« Ils sont en train de détruire ma vie. Je vais tout perdre », s’étrangle Mahmoud*, dont l’existence a basculé lundi 8 juillet lorsque des policiers ont toqué à sa porte pour lui annoncer qu’il était assigné à résidence pour une durée de trois mois.
« C’est surréaliste. Je suis comme sonné, incapable de comprendre ce qui m’arrive. Je ne dors plus la nuit. Je passe mes journées à gamberger. Mon médecin m’a mis sous antidépresseurs », explique-t-il à Mediapart. À l’approche des Jeux olympiques et paralympiques (JOP), Mahmoud fait partie des très nombreuses personnes qui ont fait l’objet d’une mesure d’assignation à résidence motivée par leur supposée dangerosité pour l’ordre public.
Mercredi 17 juillet, le ministère de l’intérieur Gérald Darmanin a annoncé que 155 personnes avaient été visées par une mesure individuelle de contrôle et de surveillance (Micas) l’obligeant à rester dans périmètre défini et à pointer quotidiennement au commissariat. Il s’agit de « personnes très dangereuses ou pouvant potentiellement passer à l’acte » et qu’il faut « tenir à distance de la cérémonie d’ouverture ou des Jeux olympiques », a-t-il expliqué. Le ministre a également annoncé que 164 perquisitions administratives avaient été réalisées.
Photo. © Eric Broncard / Hans Lucas via AFP
« Je n’arrête pas d’être appelé à ce sujet, témoigne Me Lucie Simon. Je ne peux pas accepter tous les dossiers par manque de temps, mais j’ai été contactée par une bonne quinzaine de personnes sur un mois. » « Il y a clairement une forte augmentation, abonde son confrère Vincent Brengarth. Nous sommes plusieurs à traiter ces dossiers à l’avoir constaté. Je n’avais plus vu ça depuis 2017, voire 2015. »
« Il est certain qu’il y a une augmentation », confirme Nicolas Klausser, chargé de recherche au CNRS au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), qui participe actuellement à une vaste étude empirique sur les assignations à résidence.
Celle-ci ne permet pas encore d’analyser la vague de ces dernières semaines, mais donne un premier aperçu de l’application des Micas, nouveau nom des assignations à résidence depuis leur inscription dans le droit commun par la loi « Silt » de 2017 (voir encadré).
Les premiers chiffres, datant de la fin d’année 2023, montraient notamment que 68 % des personnes visées sortaient tout juste de prison. « Les Micas s’inscrivent de plus en plus dans la continuité de la peine », explique le chercheur. Or, poursuit-il, « la nouveauté avec les JO, c’est que l’on voit beaucoup personnes visées alors qu’elles n’ont jamais eu de condamnation, ou alors il y a très longtemps ».
Contrat de travail suspendu
Mahmoud correspond à ce nouveau profil d’assigné à résidence. « Je n’ai jamais été condamné, jamais fait de prison », assure-t-il à Mediapart. Et pour cause. Mahmoud est employé depuis onze années par un sous-traitant d’un grand aéroport. Chaque jour, il accède aux pistes de décollage et à toutes les zones sécurisées. Il a pour cela été accrédité par le ministère de l’intérieur au terme d’une enquête administrative.
L’arrêté lui reproche bien d’avoir été en contact avec une personne radicalisée, condition obligatoire pour pouvoir prononcer une Micas. Mais l’intéressé dément formellement. « Je ne connais personne de radicalisé !, assure-t-il. Après, je connais les trois quarts des salariés de l’aéroport, et je ne connais pas le passé de tout le monde. »
De l’état d’urgence à la loi Silt : deux études empiriques
En 2018, Nicolas Klausser avait participé à une première étude empirique des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence entre 2015 et 2017. Pour cela, l’équipe de chercheurs et chercheuses avait bénéficié d’une convention avec le Conseil d’État lui permettant d’accéder à sa base de décisions.
Depuis, les mesures administratives permises par l’état d’urgence ont été transposées dans le droit commun par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi Silt) de 2017. Malgré des modalités d’application légèrement différentes, les principaux outils à la disposition de l’administration ont été repris. Les perquisitions administratives ont ainsi été rebaptisées « visites domiciliaires ».
