Le CIO et le comité d’organisation se gardent bien de le rappeler, le fameux rituel du relais de la flamme n’est pas une invention antique, mais bien une création de toutes pièces du régime hitlérien à l’occasion des Jeux de Garmisch (hiver) et Berlin (été), en 1936. Jeux soutenus sans la moindre critique et avec grand enthousiasme par un CIO dirigé par Avery Brundage, sympathisant nazi, et un Pierre de Coubertin, viscéralement racistes, antisémites et misogynes.
Une histoire fascisante
Des athlètes juifs furent ainsi évincés de la délégation américaine (après l’échec des tentatives de boycott de la compétition). Hitler refusa de serrer la main de Jesse Owens, Afro-américain quadruple médaillé. Et l’athlète allemand Luz Long, qui eut l’audace de devenir publiquement ami avec Owens, au mépris des lois raciales du IIIe Reich, fut envoyé à la mort sur le front, alors que l’usage voulait que les sportifs soient protégés et épargnés de combat.
L’héritage colonialiste et misogyne du baron Pierre de Coubertin est d’ailleurs tellement gênant qu’à la suite de la publication récente d’un livre reproduisant ses lettres à son ami Adolf Hitler, même le gouvernement Macron s’est senti obligé de bouder les cérémonies en son honneur qui se tiendront en marge des Jeux de Paris.
De quoi écorner sérieusement – et ce dès leur naissance – le mythe de Jeux qui auraient eu des valeurs avant d’être dévoyés dans l’ère moderne par l’argent, la publicité et le professionnalisme. Après tout, pour les fondateurs des Jeux modernes, l’amateurisme était une conception bourgeoise et élitiste : en effet, pourquoi avoir besoin de se salarier pour faire du sport, quand on est un aristocrate ou un étudiant de bonne famille ?
Jeux et politique
Du combat des femmes pour accéder au droit de vote – avec des manifestations de suffragettes pendant les Jeux de Londres en 1908, ainsi que leur inclusion dans les Jeux – à l’émergence des sportifs issus de la décolonisation en passant par l’exclusion de l’Afrique du Sud de l’apartheid, le boycott des Jeux de Moscou suite à l’invasion de l’Afghanistan, ou encore la lutte des athlètes handicapé·es pour plus d’inclusivité, ce spectacle sportif, devenu le plus important de la planète (avec la Coupe du monde de football), a toujours été marqué, avec plus ou moins d’intensité suivant les époques et les éditions, par les grandes questions politiques et sociales. Et ce malgré toutes les tentatives de les faire taire et de les invisibiliser.
En 1968, les Jeux de Mexico sont marqués par la manifestation iconique sur le podium des militants Black Panthers, John Carlos et Tommie Smith (avec le soutien de leur ami et sympathisant australien blanc Peter Norman). Ils seront exclus du village olympique et leur carrière détruite. Ces Jeux avaient été précédés, 10 jours avant leur ouverture, par le massacre de 500 étudiants par l’armée, sans que ça ne remette en cause la tenue de la compétition. En 1972, c’est la question palestinienne qui s’invite aux Jeux de Munich, avec la prise d’otages et le massacre des athlètes israéliens par le groupe Septembre Noir.
L’ère moderne des Jeux olympiques
Elle commence à Barcelone, en 1992, avec l’ouverture pleine et entière aux athlètes professionnels. Dès 1996, à Atlanta, c’est l’explosion délirante des budgets publicitaires et marketing (dans la ville de Coca Cola), et des droits télé. Et pour faire place nette, la démolition et l’expulsion de ghettos noirs situés en centre-ville.
En 2000, les Jeux de Sydney sont marqués par les mobilisations pour faire reconnaître l’existence et les droits des Aborigènes d’Australie, toujours partiellement niés par les descendants des colons. L’athlète aborigène Cathy Freeman, malgré les menaces de sanctions de son comité olympique, brandira le drapeau de son peuple dans le stade à la suite de sa victoire.
En 2004, ce sont les Jeux d’Athènes – qui devaient avoir lieu en 1996, mais Atlanta avait su être plus « convaincante » envers les officiels du CIO. Dans une ville chaotique, manquant de transports en commun et avec un État miné par la corruption politique, les combines mafieuses et l’évasion fiscale, les scandales liés aux chantiers de construction tiennent le haut du pavé. Ils doivent être achevés dans la précipitation quelques semaines avant l’ouverture et de nombreux travailleurs sans-papiers y trouveront la mort. De plus, aucun plan de reconversion des sites n’étant prévus (contrairement à Londres ou aujourd’hui Paris), et étant construits de façon douteuse, ils commenceront à se fissurer peu de temps après la fin des épreuves. Laissant dans la capitale grecque des « éléphants blancs », carcasses de béton toujours à l’abandon vingt ans après. Cette compétition aura en plus comme grave conséquence de laisser une dette abyssale au pays, qui contribuera grandement à la crise de 2010-2015.
