« Le CIO est-il une mafia ? » Cette question tranchante a été posée une fois par France Inter. Pour une réponse tout aussi cinglante : « Oui », à une très large majorité des auditeurs et auditrices. C’était en juillet 2008, à la veille de l’ouverture des Jeux de Pékin, alors que le Comité international olympique (CIO) venait de réussir, par le seul pouvoir de l’argent, à écraser toutes les contestations et appels au boycott pour continuer de faire prospérer son business model.
Quatre olympiades plus tard, voilà l’organisation sportive la plus puissante du monde installée à Paris. Avec le chef de la « mafia » – selon l’avis des auditeurs de France Inter – Thomas Bach, qui n’était « que » numéro 2 à Pékin en 2008, attendu en majesté pour la cérémonie d’ouverture sur la Seine, vendredi 26 juillet. C’est ensuite lui qui présidera les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) ; pas les représentants des pouvoirs publics français, réduits au rang de simples exécutants et financeurs.
Car, bien qu’on ait tendance à l’oublier au regard des moyens considérables engagés par la puissance publique ainsi que du niveau de coercition exceptionnel qu’impose à la population la tenue de cette compétition, les Jeux olympiques (JO) de Paris sont un événement privé, dont l’objectif premier est d’enrichir une compagnie au fonctionnement clanique, opaque et inégalitaire.
Cette structure, le Comité international olympique, qui a signé le contrat de ville hôte et délégué l’opérationnel au comité d’organisation de Paris 2024, est une association de droit privé suisse depuis 1984. Elle a pour ambition, gravée dans sa Charte olympique, de « bâtir un monde meilleur par le sport ». Pourtant, ses méthodes et résultats répondent plus à ceux d’une multinationale du spectacle qu’à l’« organisation à but non lucratif » qu’elle prétend être. Installé à Lausanne, comme près de quarante fédérations sportives internationales, le CIO bénéficie d’exonérations fiscales et n’a aucune obligation de publication de ses comptes détaillés.
Dans les grandes lignes, on sait que sur l’olympiade 2013-2016, il a empoché 5,7 milliards d’euros de revenus (principalement des sponsors et diffuseurs) ; 7,6 milliards pour la période suivante de 2017-2021. Selon sa communication, « 90 % » de cette somme seraient réinvestis dans le Mouvement olympique, dont le CIO revendique être la tête de pont, pour financer des projets sportifs à travers le monde.
Mais aucune information ne permet de retracer précisément l’argent distribué. Au CIO, tout est opaque : les contrats, les flux, les décisions. Même les archives ne sont pas toujours accessibles aux historiens. À peine apprend-on, à la lecture des rapports d’activité de l’organisation, que son président Thomas Bach, bien qu’officiellement « bénévole », a touché en 2023 une « indemnité » de fonction de 275 000 euros. Cette information figure en tout petit, au fond du dernier document rendu public, le 23 juillet, à l’occasion de la 142e session du CIO, à Paris.
Tous les autres membres « bénévoles » de la structure (au nombre de 111), mais aussi les membres honoraires (38), touchent quant à eux une « aide administrative annuelle » de 7 000 dollars par an. À quoi il convient d’ajouter une « indemnité journalière » de 450 dollars pour toute participation à un événement ou une réunion (le double pour les présidents de commission).
Pour les Jeux, ce forfait est aussi versé un jour avant et après la compétition « afin de couvrir le temps consacré au voyage ». Selon cette règle, chaque membre du CIO présent à Paris pour les Jeux olympiques (17 jours + 2 de voyage) puis paralympiques (12 jours + 2) va toucher au bas mot 14 850 dollars sur la période. Les officiels bénéficient aussi d’une prise en charge du transport et de l’hébergement (le CIO a pris ses quartiers dans un luxueux hôtel derrière les Champs-Élysées), et de l’accès aux compétitions. Sans compter les réceptions. Jeudi 25 juillet, à la veille de la cérémonie d’ouverture, ils ont été conviés à un prestigieux dîner de gala, élaboré par le chef multi-étoilé Alain Ducasse (un proche d’Emmanuel Macron) au cœur du musée du Louvre.
Ce traitement tranche avec la situation dans laquelle évoluent la plupart des athlètes olympiques, véritables acteurs de l’événement. Lesquels, même dans les pays les plus riches comme la France, ont parfois été contraints d’organiser des cagnottes en ligne pour couvrir leurs dépenses.
