Sa victoire surprise à peine savourée, le 7 juillet au soir, le Nouveau Front populaire (NFP) doit affronter une équation complexe. Comment gouverner sans majorité absolue ? Quelles leçons tirer d’un scrutin qui a vu le Rassemblement national (RN) bondir de 88 à plus de 140 député·es ? Comment éviter que l’union de la gauche et des écologistes se fracture à nouveau ? Prise dans ce tourbillon, Clémentine Autain prend le temps d’analyser un paysage politique bouleversé.
La députée de Seine-Saint-Denis, réélue dès le premier tour avec plus de 62,65 % des suffrages exprimés, s’oppose à tout accord gouvernemental avec la Macronie et compte sur la mobilisation de la société civile pour soutenir le NFP. Elle acte aussi sa rupture avec La France insoumise (LFI) et affirme « entamer un processus de création d’une nouvelle force politique », avec d’autres, « pour donner une perspective à tous les orphelins d’une gauche radicale et démocratique ».
Clémentine Autain, députée de Seine-Saint-Denis, au lendemain des élections législatives de 2024. © Lucie Weeger / Mediapart
Mediapart : Le 7 juillet, le risque d’une majorité RN a été écarté et la gauche unie est arrivée en tête malgré la campagne menée par les médias Bolloré. L’hégémonie culturelle est-elle en train de changer de camp ?
Clémentine Autain : Le deuxième tour a corrigé l’élan du premier au lieu de l’amplifier. C’est un immense soulagement. On doit ce barrage réussi à la responsabilité des gauches et des écologistes qui se sont unis, alors que l’on n’y croyait plus, mais aussi à la mobilisation de syndicalistes, d’activistes, d’intellectuels et de très nombreux citoyennes et citoyens. De l’appel initié par Julia Cagé aux Convois de la victoire, des milliers de personnes ont prêté main-forte partout, en s’auto-organisant, notamment dans des territoires qui ne nous étaient pas favorables.
Cette victoire est aussi liée au changement d’ambiance médiatique dans l’entre-deux-tours. C’est comme si des journalistes de grands médias, notamment du service public et de la presse locale, avaient été finalement pris de vertige. Enfin ils ont cessé de traquer les candidats LFI pour s’intéresser à ceux du RN qui donnent si bien la boussole de ce camp fait de racisme et de haine. La leçon générale qu’on peut en tirer, c’est que notre pays a de la ressource, il ne veut pas de l’extrême droite au pouvoir. Mais il ne faut pas que ce sursaut ne soit qu’un sursis. Si on ne traite pas les causes profondes qui poussent de plus en plus d’électeurs à se tourner vers le RN, qui passe malgré tout de 89 à 140 députés, nous irons dans le mur.
L’union des gauches et des écologistes sur un projet de transformation profonde, que j’ai défendue parfois contre vents et marées, a été efficace électoralement. Elle constitue un levier extraordinaire pour créer de l’espoir. Nous sommes maintenant au pied du mur : il faut consolider, structurer le NFP. Si ce rassemblement explose comme la Nupes, on passera à côté de nos responsabilités historiques. Nous n’avons pas encore de majorité, il reste la prochaine législative et la présidentielle à gagner. Dimanche soir, c’est notre point de départ. Et il est sacrément encourageant. C’est le début de quelque chose. Maintenant, il ne faut pas se rater.
Les responsables de gauche se disent prêts à gouverner et attendent d’Emmanuel Macron qu’il se tourne vers eux. Mais comment faire, alors que vous êtes encore plus minoritaires que les macronistes en 2022 ?
L’extrême droite s’est pris une claque, elle ne peut pas gouverner. La Macronie est défaite, quoi qu’elle raconte sur les plateaux télé. Ce qui ressort du vote, c’est une envie de rompre avec quarante ans de politiques qui ont fait grandir le mal-travail et les inégalités, qui ont désindustrialisé le pays, maltraité les services publics, méprisé la voix du peuple, des décennies aussi meurtries par l’inaction climatique. Il y a de la rage dans ce pays, et l’envie d’autre chose. Le président de la République a dit qu’il entendait le résultat des urnes : il doit prendre acte que son orientation ne peut répondre à cette aspiration. Nous sommes les seuls à pouvoir apaiser les Français en leur apportant de la justice sociale et du respect. Nous y sommes prêts et nous devons au plus vite faire une proposition à Emmanuel Macron de premier ou première ministre.