En 2008, à Pékin, le CIO fait une nouvelle démonstration de son cynisme, en laissant organiser les Jeux dans la plus grande dictature de la planète. Du fait de l’impossibilité même d’y enquêter, contester ou remettre en cause quoi que ce soit, sous risque de prison ou de mort, peu d’éditions des Jeux olympiques y sont comparables (à part Berlin en 1936 et Moscou en 1980). Les tentatives de sensibiliser pour cette occasion au sort des minorités persécutées (Tibétains, Ouighours) et de soutenir des dissidents y seront vite étouffées par la volonté de nos gouvernements de ne pas se fâcher avec la Chine.
En 2012, c’est au tour de Londres d’accueillir la grand-messe du sport. À cette occasion également, les polémiques et aberrations ne manqueront pas. Des agent·es d’entretien sous-payé·es et logé·es dans des baraquements insalubres, aux révélations sur l’achat de la compétition auprès du CIO, les polémiques ne manqueront pas notamment sur le prix des places, ainsi que sur l’état du réseau de transport, vétuste et saturé. Les débats sur Paris cette année en sont un écho. Une édition marquée aussi, un an avant, comme à Paris, par une grande révolte des quartiers populaires de Londres et d’autres villes, suite à l’assassinat d’un jeune Noir par la police. Les Jeux de Londres auront pour principal héritage d’accélérer la gentrification de la ville.
En 2016, à Rio, les autorités choisiront la manière brutale pour « nettoyer socialement » la ville, en faisant démolir des favelas à coups de bulldozers et de répression sanguinaire par les commandos de la police militaire. Ainsi qu’en augmentant de façon drastique le prix des titres de transport, ce qui provoquera de grandes mobilisations.
La France dans la continuité
Cette année, les Jeux de Paris réuniront une grande partie de ces dérives et scandales, tout en les amplifiant. Ainsi nous aurons l’utilisation, sans précédent dans une société dite démocratique, d’outils technologiques de surveillance de masse : QR codes pour se déplacer, drones, caméras à reconnaissance faciale.
Le processus de gentrification également à l’œuvre au travers des travaux de transport du Grand Paris – qui auraient pu pourtant être utiles en soit car avoir des transports en commun étendus et efficaces est un service public essentiel – sera dans les années à venir d’une ampleur inédite. Pour en rajouter aux casseroles, nous pouvons également mentionner pêle-mêle les étudiants expulsés de leur logement CROUS, l’utilisation de migrants sans-papiers sur les chantiers, les sans-abris conduits hors de Paris, l’utilisation massive de bénévoles salariés déguisés, les salaires délirants des membres du comité d’organisation, ou encore le passage du ticket unitaire de métro à quatre euros…
Pour conclure ce bref aperçu historique et présent, ce qui doit guider notre réflexion, au-delà du considérant moral de boycotter ou pas de façon individuelle ces compétitions (cf. l’article sur le boycott sportif dans ce numéro), est l’absence de choix démocratiques à l’œuvre derrière de tels événements. La façon dont ils sont imposés par en haut, sans tenir aucun compte des besoins et aspirations des populations directement concernées, ni des conséquences à court et long terme sur leurs conditions de vie, en dit long sur nos sociétés.
Si nous ne sommes pas opposés par principe à l’organisation d’événements populaires autour du sport (comme pour la musique, le cinéma ou toute autre forme de culture de masse), leur conception par les capitalistes et les politiciens à leur service ne sont pas les nôtres, et des changements radicaux devront être imposés à l’avenir. o
Y.S.
Sources :
• Une histoire sportive de la guerre froide, de Sylvain Dufraisse (éditions Nouveau Monde, 2023)
• D’Athènes à Athènes, ouvrage sur l’histoire des Jeux édité par l’Équipe en 2004
• Miracle, film de 2004 sur l’ambiance de guerre froide et patriotique des Jeux olympiques d’hiver 1980
• La couleur de la victoire, film biographique sur Jesse Owens, sorti en 2016
• À voir sans faute : la remarquable et très politique exposition sur l’histoire de l’olympisme, au Palais de la Porte dorée jusqu’au 8 septembre (le Mémorial de la Shoah lui en consacre aussi une).