Les assignations à résidence sont, elles, devenues les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas), inscrites à
du Code de la sécurité intérieure. « La loi Silt prévoit deux conditions pour pouvoir prononcer une Micas, détaille Nicolas Klausser. Il faut que la personne ait un comportement laissant penser qu’elle représente “une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre public” et il faut qu’elle soit en “relation habituelle” avec des terroristes ou qu’elle fasse l’apologie du terrorisme. »La convention avec le Conseil d’État a été reconduite dans le cadre d’une nouvelle étude menée par Nicolas Klausser et ses collègues Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Louis . Le dernier relevé effectué dans la base du Conseil d’État date de fin 2023. À cette date, 224 décisions concernant des Micas avaient été rendues.
Mais c’est un incident précis que le ministère de l’intérieur met le plus en avant. Un soir, au mois de novembre 2023, Mahmoud a eu une altercation avec un voisin qui lui reprochait de faire trop de bruit. Celui-ci porte plainte et assure avoir été la cible d’insultes antisémites, telles que « sale juif, c’est nous le Hamas, t’es un petit cochon de juif ». Il affirme même que ces insultes sont régulières depuis un an.
« C’était au moment de l’attentat du Hamas en Israël, se souvient Mahmoud. Tout est faux. C’est de la calomnie. J’ai appris ensuite qu’en fait ce voisin n’avait pas toute sa tête et qu’il avait déjà porté plainte contre un voisin car il trouvait que son chat faisait trop de bruit ! »
« J’avais laissé les policiers expertiser mon téléphone et je crois que ce qu’ils y avaient trouvé les avait convaincus que c’était n’importe quoi, poursuit-il. J’avais été libéré et l’affaire avait été classée sans suite. »
Désormais, Mahmoud attend que son recours soit examiné par le tribunal administratif lors d’une audience qui doit se tenir le 24 juillet et où il sera défendu par Samy Djemaoun, autre avocat défendant plusieurs assignés. Délégué syndical, il est soutenu par son employeur et son syndicat.
Son contrat de travail a tout de même été suspendu. Tout d’abord parce qu’il travaille en horaires décalés, qui tournent tous les quatre jours, et que toutes ses demandes d’aménagement de son heure de pointage lui ont été refusées. Ensuite parce que son accréditation lui permettant de travailler à l’aéroport a été suspendue le 15 juillet par le ministère de l’intérieur.
Mahmoud se retrouve donc sans emploi et sans revenu. « Si le 24 juillet, le président du tribunal administratif ne lève pas la Micas, je perds tout ce que j’ai, s’inquiète-t-il. J’ai un crédit et un loyer sur le dos. Je ne sais pas si ils se rendent compte que je vais tout simplement me retrouver à la rue. »
Assigné pour deux vidéos postées fin 2023
Vincent Brengarth a défendu une autre personne assignée à résidence pour des faits n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation. Dans son cas, il s’agit d’un jeune homme à qui le ministère de l’intérieur reproche tout d’abord d’avoir posté le 10 décembre 2023 une vidéo de lui, sur un scooter, circulant sous la tour Eiffel, sur laquelle était affichée l’étoile de David en soutien au peuple israélien.
L’arrêté affirme que le jeune homme a fait « le signe Tawhid, consistant à lever l’index vers le ciel pour affirmer l’unité de l’islam », puis « un doigt d’honneur à l’étoile de David ». Dans son recours, celui-ci reconnaissait une vidéo « maladroite », mais assurait que sa volonté était « d’exprimer son soutien envers le peuple palestinien, aucunement d’appeler à la haine ou à la violence ».
Le ministère de l’intérieur évoquait également une vidéo de décapitation qu’un compte attribué au jeune homme aurait diffusée, accompagnée d’un message homophobe. Perquisitionné et placé en garde à vue, le client de Vincent Brengarth avait démenti être le propriétaire du compte et avait déposé plainte pour usurpation d’identité. Son matériel informatique avait été saisi pour analyse. Aucune charge n’avait finalement été retenue contre lui. Son recours a pourtant été rejeté jeudi 11 juillet par le Conseil d’État par une ordonnance de tri, c’est-à-dire sans audience.