Des mesures très fortes peuvent être prises, y compris avec une majorité relative. D’abord, il faut gouverner sur une base claire, celle du programme du NFP, et pas dans le cadre d’une coalition avec Renaissance, qui serait le bricolage de deux visions de la société qu’on ne peut pas raccorder. On peut obtenir à l’Assemblée nationale une majorité texte par texte sur des sujets qui vont améliorer immédiatement la vie des Français, comme l’abrogation de la réforme des retraites. D’autres sujets ne passent pas par des lois mais par des décrets, comme le blocage des prix ou le Smic à 1 600 euros. Enfin, la majorité du pays soutient des pans entiers de notre programme. C’est cette force qu’il faudra donner à voir si nous gouvernons. En 1936, les congés payés ont été adoptés parce qu’une mobilisation immense réclamait à cor et à cri cette mesure qui n’était même pas dans le programme.
Il est faux de dire qu’on ne peut rien faire, tout comme il est faux de dire qu’on peut tout réaliser de nos engagements dans un cadre où on n’a pas de majorité. Mais ce qui est sûr, c’est que nous sommes les seuls à avoir la solution pour donner immédiatement du pouvoir de vivre dans la dignité. Si dans quinze jours on gouverne, la différence sera immédiatement perçue. Il se dit que la Macronie cherche une autre configuration avec une alliance entre elle et Les Républicains. Un tel scénario serait une folie.
Malgré le succès du NFP, des circonscriptions de gauche ont basculé sous la poussée de l’extrême droite. « Attention aux illusions. En deux ans, l’extrême droite s’installe dans les terres ouvrières », a prévenu François Ruffin. Comment la gauche peut-elle réparer ce basculement d’une partie du vote populaire ?
Il faut que l’on traduise les aspirations des habitants de tous les territoires, qu’ils et elles partout se sentent concernés par notre discours. Nous avons encore un gros travail à faire en la matière. Pour moi, la question des services publics est très importante pour faire reculer l’extrême droite et pour fédérer les mondes populaires de Sevran et de Pamiers, des Minguettes et d’Abbeville. Il y a une corrélation entre le dépérissement des services publics et le vote RN. Le sentiment de déclin sur lequel prospère l’extrême droite, c’est aussi la désindustrialisation. Il faut s’y attaquer, en relocalisant l’économie tout en la recentrant sur la satisfaction des besoins véritables. Ce sont deux piliers essentiels.
Mais si nous essuyons des défaites dans les circonscriptions de Fabien Roussel, de Caroline Fiat, de Pascale Martin ou encore de Charlotte Leduc, c’est-à-dire dans les territoires ruraux, c’est aussi parce que le discours de la gauche y a perdu pied. Le profil de LFI, qui lors des européennes s’est centrée quasi exclusivement sur la si juste cause palestinienne, a permis de créer un affect dans les quartiers populaires à forte population issue de l’immigration. Mais si on pense que c’est uniquement en confortant ces points de force qu’on peut être majoritaires dans le pays, on fait fausse route. Nous ne sommes pas au bout de la réflexion stratégique pour parler à toutes les catégories populaires, partout en France.
Par ailleurs, si le NFP progresse globalement, l’équilibre à l’intérieur de la gauche a bougé en faveur du PS et en défaveur de LFI. Attribuez-vous cela aux mêmes causes ?
Nous sommes plusieurs dans le groupe LFI à avoir alerté sur le fait que notre stratégie depuis 2022 conduisait à ce rétrécissement. Nous sentions que l’adoption d’un profil très clivant, la dissonance féministe dans la gestion de l’affaire Quatennens, le défaut criant de démocratie interne ou encore le positionnement si critique des syndicats au moment de la réforme des retraites allaient conduire à un recul.
Clémentine Autain, députée de Seine-Saint-Denis, au lendemain des élections législatives de 2024. © Lucie Weeger / Mediapart
De même, nous aurions perdu moins de plumes et emmené bien plus largement dans la lutte pour le peuple palestinien massacré si nous avions été capables de poser les mots justes sur l’attaque du 7 octobre et si nous avions exprimé notre empathie à l’égard des juifs qui ont ressenti un traumatisme. Si certains mots posés par Jean-Luc Mélenchon étaient juste maladroits, s’ils avaient simplement été mal compris, pourquoi ne pas avoir réussi à éteindre la polémique insupportable visant à assimiler LFI à une bande d’antisémites ?