« Les accords de diffusion et de sponsoring des Jeux d’été et d’hiver rapportent chaque année des milliards au CIO et à ses affiliés. Mais le temps que ce flot d’argent traverse le Mouvement olympique et parvienne aux athlètes, il ne reste plus qu’un filet, souvent quelques milliers de dollars tout au plus », résumait le journaliste Will Hobson, dans une enquête sur la condition des athlètes américains, même parmi les meilleurs de leur discipline, publiée dans le Washington Post en juillet 2016, à la veille de l’ouverture des Jeux olympiques de Rio. Rien n’a vraiment changé depuis, renforçant l’image décrite par Will Hobson « d’une industrie du divertissement multimilliardaire dont les artistes sont souvent censés augmenter leurs propres revenus ou vivre dans la pauvreté ».
À Paris, cette industrie pourra aussi profiter de la participation (totalement bénévole, celle-là) des 45 000 volontaires déployé·es sur les compétitions, lesquel·les n’ont même pas le droit à une aide pour un hébergement. Parmi eux, Gabin, 18 ans, qui a été contraint d’organiser une cagnotte Leetchi pour payer sa venue depuis le Pas-de-Calais, comme l’a rapporté L’Avenir de l’Artois. Comme si cela ne suffisait pas, les dépenses sont aussi allégées par le travail précaire des ouvriers des chantiers d’installation et des danseurs et danseuses de la cérémonie d’ouverture.
Des scandales à répétition
Contrairement à une idée reçue, le fonctionnement du CIO ne repose pas sur l’adhésion d’États ou organisations internationales. Il s’agit d’une entité autonome, supranationale, constituée de personnalités recrutées par cooptation et qui ne rendent de comptes à personne.
La Charte olympique précise même, dans son article 16, que ses membres ne sont pas « responsables des dettes ou des obligations du CIO ». Les votes se font à bulletin secret. Y compris pour les scrutins les plus sensibles, ceux qui conduisent à la désignation des pays hôtes des compétitions et sont régulièrement entachés d’affaires de corruption. Une longue tradition de scandales, des Jeux d’hiver de Salt Lake City en 2002 (la ville de l’Utah vient d’être malgré tout désignée pour un nouveau tour en 2034) aux derniers Jeux d’été de Tokyo en 2021.
Dans ce dernier cas, la justice française a établi que le dirigeant sénégalais Lamine Diack avait coordonné le vote des membres africains du CIO pour que le dossier japonais l’emporte, pendant qu’une sociétéoffshore liée à son fils touchait 2,3 millions de dollars de commission occulte du comité de candidature nippon. Les mêmes circuits avaient déjà été utilisés pour la candidature de Rio 2016 ou pour que des athlètes russes échappent à des sanctions après la mise en place d’un système de dopage d’État.
Une proche de Modi, un soutien de Milei
Parmi les 111 membres actuels du comité, on retrouve un aréopage d’anciens sportifs, ou représentants de fédérations, qui évoluent au croisement des mondes des affaires et de la politique : le prince Albert II de Monaco, la collectionneuse indienne d’art Nita Ambani (épouse d’un milliardaire indien proche du premier ministre Narendra Modi), la ministre finlandaise de l’agriculture et ex-championne d’athlétisme Sari Essayah ou encore l’ancien député algérien Mustapha Berraf. Ce dernier est depuis des lustres l’homme fort de l’Association des comités nationaux olympiques d’Afrique (ACNOA, financée par le CIO), qui a laissé une ardoise – jamais remboursée – de plusieurs centaines de milliers d’euros à un entrepreneur français après les Jeux olympiques de Londres en 2012.
Le CIO fait aussi la part belle au banquier argentin Gerardo Werthein, qui siège depuis 2020 à la commission exécutive, le saint des saints de l’organisation. Il s’agit d’un proche du président d’extrême droite Javier Milei, lequel en a récemment fait son ambassadeur aux États-Unis, sans que cela fasse réagir quiconque à Lausanne.
Officiellement « apolitique », l’organisation n’a également rien dit quand un autre de ses membres, l’ancien champion et ministre français Guy Drut – condamné en 2005 dans une affaire de marchés truqués, avant d’être amnistié par Jacques Chirac – a appelé à voter pour l’extrême droite aux dernières législatives. Personne ne s’était élevé, non plus, devant le passé de Juan Antonio Samaranch, ex-ministre des sports de Franco, qui a conservé son titre de « président honoraire » malgré l’exhumation en 2009 d’une photo de lui effectuant un salut fasciste en 1974.
En fonction de 1981 à 2000 (il a été réélu par acclamation à chaque fois), Samaranch a fait basculer le CIO dans l’ère de sa financiarisation, tout en dirigeant un empire (textile, banque et immobilier) en Espagne et Amérique du Sud. Coopté en 2002, son fils et héritier, Juan Antonio Samaranch Jr., est aujourd’hui vice-président du CIO.