Même lorsque les assignations visent des personnes effectivement condamnées, certains profils visés interrogent sur la manière dont ils ont été sélectionnés. C’est le cas par exemple de Pierre*, que Mediapart avait déjà rencontré au mois de juin 2021, alors qu’il avait fait l’objet d’une série de mesures administratives.
Son cas illustre parfaitement un phénomène décrit par Nicolas Klausser. « Il y a une forme d’autoproduction des Micas qui vont générer des infractions qui, à leur tour, alimenteront la menace que représentera la personne, explique-t-il. Cela peut-être quelqu’un qui insulte un policier lors de son pointage au commissariat ou alors qui manquera l’un d’eux. »
À l’origine, Pierre a ainsi intéressé les services de renseignement en raison de plusieurs éléments, comme sa conversion à l’islam, ses études de biochimie et sa passion pour le conflit syrien qui l’a amené à discuter en ligne avec des personnes radicalisées.
Ces éléments conduisent le ministère de l’intérieur à ordonner une perquisition administrative qui se déroule le 27 octobre 2020 à 8 heures du matin. Encore endormi, Pierre est surpris et attrape un pistolet factice qu’il garde à côté de son lit depuis qu’il a été cambriolé. Jugé en comparution immédiate pour menace avec arme sur une personne dépositaire de l’autorité publique, il est condamné à huit mois de prison, dont deux ferme.
Porte défoncée
Le 20 novembre suivant, cette condamnation a servi de justification à son placement sous Micas pour une durée de trois mois, mesure qui avait été renouvelée au mois de février 2021. Par la suite, Pierre avait vu en outre ses avoirs gelés.
Depuis, le jeune homme a en partie changé de vie. Il a déménagé et quitté la religion musulmane. « Je n’ai même plus d’amis musulmans », précise-t-il. Il ne s’intéresse plus au conflit syrien mais suit assidument la guerre en Ukraine. Il est également passionné de renseignement ouvert, l’Osint, qu’il pratique en ligne avec d’autres internautes. Mais, désormais, il prend certaines précautions. « Je ne suis pas moins actif mais je fais attention aux comptes avec lesquels j’interagis. »
Pourtant, le 6 juin dernier au petit matin, la police a une nouvelle fois défoncé sa porte pour une « visite domiciliaire ». Et, le 24 juin, il s’est vu notifier une nouvelle Micas. Aucun nouvel élément ne lui est pourtant reproché. Depuis, il doit pointer chaque jour à 20 heures au commissariat.
Kamel*, lui, a bien été condamné pour association de malfaiteurs terroriste. « C’était en 2016. J’avais 14 ans et j’ai fait sept mois à Fleury », raconte-t-il à Mediapart. Il faisait alors partie d’une bande d’adolescents membres d’un groupe qu’un djihadiste endoctrinait via Facebook et Telegram afin de les pousser à commettre des attentats. « À cause de lui, des dizaines de mineurs ont été incarcérés », s’agace Kamel.
« Un jour, il m’a parlé en message privé pour me demander de commettre un attentat », poursuit le jeune homme avant de préciser : « Ce que je n’ai pas fait et n’aurais jamais fait. Je n’ai rien préparé, je n’ai pas cherché d’arme, rien ! Mais ça a suffi à me faire condamner. »
« Depuis, je n’ai commis aucune infraction. J’ai strictement respecté mes obligations de soins, de suivi éducatif. Tous les rapports qu’il y a eus sur moi ont dit que j’étais parfaitement intégré. Aujourd’hui j’ai 22 ans, je travaille. Je ne suis plus une menace ! », clame celui qui est devenu ingénieur système et réseau et qui doit entrer en master à la rentrée prochaine.