Je sais parfaitement la manipulation de l’opinion par nos ennemis sur ce sujet. Nous ne sommes pas dans un contexte bienveillant, nos adversaires se chargent de tout traquer et tout amplifier, de manière totalement mensongère au besoin. Mais face à cela, au lieu de clarifier, de corriger, on a laissé une forme d’incompréhension s’installer. La voix de LFI a manqué de clarté. Certaines phrases, comme « l’antisémitisme est résiduel », font très mal.
Pour avoir formulé des critiques sur tous ces sujets, vous avez été exclue de facto de LFI. Sans appareil, n’avez-vous pas perdu la bataille, malgré la réélection des députés sortants non réinvestis par LFI (à l’exception de Raquel Garrido) ?
D’abord, les électeurs ont tranché : les députés sortants non réinvestis Alexis Corbière, Hendrik Davi et Danielle Simonnet ont été réélus, et Raquel Garrido réalise un score très important dans un contexte local plus difficile. Quand on voit l’énergie démente dépensée par la direction insoumise dans cette campagne pour les faire perdre, au détriment de l’investissement contre le RN, on se dit que la victoire est immense. Et que l’appareil ne fait pas tout. C’est l’orientation la plus juste qui l’a emporté.
Le peuple de gauche veut la démocratie, il veut le pluralisme, il veut un autre profil que le bruit et la fureur. Comme tous ceux qui ont fait campagne ont pu le constater, une grande partie de nos électeurs sont en colère contre la stratégie de Jean-Luc Mélenchon depuis 2022. Celle-ci a laissé l’espace aux héritiers de la social-démocratie pour nous tondre la laine sur le dos. Résultat : ce sont eux qui progressent, pas nous – et les revers en ruralité sont sévères.
Pour autant, oui, il faut le dire : la bataille interne était en réalité perdue d’avance, car il n’y a pas de cadres de régulation démocratique à LFI, et donc de possibilité d’exprimer une autre option d’orientation que celle décidée par Jean-Luc Mélenchon et de la faire trancher par les militants. Au fond, comme disait Charlotte Girard, corédactrice du programme de 2017 qui a été poussée sans ménagement vers la sortie : « Il n’y a pas moyen de ne pas être d’accord. » J’ai plusieurs fois émis des alertes à ce sujet. Après les législatives de 2022, j’ai pensé que nous saurions nous hisser à la hauteur de la nouvelle période politique. J’ai eu tort. Pourtant, sans régime interne démocratique, on ne peut pas devenir une force à vocation majoritaire.
La « purge » des députés sortants critiques de la direction de LFI pourrait être éclipsée par le contexte politique. A-t-elle laissé des traces ?
Ce qui me frappe, c’est qu’une culture politique s’est installée dans les rangs de LFI, celle de la peur qui éteint les cerveaux. Quel message envoie-t-on aux militants et aux élus quand on ne réinvestit pas, et de façon si brutale, des sortants comme Alexis Corbière, porte-parole et figure historique du mouvement ? Ce qui est clairement exprimé, c’est que si on ose critiquer, n’importe qui peut être dessoudé en vingt-quatre heures, sans même un coup de fil. Dans un groupe de soixante-quinze, seuls deux députés en dehors des concernés, de François Ruffin et de moi-même, ont dit publiquement leur désapprobation – Loïc Prudhomme et Michel Sala.
Clémentine Autain au rassemblement « Construire le Front populaire » à Montreuil en juin 2024. © Raphaël Kessler / Hans Lucas via AFP
Je sais que ce n’est pas le reflet de la réalité : beaucoup estiment que cette façon de faire est inadmissible. Pourtant, le silence est d’or. Mais si l’on accepte de telles méthodes, le risque est de tout avaler par la suite. Et à la fin, même les purgeurs d’hier finiront par être les purgés de demain.
Ne nous y trompons pas : tout cela n’est pas une question purement interne qui serait déconnectée des grands enjeux politiques. Ce que l’on donne à voir de nous-mêmes ne peut pas être en contradiction totale avec les principes démocratiques et les slogans comme « l’humain d’abord », que nous prétendons vouloir mettre en œuvre dans le pays. À l’évidence, ces comportements jettent un soupçon sur ce que nous ferions si nous avions le pouvoir.
