Vient de paraître : Dissidences dans la « nouvelle » Inde , le dernier volume d’Alternatives Sud.
En ce printemps 2024, un huitième de la population mondiale s’est rendu aux urnes, faisant de ce scrutin, le plus grand exercice électoral de la planète. Un scrutin aux allures titanesques, qui ne fait toutefois pas de l’Inde « la plus grande démocratie du monde ». Plusieurs organisations internationales tels que V-dem (2023), Freedom House (2023) et Economist Intelligence Unit (2023) soulignent l’érosion démocratique et les dérives autoritaires. L’hindouisation du pays à marche forcée, qui cherche à établir une suprématie de la communauté majoritaire hindoue au détriment du sécularisme et des minorités, en est la première manifestation. La tendance à l’illibéralisme due à la neutralisation des institutions indépendantes et démocratiques, à la mise au pas des principaux contre-pouvoirs et à la répression des oppositions, en constitue la seconde.
BILAN DU GOUVERNEMENT MODI EN MATIÈRE DE DROITS DES FEMMES
le Bharatiya Janata Party (BJP) dirigé par Narendra Modi s’est toujours dit mobilisé en faveur des femmes, déclarant que celles-ci étaient au centre de ses préoccupations. En 2014 déjà, le programme du parti [1] promettait d’œuvrer à l’« empowerment des femmes ». Il insistait sur leur sécurité et leur protection, considérées comme des conditions préalables à leur autonomisation. Le manifeste énumérait des actions à entreprendre pour lutter contre les violences commises à leur égard ainsi que des engagements en matière d’éducation, d’emplois et de participation économique et politique.
Violences de genre et impunité
Au cours de la dernière décennie cependant, les crimes contre les femmes n’ont cessé d’augmenter, alors que les taux atteignaient déjà des niveaux jugés « inacceptables » par le BJP lorsqu’il est monté au gouvernement en 2014. Selon le rapport annuel du National Crime Records Bureau, environ 4,45 millions de crimes contre les femmes ont été enregistrés en 2022 (Frontline, 2023). Une majorité d’entre eux étaient des actes de cruauté commis par des maris ou des proches (31%), des enlèvements de femmes (19%), des agressions et des attentats à la pudeur (19%) et des viols (7%).
La violence sexuelle est traitée avec complaisance en Inde et une culture de l’impunité l’entoure, en dépit des sursauts causés notamment par des mobilisations massives à la suite du viol collectif de Jyoti Singh, en 2012 (Leroy, 2013) et de la vague Me too indienne. Les statistiques officielles sont en outre peu fiables en raison de la sous-déclaration des agressions, mais aussi du fait de pratiques d’enregistrement inadaptées et d’une collusion institutionnelle. Les corps des femmes, en particulier ceux appartenant à des communautés marginalisées, sont la cible d’un continuum de violence, du ventre à la tombe, qui contribue à la perpétuation de la domination masculine et au maintien de hiérarchies fondées sur la caste, la religion, la classe sociale, la parenté, etc. (Alternatives Sud, 2021).
Aujourd’hui avec le « parti du peuple » au pouvoir, comme hier avec d’autres partis, les violences ne reçoivent pas une attention suffisante de la part des autorités. Les forces de police et de sécurité peuvent mêmes être les premières à laisser faire les bourreaux ou à brutaliser les femmes dans la rue ou dans les manifestations pacifiques. L’impunité est encore plus forte dans des régions militarisées telles que le Cachemire, le Manipur ou les États du Nord-Est. Dans ces zones de conflit, l’isolement et le manque de transparence permettent aux agressions sexuelles et aux abus de proliférer.
Les institutions façonnées par l’État concourent à la (re)production d’un ordre symbolique et social. On pourrait s’attendre à ce qu’elles participent de la solution mais elles perpétuent souvent, au contraire, des formes de violence contre les femmes. Les forces de l’ordre, tout comme la justice ne sont pas des organes « neutres », au-dessus des rapports de dominations. Elles y participent. Le système judiciaire indien échoue ainsi à rendre justice aux femmes et témoigne trop souvent d’une forme de complicité des autorités (depuis les chefs de village jusqu’au sommet de l’État) avec les auteurs de violences sexistes [2] .