Un gendarme surveille la foule devant la cathédrale Notre-Dame Paris, à l’occasion du passage de la flamme olympique, le 14 juillet 2024. © Dimitar DilkoffI / AFP
Au total, Kamel a entendu parler de six Micas dans son entourage. Deux ont visé des amis de la fac. « Un jour, l’un d’eux a été appelé par son chef pour remplacer quelqu’un en urgence à son travail. Il s’y est rendu et n’a donc pas pu pointer. Il a été immédiatement arrêté, jugé en comparution immédiate et condamné à trois mois ferme avec mandat de dépôt. Il n’est même pas repassé par chez lui », raconte Kamel.
« C’est quelqu’un qui venait de se marier et d’acheter un appart. Et il était en train de préparer un mémoire en histoire à la Sorbonne. Désormais, tout est foutu pour lui, s’indigne le jeune homme. Tout ça parce que, en 2015, il avait lancé des menaces à des militaires en faction devant une synagogue. C’est totalement stupide, mais c’était un gamin ! Quand un gamin fait une connerie, on lui tire les oreilles, on le punit. Là, on a l’impression d’être devenus des citoyens de seconde zone. »
Kamel évoque également les conséquences de la mesure sur sa vie sociale qui est « détruite ». « À mes amis, j’ai dit que j’avais un contrôle judiciaire à cause d’une embrouille dans la rue. Le terrorisme, c’est la honte. » « Il y a une volonté de punir », estime le jeune homme, expliquant avoir ressenti cette volonté lors de l’audience durant laquelle son recours, défendu par Lucie Simon, a été examiné, et rejeté. « Ils avaient ramené quinze policiers pour moi », raconte-t-il.
Ce type de pratique « permet d’instaurer une “ambiance droit pénal” dans une procédure qui est en réalité administrative », explique Nicolas Klausser. Plus globalement, le juriste est marqué par la manière dont « le droit des étrangers pénètre le droit commun ». « L’assignation à résidence a été historiquement utilisée en droit des étrangers à des fins d’éloignement des personnes, explique-t-il. Et les notes blanches sont apparues dans les années 1990, dans le cadre du contentieux des étrangers considérés comme représentant une menace d’une particulière gravité pour la sécurité publique. Le dispositif des Micas est imprégné de cette culture du droit des étrangers. »
Me Vincent Brengarth, de son côté, se dit « atterré par la pauvreté du contrôle de ces mesures » et annonce avoir « écrit au Défenseur des droits sur ce sujet ». « Il y a un déséquilibre devant le juge administratif qui accorde une présomption au bénéfice de l’administration,accuse l’avocat. En 2016, il y avait eu quelques victoires. Mais, là, je n’ai entendu parler d’aucune annulation. Et les recours sont rejetés parfois même sans audience. La justice administrative ne joue pas son rôle. »
Le champ couvert par les Micas à l’occasion de ces JOP interroge également les critères choisis par le ministère de l’intérieur pour sélectionner ses cibles. Si celui-ci place sous Micas chaque personne ayant déjà fait l’objet d’une telle mesure tout en ajoutant régulièrement des personnes n’ayant parfois jamais fait l’objet d’une condamnation. Le risque est de voir, à terme, des milliers de personnes visées par ce type de mesure.
« Le risque est que des personnes se trouvent éternellement dans le viseur et soient visées par une Micas à chaque fois qu’il y aura un grand événement sportif, culturel ou un sommet du G20… », craint Vincent Brengarth. « Je me dis que désormais, j’y aurai droit à chaque fois qu’il y aura une nouvelle menace émanant d’une organisation terroriste ou qu’un grand événement sera organisé, s’inquiète également Pierre. Tout ça parce qu’ils m’ont mis dans la mauvaise case. »
Pour Nicolas Klausser, cette extension du domaine des mesures administratives s’explique par le faible risque que prend le ministère de l’intérieur en les prononçant. « Les Micas, c’est assez facile à mettre en place. Même si une assignation par elle-même n’empêche pas un passage à l’acte, elle ne coûte pas grand-chose, en cas de recours, elle est validée par le juge administratif dans 89 % des cas et si, finalement, la mesure est censurée, ce n’est pas très grave pour l’administration. » En résumé, conclut le chercheur, « c’est de l’antiterrorisme low cost ».
Jérôme Hourdeaux