’assurer sa survie en renvoyant dos à dos le Nouveau Front populaire et l’extrême droite, et en allant jusqu’à accuser ces camps politiques de mener à la « guerre civile » après avoir attisé toutes les braises possibles à sa disposition.
Elle a été régulièrement réalimentée par les choix d’un gouvernement qui prétend, en façade, avoir des désaccords avec la galaxie Bolloré, mais, à l’instar d’une Aurore Bergé, dont on ose à peine rappeler qu’elle est « ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations », choisit Europe 1 et l’émission de Cyril Hanouna pour affirmer que « le meilleur rempart contre le Nouveau Front populaire, c’est pas le RN, c’est [les macronistes] ». Bref, pour assumer que l’ennemi prioritaire n’est pas la régression promise par l’extrême droite, mais bien la gauche unie pour une société plus juste.
Cette inanité du débat politique et médiatique face à l’ampleur de l’enjeu n’a pas été absente à gauche, notamment, lorsque la seule question semblait être de savoir si, en cas de victoire du NFP, Jean-Luc Mélenchon serait premier ministre ou non, l’intéressé lui-même disant à peu près chaque jour sur le sujet le contraire de ses propos de la veille…
Ces exemples désespérants sont nombreux en seulement quelques jours de campagne. Mais ils s’ajoutent à la vérification ou à la manifestation de bouleversements plus profonds qui ont de quoi affecter un bon sens qui paraît de moins en moins partagé.
On a beau avoir facilement perçu la droitisation de la Licra ces dernières années et la manière dont cette organisation a négligé le « r » de racisme que contient pourtant son acronyme, cela n’a pas le même sens ni le même poids lorsque c’est cette organisation qui entonne la rengaine des extrêmes qui se rejoignent que lorsque c’est le camp présidentiel qui le fait.
Votez contre la peste !
Bernard Lecache, président de la Lica, ancêtre de la Licra, en 1936
Quand les macronistes vont jusqu’à affirmer vouloir « faire barrage » à la gauche, dixit la porte-parole du gouvernement Prisca Thévenot, cela relève certes de l’infamie politique mais néanmoins de la stratégie électorale. Lorsque c’est la Licra qui appelle, dans son éditorial récent, « à combattre de la même manière et aux mêmes fins » le Rassemblement national et La France insoumise, c’est à la fois une faillite morale et une perte de repères inquiétante pour l’ensemble de l’espace public.
Rappelons en effet que dans le comité central de la Lica (Ligue internationale contre l’antisémitisme), ancêtre de la Licra fondée à la fin des années 1920, on trouvait notamment l’intellectuel Victor Basch, qui fut assassiné par la milice en 1944. Et que le fondateur et premier président de la Lica, Bernard Lecache, fut un fervent partisan du Front populaire, lançant cet appel avant les élections législatives du printemps 1936 : « Votez contre la peste ! »
Et militant ensuite pour que Léon Blum soit non seulement président du Conseil, mais également ministre des affaires étrangères. « Au nom des Français du Front Populaire, Léon Blum, vous avez une mission à remplir ! C’est vous qui devez parler aux fascistes. C’est vous qui devez les vaincre », écrit-il dans la revue Le Droit de vivre en mai 1936.
On ne pouvait sans doute pas espérer de la Licra d’aujourd’hui, dirigée par Mario Stasi, une attitude comparable à celle de Bernard Lecache en 1936. Mais est-il pour autant interdit d’exiger un peu de tenue au nom de l’histoire comme de l’avenir ?
De façon similaire, il était sans doute difficile d’attendre grand-chose de « ministres et anciens ministres issus des rangs de la gauche de gouvernement » ralliés à Emmanuel Macron.
Mais vraiment, Nicole Belloubet, Olivier Dussopt, Stanislas Guerini, Roland Lescure, Agnès Pannier-Runacher et Sylvie Retailleau, assumez-vous cette tribune publiée dans Le Monde dans laquelle vous expliquez que « lutter contre l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite est donc aujourd’hui [v]otre priorité », mais que « cette priorité ne doit pas nous faire tomber de Charybde en Scylla » ? Voter Nouveau Front populaire contre le Rassemblement national, est-ce véritablement, selon la définition que le dictionnaire Le Robert donne de l’expression que vous employez, « éviter un danger pour en trouver un autre plus grand encore » ?
Si de telles déclarations ont de quoi faire vriller, ce n’est pas seulement en raison de la colère légitime de celles et ceux qui ont voté Macron au deuxième tour des élections présidentielles de 2017 et 2022 seulement parce qu’il était opposé à Marine Le Pen, et qui auraient pu attendre aujourd’hui au mieux une forme de réciprocité ou, au moins, un minimum de décence.
C’est aussi parce que des propos de ce genre, sans être étonnants, sont inquiétants dans la mesure où ils annoncent que tout un pan de cette bourgeoisie macroniste est, au fond, déjà prêt à composer, voire à travailler avec un gouvernement d’extrême droite si celle-ci était victorieuse le 7 juillet.
Polarisation ou politisation
Ce qui rend fou dans cette législative tient encore à une autre dimension. Les études sociologiques sérieuses démontrent en effet que la société est nettement moins polarisée que ne le montrent les chaînes d’information en continu, mais aussi que ne donnent à voir le naufrage moral du camp macroniste, les propos de Bardella ou la crispation sur (et de) Mélenchon.
Certes, le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) rendu public jeudi 27 juin indique des tendances inquiétantes sur « l’indice de tolérance » des Français·es, mais la xénophobie qui polarise comme jamais le champ politique pour ces élections est décuplée dans l’espace médiatique par rapport à une réalité sociale où les mariages mixtes n’ont jamais été aussi nombreux.
L’inquiétant spectacle politique auquel on assiste depuis quelques jours, où la diabolisation de l’adversaire l’emporte sur le débat politique et où les affects mobilisés par les droites en fusion du macronisme au Rassemblement national sont d’abord les peurs et non les espoirs, remonte à deux sources.
La plus proche tient aux pratiques politiques du pyromane de l’Élysée. La plus lointaine découle d’un scrutin majoritaire à deux tours qui radicalise les stratégies et les positionnements.
Le seul petit soulagement dans ce moment de tension est donc qu’on connaît les premiers remèdes pour sortir de la sidération et de l’angoisse : obliger l’actuel président à une cohabitation avec un gouvernement de gauche et introduire de la proportionnelle dès les prochaines élections.
Joseph Confavreux