sStains (Seine-Saint-Denis).– Il y a des larmes plus éloquentes que des mots pour raconter l’extrême tension du moment. Jeudi 18 juillet, Laurence Tubiana ne peut réprimer quelques sanglots alors qu’elle fait sa première apparition publique depuis que son nom a été proposé par le Parti socialiste (PS) il y a quatre jours, au nom du Nouveau Front populaire (NFP), pour entrer à Matignon. Les Écologistes et le Parti communiste français (PCF) lui ont rapidement donné leur bénédiction, mais La France insoumise (LFI) refuse de souscrire à cette hypothèse, au motif d’un profil jugé trop « Macron-compatible ».
Alors que les discussions entre dirigeant·es du NFP sont au point mort, que l’alliance a tout juste réussi à se mettre d’accord sur la candidature du communiste André Chassaigne pour la présidence de l’Assemblée nationale – dont l’élection a lieu jeudi 18 juillet –, et que le scénario d’un gouvernement de gauche et écologiste n’a jamais semblé aussi loin depuis le 7 juillet, le poids de l’histoire semble retomber sur ses épaules. « Je suis un peu émue. La belle politique, c’est ça. Ils m’ont donné un coup de boost », s’excuse-t-elle en désignant les militantes et militants associatifs qui l’entourent et qui l’ont encouragée à prendre les devants. Ce jour-là, Laurence Tubiana lance une contre-offensive.
Laurence Tubiana, économiste et diplomate, à l’événement du G20 sur la taxation internationale, à Washington DC, en avril 2024. © Photo Celal Gunes / Anadolu via AFP
Un peu plus tôt, l’économiste et diplomate débarquait sereinement à la Ferme des possibles, à Stains, après une visite rendue à des associations de la ville voisine de Saint-Ouen – le matin-même elle confiait à l’AFP être prête à devenir première ministre du NFP.
Guidée par le maire écologiste de L’Isle-Saint-Denis, Mohamed Gnabaly, et accompagnée de la cofondatrice de Banlieues climat, Sanaa Saitouli, et du cofondateur du mouvement Destins liés, Achraf Manar, elle vantait la « politique par le bas », celle en laquelle elle croit. Manière de dire que les états-majors des partis tournent en rond en prenant le risque de laisser le train passer. Au même moment, une tribune de la société civile publiée dans L’Obs appelle à ce qu’elle accède à Matignon. L’opération de communication est bien pensée. La course est lancée.
« C’est au-delà de la politique, c’est humain, on parle d’années de vie en moins pour les gens si cette politique continue », plaide Abdelaali el Badaoui, cofondateur de Banlieues climat, qui estime que « Laurence Tubiana peut redonner confiance en la politique ».
Déterminée mais réaliste
Ces derniers jours, les mouvements sociaux ne décolèrent pas à l’égard des atermoiements du NFP. Avisant une citation opportune de Nelson Mandela inscrite sur un mur de cette vaste ferme urbaine – « Cela semble toujours impossible, jusqu’à ce qu’on le fasse » –, Laurence Tubiana réplique spontanément en citant Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »
Justement, l’ancienne ambassadrice pour les négociations de la COP21 a décidé de ne pas rester inactive. Le 18 juillet, officiellement, elle est comme en campagne – même un brin désespérée. Comme Christiane Taubira en 2022, elle a choisi les quartiers populaires de Seine-Saint-Denis pour marquer le coup et réaffirmer son ancrage à gauche. Elle y a intérêt, vu les quolibets que lui réserve La France insoumise (LFI).
Reprenant ses esprits, Laurence Tubiana rembobine le film. Elle raconte l’appel reçu, dimanche 14 juillet, des socialistes puis des écologistes, lui proposant d’être première ministre. Sa surprise, alors qu’elle était en vacances, se remettant d’une année difficile sur le front de la lutte contre la catastrophe climatique et d’une dissolution « délirante », « un calcul politique sans vision » de la part d’Emmanuel Macron.
Et puis sa décision prise : « Franchement, les bagarres politiques ne sont parfois pas jolies, mais ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas y aller. Le plus important, c’est le courage, la détermination, c’est ce qui m’a beaucoup motivée », narre l’ancienne conseillère auprès de Lionel Jospin à Matignon sur les questions de développement durable.
Par quatre fois, les équipes d’Emmanuel Macron l’ont sollicitée pour participer à la formation d’un gouvernement depuis 2017 – c’est une des raisons de la méfiance de LFI. Mais elle a refusé, rappelle-t-elle : « Comment peut-on me reprocher d’être “macroniste” ? Un gouvernement, ce n’est pas un casting, on sait quand on a le rapport de force à l’intérieur ou pas. J’ai accepté cette fois-ci parce que la transformation écologique avec les gens, et pas contre les gens, est possible. Tout ça pour dire que j’ai refusé d’y aller quand je savais que je ne gagnerai pas. »
Les Insoumis lui reprochent aussi d’avoir signé une tribune, le 11 juillet, appelant le NFP à « tendre la main aux autres acteurs du front républicain pour discuter d’un programme d’urgence républicaine ». Elle ferait alors, à leurs yeux, une entorse trop importante au contrat de législature défendu par l’alliance.
Mais, demande-t-elle, comment ignorer le barrage républicain dont le NFP a lui aussi bénéficié – même si la gauche a été largement exemplaire –, et l’évidente absence de majorité absolue dont il souffre à l’Assemblée avec ses 193 député·es ?
Le temps du NFP est compté
L’économiste persiste donc, quitte à contrarier : « Le NFP a engrangé des voix, c’est très bien, mais on n’a pas gagné, on n’a pas de majorité absolue. Au total, il y a une demande d’orientation à gauche, après des années de casse sociale, mais notre majorité est très fragile. Si le NFP veut faire des choses importantes pour les gens – le Smic à 1 600 euros, l’abrogation de la réforme des retraites, une fiscalité plus juste –, il faudra faire des lois et trouver des gens pour les voter avec nous. Il faut du réalisme, arracher toutes les victoires qu’on peut, et donc aller chercher les autres. »
La tribune qu’elle a signée plaidait notamment pour un « véritable gouvernement légitimé par l’Assemblée pour préparer le budget du pays pour 2025 et entamer la profonde réorientation des politiques publiques ».
Reste à convaincre LFI que cette recherche de majorité à l’Assemblée n’est pas un préalable aux reniements, voire à la trahison. Jusqu’à aujourd’hui, ses SMS à Manuel Bompard, coordinateur national du mouvement, à Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire, et à Éric Coquerel, ancien président de la commission des finances, sont restés sans suite, relate-t-elle. Or le temps presse.
« Il fallait prendre le président de vitesse. La responsabilité du NFP, c’est de se dépêcher », lance l’économiste au sujet de l’incapacité du NFP à se mettre en ordre de bataille. À ses yeux, celle-ci pourrait même être perdue lors du vote de la présidence de l’Assemblée en cas de défaite d’André Chassaigne.
Ces jours-ci, trois partis sur quatre du NFP plaident pour un vote des député·es de la coalition pour départager les candidatures pour Matignon – en demandant le retour d’Huguette Bello dans la liste. Si tel était le cas, Laurence Tubiana assure qu’elle « applaudirai[t] des deux mains, tant qu’on a quelqu’un de gauche à Matignon ».
Mathieu Dejean