Participation économique des femmes
Le taux de participation des femmes à la population active, déjà bas en 2014, a quant à lui, encore baissé au cours des deux mandats de Modi. Il est l’un des plus bas de la planète (The Wire, 2023), soulignant la marginalisation croissante de la main-d’œuvre féminine dans l’économie indienne. Depuis la libéralisation des années 1990, ce taux est en chute libre, passant de près de 30%, il y a trois décennies, à environ 17% en 2018.
Depuis 4-5 ans, la tendance est à la hausse, mais cette évolution ne constitue pas de facto une bonne nouvelle. Elle est due au travail que de plus en plus de jeunes femmes réalisent à leur compte dans des zones rurales. Leur inscription sur le marché de travail est cyclique. Elle s’intensifie en période de crise pour compenser les pertes de revenus. Les femmes y acceptent alors des boulots mal payés aux conditions pénibles, qu’elles quittent aussitôt que la situation des ménages s’améliore et que l’économie rebondit.
Ces entrées et sorties soulignent le rôle d’amortisseur joué par les femmes dans les ménages pauvres durant les périodes de détresse économique (Bhandare, 2024). La contribution croissante des femmes au marché du travail incarne donc « un mode de vie difficile et un stress sur les moyens de subsistance, plutôt qu’une situation de progrès et d’abondance. Cette tendance reflète aussi le phénomène de ruralisation, à savoir la diminution de la proportion d’emplois dans les secteurs urbains de l’industrie et des services, qui se traduit par une dépendance croissante à l’égard des secteurs ruraux » (Sinha, 2023).
Les femmes sont en outre confrontées au « piège patrilocal » (« Patrilocal Trap ») (Evans, 2023) qui empêche les femmes célibataires de travailler à l’extérieur du foyer, en raison de « contacts non supervisés avec des hommes qui pourraient entacher leur réputation » (Taub, 2023). Sans moyen de gagner leur vie, faute de disponibilité d’« un travail convenable », de nombreuses femmes finissent par se marier, sous la contrainte sociale, se retrouvant du même coup attachée à une belle famille et sous l’emprise d’un mari parfois violent.
Représentation politique des femmes
Les nationalistes hindous du BJP ont aussi répété à l’envi qu’ils se différenciaient des autres partis en matière de représentation politique des femmes. Ils en voulaient pour preuves notamment, l’élection de Droupadi Murmu, première femme présidente [3] issue d’une communauté adivasi, la représentation féminine plus élevée que de coutume dans les 16e et 17e Lok Sabhas (la chambre basse du parlement) à majorité BJP, et l’adoption d’un amendement constitutionnel réservant 33% des sièges parlementaires au femmes, en septembre 2023.
Les ultranationalistes ont déployé des efforts pour pousser les femmes à intégrer le parti ou le cercle des organisations nationalistes hindoues proches du pouvoir, notamment le comité national des femmes volontaires. Des initiatives ont aussi été prises pour qu’elles soient davantage considérées comme une base électorale cruciale. La popularité de Modi et le succès de son parti ont ainsi grandi auprès des Indiennes au fil des années, au point que, lors des élections générales de 2019, le BJP est devenu le parti avec le plus grand nombre de voix féminines. Lors des élections régionales de 2022, qui se sont déroulées dans cinq états, les femmes ont voté davantage que les hommes pour le BJP (Barooah Pisharoty, 2022).
L’intérêt que le BJP porte aux femmes est indéniable, mais celui-ci ne signifie pas pour autant que ce parti œuvre à leur « libération » ou entende concrétiser l’égalité entre les sexes. Les droits des femmes ont été instrumentalisés et les questions sexuelles accaparées par les dirigeants indiens afin de légitimer leur discours, asseoir leur autorité et servir leur agenda politique.
INSTRUMENTALISATION POLITIQUE DES DROITS DES FEMMES
Des quotas pour les femmes au parlement
L’adoption du projet de loi réservant des quotas aux femmes dans les assemblées parlementaires est un exemple édifiant des usages paradoxaux qui peuvent être fait de « la cause des femmes ». Introduit pour la première fois en 1996, le projet de loi a fait, au cours de ces trois dernières décennies, l’objet de débats acharnés sans que jamais une majorité n’en permette son adoption. En dépit de cette trajectoire longue et mouvementée, il a finalement été adopté à la quasi-unanimité, en septembre 2023, à peine deux jours après son introduction.