Désormais, où allez-vous siéger à l’Assemblée nationale, et comment allez-vous faire valoir l’enjeu démocratique à l’intérieur du NFP ?
J’aurais aimé que nous ayons un groupe Nouveau Front populaire. Nous n’en prenons pas le chemin. Pour ma part, je n’ai qu’une obsession : conforter et développer l’union sur la base d’un projet porteur de changements profonds, sociaux et écologiques. Cela suppose de bâtir un mode de fonctionnement commun, avec a minima un intergroupe à l’Assemblée nationale, un cadre régulier d’animation du NFP et la possibilité d’adhésions directes. Jean-Luc Mélenchon lui-même m’a donné ce point au sujet du Front de gauche, en admettant que j’avais eu raison de plaider pour des adhésions directes à l’époque. Ne refaisons pas les mêmes erreurs.
Le NFP ne peut pas se résumer à un cartel d’organisations. Pourquoi le soir des résultats, le 7 juillet, il n’y a pas eu l’image de l’union mais une succession de prises de parole des chefs de parti ? Si on veut donner de l’espoir, il faut donner à voir que ce rassemblement existe, qu’il est vivant, qu’il y a un cadre auquel on peut se référer, qui peut accueillir l’énergie militante qui s’est levée. Beaucoup veulent adhérer ou contribuer au NFP sans forcément choisir l’un des partis qui le composent. Si on permet ces adhésions directes, si on crée des espaces de dialogue avec le monde associatif, syndical, culturel, alors on sera à la hauteur du moment.
Soyons lucides : le NFP est fragile. Je veux m’engager au service de tout ce qui peut cimenter l’union. Le fait d’acter la rupture avec LFI est aussi pour moi un moyen de sortir des guerres fratricides pour me concentrer sur l’essentiel : construire une majorité dans le pays pour combattre le mal-être, les injustices, l’inaction climatique. Pour contribuer à pérenniser le NFP, et sur une base réellement transformatrice, pour donner une perspective à tous les orphelins d’une gauche radicale et démocratique, je veux avec d’autres entamer un processus de création d’une nouvelle force politique.
Avec qui aura lieu ce processus ?
Avec des groupes politiques déjà constitués, des activistes, des militants des quartiers populaires, de la jeunesse… Je propose un processus, la porte est ouverte. Il ne s’agit pas de faire le parti des « Insoumis insoumis », même si les rassembler est déjà une étape. Il y a la place pour une force qui porte un projet qui prenne les problèmes à la racine, avec une stratégie de conquête du pouvoir et un mode de vie interne qui respire, qui estime le vote légitime pour trancher les dissensus, et qui considère le pluralisme comme une richesse. Nous avons besoin d’un nouvel outil organisationnel au service du rassemblement, qui ouvre les bras aux militants déçus de LFI comme aux nouvelles énergies disponibles pour ce projet.
Je veux que ce soit un lieu où on travaille sur le fond, sur la stratégie, et pas en vase clos. Car il faut être lucide, on n’y est pas. J’en appelle au monde intellectuel : aidez-nous. On a des éléments de réponse : François Ruffin sur le mal-travail, moi sur les services publics comme fédérateur potentiel. Mais nous n’avons pas toutes les solutions. On a encore du chemin à faire, il faut un espace commun de travail et d’action.
Qui peut être premier ou première ministre du NFP ?
Les députés du NFP ont leur mot à dire sur cette question. On ne peut pas être simplement une chambre d’enregistrement de la décision prise dans le cadre du cartel des partis, même si leur accord est essentiel. J’ai appelé à une réunion de l’ensemble des députés du NFP pour en débattre. Je ne désespère pas qu’elle ait lieu. La majorité du groupe le plus important en nombre du NFP ne peut pas décider pour tout le monde. C’est une règle qui n’est pas bonne. Je le dis dans un moment où on ne sait pas avec précision quel groupe du NFP sera le plus important. Il ne faudrait pas que LFI, qui a clamé que c’était le groupe arrivé en tête qui déciderait, se fasse prendre à son propre piège. Nous sommes très attendus. Il serait incompréhensible que l’on mette un temps infini à dégager une personnalité qui permette à toutes et tous de s’y retrouver. Ici comme ailleurs, nous n’avons pas le droit de décevoir.
Mathieu Dejean