Le monde occidental a vu se développer un vaste mouvement de solidarité avec les Palestinien.ne.s, en particulier dans le milieu universitaire, pendant la guerre enragée que l’armée israélienne mène contre Gaza depuis le 8 octobre 2023. Sans surprise, les emblèmes des mouvements islamistes engagés dans ce conflit, tels que le Hamas et le Hezbollah, étaient visibles dans ces activités de solidarité, malgré l’opposition entre les motivations de ces manifestations de solidarité et les principes des mouvements islamistes en général. Il n’est pas surprenant que la solidarité avec les Palestinien.ne.s exterminé.e.s à Gaza soit perçue comme une solidarité avec le Hamas, non seulement en tant que « gouvernement » ou autorité de facto à Gaza depuis 2007, mais aussi en tant que force qui déclare comme son objectif et prend en charge la résistance et la « libération de la Palestine ». Il est difficile de rompre ce lien entre solidarité avec Gaza et solidarité avec le Hamas, d’autant plus qu’Israël, dans sa riposte, et même dans les déclarations de ses responsables, identifie le Hamas avec le peuple de Gaza, une identification qui vise à permettre à Israël de mener à bien une opération internationalement inacceptable (éliminer la présence palestinienne à Gaza) conjointement avec une mission acceptable et qui rencontre même soutien et sympathie sur la scène internationale (éliminer le Hamas).
Ce tableau que nous présente aujourd’hui la réalité palestinienne a déjà été vu en Syrie lorsque les forces islamistes se sont emparées de la représentation de la révolution populaire, bénéficiant de la combinaison fertile de l’efficacité du fanatisme religieux et du soutien financier et politique extérieur. Dans les deux cas, le « héros » du roman qui se déroule sous nos yeux est un outsider qui en a corrompu l’histoire. Dans les deux cas, l’opposition entre le droit et sa représentation a ouvert la porte à la confusion et a empêché nombre de gens de s’identifier avec ce combat, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
L’opposition entre le droit et sa représentation a donné à l’Occident aligné sur Israël une porte de sortie. Cette discordance a produit un dilemme dont le nœud repose sur la superposition de deux paires d’éléments, la première étant l’attentat sanglant du 7 octobre et la violence inouïe de la riposte israélienne, la seconde le caractère indiscutable du droit des Palestiniens et le caractère inacceptable de cette faction palestinienne qui prétend être leur représentant.
La partialité occidentale en faveur d’Israël (médias, personnel politique, analystes) emprunte deux voies : d’une part, celle de la justification de la réaction sans précédent d’Israël en renvoyant constamment à l’attaque sanglante et barbare du 7 octobre, jusqu’à considérer l’opération « déluge d’Al-Aqsa » comme un événement fondateur ; d’autre part celle du déni de fait des droits des Palestinien.ne.s, « neutralisant » pour ainsi dire la légitimité de leur lutte en revenant sans cesse au caractère « terroriste » du Hamas. Le niveau maximal d’objectivité des partisans de la politique de guerre d’Israël n’a pas dépassé la formule suivante : « Le droit des Palestinien.ne.s à la terre et à un Etat est indiscutable, mais Israël a le droit de se défendre contre le terrorisme du Hamas ». Il va sans dire que la position symétrique est inacceptable pour eux, celle qui soutient pourtant logiquement que l’opération « déluge d’Al-Aqsa » est condamnable mais qu’elle est le produit d’un contexte colonial violent et discriminatoire. Car aujourd’hui, toute défense des droits des Palestinien.ne.s s’expose à l’accusation de soutien au Hamas et d’antisémitisme.
Les médias occidentaux, ouvertement pro-israéliens, ont cherché à instrumentaliser le Hamas et ce qu’il représente comme justification à l’enterrement des droits nationaux et politiques d’un peuple, non seulement pour le droit palestinien en tant que droit national et politique d’un peuple, mais aussi pour les droits de l’homme en Palestine, le droit à la vie. inclus Il est clair que l’accent mis sur le Hamas vise à neutraliser le droit des Palestiniens en « condamnant » ceux qui prétendent représenter ce droit et mènent des opérations « terroristes » au nom de ce droit. La réalité palestinienne nous confronte à ce paradoxe que le sujet politique qui prétend œuvrer pour un droit peut être l’une des causes de la perte de ce droit. C’est le cas lorsque le sujet politique s’inscrit dans une perspective totalitaire dans laquelle la revendication des droits n’est qu’une étape ou un levier de sa stratégie globale. Un tel sujet politique n’émerge pas de l’intérieur du droit qu’il dit représenter, mais largement de l’extérieur. C’est en effet le cas de toutes les forces islamistes qui assument des tâches « nationales », et presque toutes, en dépit des sacrifices consentis et de ce qu’elles réussissent à mettre sur pied, aboutissent en définitive au même résultat : la destruction et l’appauvrissement économique et politique.
Globalement, les choses se présentent aujourd’hui sous la forme d’un conflit entre deux droits, celui de la Palestine à une terre et à un État, que l’Occident n’a pas été capable de faire disparaître jusqu’à présent, et le droit d’Israël à exister et à se défendre. Le droit d’Israël à l’existence et à l’autodéfense se nourrit dans la conscience occidentale de l’image selon laquelle l’Israël civilisé est entouré d’ennemis méchants, tyranniques et barbares qui ne cherchent qu’à le détruire et à exterminer son peuple. De l’autre côté, le droit de la Palestine est entre les mains d’une force qui ne le représente pas vraiment (le Hamas) et dont la capacité à mener la révolte est alimentée par la perception irrationnelle de ce qu’elle croit être un mandat divin qui l’autorise à faire tout ce qu’elle veut, même si cela signifie une destruction généralisée. Dans le second cas, il s’agit d’un État qui adhère formellement aux normes démocratiques et bénéficie du soutien de la majorité des pays du monde, tandis que la relation du Hamas avec celles et ceux qui vivent à Gaza est une relation de contrôle et de privation de volonté politique.
Malgré le lien qui s’établit actuellement entre le Hamas et la résistance à Israël, il est facile de voir qu’il n’y a rien dans les principes, le comportement et les politiques du Hamas qui l’attache à l’aspiration à la libération qui a déclenché cette solidarité mondiale avec la Palestine. Le Hamas est un mouvement islamiste fondé sur le principe de la « domination identitaire », un principe profondément opposé à la libération, au refus de la relation de domination et de subordination et à la négation de la hiérarchie entre les identités, qu’elles soient religieuses, communautaires, nationales ou autres. Une pensée politique qui vise à dominer l’autre, n’est pas émancipatrice. La lutte pour se libérer de la domination, et non pour imposer une domination inversée, est la condition d’une démarche libératrice.
En définitive, mon opinion est que l’opposition entre le droit de la Palestine et sa représentation a eu malheureusement pour effet une déperdition d’une bonne part de l’énergie des mouvements de solidarité dans le monde faute d’une force capable de tirer un parti positif de cette énergie, tout comme l’énergie du vent est gaspillée lorsqu’il n’y a pas de moyen de l’exploiter et de l’investir.
Rateb Shabo