Ce résultat n’est pas le fait d’une subite convergence de vues sur le texte. Il relève d’un « coup » politique orchestré par le gouvernement Modi au plus grand bénéfice de ce dernier. Aucun échange ou consultation n’a pu avoir lieu anticipativement autour de cette loi en raison du manque de transparence sur l’ordre du jour des discussions à la Lok Sabha. Le dossier ne figurait pas sur le « Business bulletin », le matin même de son introduction. Cette loi est donc passée, comme beaucoup d’autres, « au bulldozer », parce que le gouvernement Modi en avait décidé ainsi, révélant l’affaiblissement du parlement et la mainmise de l’exécutif sur le législatif.
Si l’adoption de cette loi a, a priori, de quoi réjouir, elle pose plusieurs questions. Tout d’abord celle de la représentativité des femmes dans un Parlement affaibli aux marges de manœuvre réduites. Quels changements politiques espérer en faveur de l’égalité dans un contexte peu favorable au respect des droits humains et démocratiques où la direction du pays est passée maître dans l’art du parler démocratique et de l’agir autocratique. Ensuite, celle de la mise en œuvre de la loi qui n’est pas sans poser problème. L’établissement de quotas est en effet lié à l’exercice d’un recensement général dont la date n’est pas fixée et qui fait débat entre partis majoritaire et de l’opposition. Enfin, dernière question : pourquoi un tel empressement à faire adopter cette loi ?
Les raisons qui ont poussé le Premier ministre à agir de la sorte sont avant tout opportunistes et électoralistes. Des quotas en faveur des femmes sont une promesse électorale ancienne du BJP et l’adoptien du texte est survenu à la veille du scrutin de 2024. Le calendrier était donc parfait. Modi tenait également à proposer une mesure phare et rassembleuse à l’occasion de l’inauguration du nouveau bâtiment du parlement pour les 75 ans de l’indépendance. Quoi de mieux que le Women’s Reservation Bill ? Cette loi est en outre emblématique de son agenda politique et de son programme « civilisationnel ». Elle alimente le récit d’une « nouvelle Inde » à l’« avenir glorieux » dans lequel les femmes ont une place. Mais quelle est-elle, cette place ? Quelles sont les représentations que le BJP a des femmes et quelle est son approche en matière d’égalité des sexes ?
Discours normatifs et ordre moral
L’homme fort du pays - qui bénéficie d’un très large soutien populaire - postule l’existence d’un modèle sexuel indien qui renvoie les femmes et les hommes à des spécificités traditionnelles et culturelles. Le nationalisme hindou défend un programme « civilisationnel » qui politise les questions sexuelles et s’appuie sur des normes de genre régressives et sur un modèle traditionnel patriarcal. Il met en avant une identité féminine hindoue « respectable », censée incarner la moralité et la pureté de la famille et de la nation.
Les femmes du groupe majoritaire ont ainsi reçu comme injonction de se conformer aux codes traditionnels et de jouer un rôle de gardiennes face à la dépravation des mœurs. Afin de préserver une identité prétendument menacée, de nombreux hommes mais aussi femmes militantes ont estimé qu’il était du « devoir divin des femmes hindoues non seulement de donner naissance à des enfants, qui serviront le Rashtra (État) hindou, mais aussi de leur donner le « samskar », ou les « valeurs sociales », qui contribueront au processus d’édification de la nation hindoue » (Dhingra, 2023).
La dépravation des mœurs et la bataille des valeurs sont des thèmes porteurs, mobilisés par le régime autoritaire indien, afin de gagner en statut et en légitimité. Elles permettent à Modi non seulement de se dresser en rempart de l’identité indienne face à la propagation de valeurs occidentales jugées « décadentes » et « néocoloniales », mais aussi de se lever contre la prétendue « menace » que représenterait l’islam pour les droits des femmes. Dans ses discours, les femmes musulmanes sont ainsi systématiquement stigmatisées comme des victimes sans défense, maltraitées par des hommes musulmans, présentés comme des êtres misogynes aux comportements prédateurs.