La construction d’un monopole
Les années Samaranch père ont marqué un tournant dans la structuration du comité, qui a déposé les marques commerciales olympiques en 1985, ouvrant la voie à une explosion des revenus. « Environ 30 000 dollars étaient versés par les chaînes de télévision au CIO dans les années 1970. Aujourd’hui, on en est à plusieurs milliards », relevait en 2008 l’historien du sport Patrick Clastres.
Dans ce contexte, développe le chercheur Alexandre Morteau dans une thèse récente sur le sujet, « les dirigeants olympiques se sont engagés dans un processus de centralisation et de bureaucratisation du système pour construire et administrer leur monopole de redistribution des revenus ». Ce qui a ensuite permis à ces mêmes dirigeants, associés aux acteurs économiques dominants du secteur, d’accroître leur influence afin par exemple « de négocier des dérogations fiscales avec les pouvoirs publics ».
Dans ce système vertical et clientéliste sur lequel règne le CIO, ce dernier n’agit pas comme un simple opérateur qui suivrait les évolutions de la société. Par son pouvoir, il dispose d’une force motrice, façonne l’événement à sa guise, véhiculant une idéologie dont les manifestations les plus éclatantes ont surgi ces dernières semaines dans les rues de Paris.
La privatisation de l’espace public par les sponsors internationaux (Coca-Cola, McDonald’s, Samsung) ou nationaux (LVMH, Accor, Carrefour) ? c’est dans le cahier des charges du CIO. La surveillance algorithmique et autres délires sécuritaires, ayant abouti à la militarisation du centre de Paris comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, comme l’a relevé The Guardian ? ce sont les exigences du CIO. Les coûts « annexes » qui explosent (notamment sur la sécurité) après avoir été sous-évalués dans le dossier de candidature ? c’est toujours le cas avec le CIO.
Au mois d’avril, un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur s’inquiétait ainsi auprès de Mediapart des prétentions toujours plus élevées des organisateurs des Jeux, que l’État n’arrivait plus à suivre, pour la mise en œuvre des dispositifs de sécurité. Ces demandes portaient notamment sur les effectifs de pompiers, dans un contexte de risques d’incendies ailleurs sur le territoire. Jeudi 25 juillet, c’est un représentant du monde sportif qui s’indignait des inégalités provoquées par les Jeux après s’être vu remettre, en même temps que son invitation pour assister à la cérémonie d’ouverture, unpasse Navigo gratuit et illimité jusqu’au 14 août, alors que les prix des transports en commun ont doublé pour les usagers franciliens.
Un bras de fer jamais engagé
Les pouvoirs publics ne sauraient pour autant se présenter comme victimes des caprices du CIO, après s’être mis à genoux pour l’accueillir. Dès 2015 et les prémices d’une candidature de Paris, quelques hauts fonctionnaires alertaient sur l’importance de conditionner ce projet à la mise en œuvre d’un réel bras de fer avec le comité. Leur credo pouvait se résumer ainsi : « Ok pour les JO, mais pas dans ce format. » Ils en critiquaient l’impact financier et environnemental. Après les défections de toutes les autres candidatures face à Paris, et le souhait de Los Angeles de se laisser plus de temps pour préparer 2028, la fenêtre paraissait encore plus ouverte en 2016 pour des négociations.
Mais cette piste n’a jamais été sérieusement explorée. La petite équipe qui portait la candidature – minée par les conflits d’intérêts et dont certains membres avaient aussi des liens avec le CIO (à commencer par le président Tony Estanguet, membre de l’organisation jusqu’en 2021) – a préféré avancer tête baissée pour garder en vie un système, certes à bout de souffle, mais dans lequel chacun était parfaitement intégré. « Les Jeux, ça fait rêver. Mais on ne regarde que le rêve, on oublie de regarder derrière le rêve, la machine à rêves qui est derrière et qui est peu rutilante », relevait en 2008 l’ancien athlète sénégalais Lamine Gueye, auteur d’un livre sur ses années de combat seul contre la présidence Samaranch.
Cet aveuglement s’est ensuite confirmé à toutes les étapes du projet, des réglages du dossier de candidature en passant par le vote de la « loi olympique » déroulant le tapis rouge aux diktats de l’institution de Lausanne. Si bien que, des années plus tard, la Cour des comptes invitait encore, dans un rapport publié en janvier 2023, le comité d’organisation de Paris 2024 et l’État – dont elle rappelait au passage qu’il est le « garant [financier] en dernier ressort d’un éventuel déficit final » – à muscler leur jeu « de façon coordonnée et avec fermeté » pour essayer d’arracher des « ajustements » au CIO.
Bien trop tard, et si peu efficace que les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur, soutenues par Emmanuel Macron, viennent d’être officiellement sélectionnées le 24 juillet par le CIO pour organiser les Jeux d’hiver en 2030 dans des montagnes ébranlées par le dérèglement climatique.
Antton Rouget