Prenons deux exemples d’usages détournés des droits des femmes. Tout d’abord, la loi absurde du « triple talaq » qui a criminalisé une forme de divorce chez les musulmans (Leroy, 2018). Ce texte n’a jamais eu pour but de protéger les femmes musulmanes, vu que ce procédé avait déjà été déclaré invalide et rendu juridiquement nul ! Cette initiative, soutenue par Modi, visait davantage à dénigrer la tradition islamique présentée comme opprimante et sexiste, au contraire d’une culture hindoue décrite comme vertueuse et garantissant le respect de « ses » femmes.
Ensuite, des opérations ont été menées par des groupes vigilantistes hindous d’extrême droite contre le « love jihad ». Elles reposent sur l’idée que les hommes musulmans sont des êtres perfides et hostiles qui ont l’intention de séduire des femmes hindoues pour les convertir et islamiser la société indienne. Dans cette croisade islamophobe, des hommes musulmans ont été lynchés et tués en public sans que les auteurs de ces crimes de haine ne soient jamais poursuivis.
CONCLUSION
Les discours dans lesquels Modi s’auto-désigne comme « sauveur des femmes » s’inscrivent dans un agenda nationaliste excluant. Les droits des femmes ne sont pas sa priorité, mais sont pris en compte tant qu’ils servent les intérêts de son parti et de son gouvernement. Agir au nom des femmes s’est ainsi souvent révélé pour le BJP, « un discours légitimateur particulièrement efficace » (Idem). Toutefois, lorsque des mouvements de femmes (de toutes religions, castes ou classes) ont contesté l’agenda politique du parti au pouvoir, les élans « protecteurs » du gouvernement se sont, sans surprise, mus en une répression féroce. Cela s’est vu à Shaheen Bagh, lorsque des femmes musulmanes ont refusé d’endosser le rôle de la « bonne victime » en luttant contre la modification de la loi sur la citoyenneté, ou lorsque des femmes du groupe majoritaire ont rejeté les normes sociales et de genre qu’on voulait leur imposer.
La réélection de Modi à un troisième mandat soulève des questions cruciales pour les droits des femmes. Alors que l’homme fort du pays va continuer à prôner le suprémacisme hindou et l’exclusion des minorités, les mouvements de femmes devront redoubler d’efforts pour faire entendre leurs voix, créer des solidarités et des dynamiques unificatrices afin de défendre leurs droits et résister aux politiques discriminatoires.
BIBLIOGRAPHIE
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Dhingra (2023), « India’s Militant Hindu Nationalist Women Leaders », New Lines Magazine, 17 avril, https://newlinesmag.com/reportage/indias-militant-hindu-nationalist-women-leaders/.
EIU (2023), « Democracy Index 2023 ».
Evans A. (2023), « The Patrilocal Trap », https://www.ggd.world/p/the-patrilocal-trap.
Freedom House (2024), « Freedom in the World 2024 - India country report », www.freedomhouse.org.
Frontline (2023), « Over 4.45 lakh crimes against women in 2022, one every 51 minutes : NCRB », https://frontline.thehindu.com/.
Leroy A. (2013), « Des violences sexuelles comme stratégies de domination », https://cetri.be/Des-violences-sexuelles-comme
Leroy A. (2018), « De l’usage du genre », Alternatives Sud, n°25/2, juin.
Leroy A. (2024), « La politique antimusulmane de la “nouvelle Inde” », https://www.cetri.be/La-politique-antimusulmane-de-la
The Wire (2023), « Big Talk, Small Action : Modi Govt’s Work on Women’s Empowerment in the Last 9 Years », https://thewire.in/women/big-talk-small-action-modi-govts-work-on-womens-empowerment-in-the-last-9-years.
Sinha D. (2023), « Rising Female Work Participation Signals Stressed Livelihoods, Not Progress », The Wire, https://thewire.in/labour/rising-female-work-participation-signals-stressed-livelihoods-not-progress.
Taub A. (2023), « A Major Economic Challenge », NY Times, https://www.nytimes.com/2023/11/20/briefing/india-economy-gender-inequality.html
V-Dem Institute (2023), Democracy Report 2023. Defiance in the face of autocratization, University of Gothenburg.
Aurélie Leroy
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