André Frappier (A.F.) - Peux-tu nous parler de ta prime jeunesse, ce qui t’a influencé culturellement et politiquement ?
Bernard Rioux (B.R.) - Je suis né en 1949 à Matane. Mon enfance s’est déroulée sur une ferme, dans une économie d’autosubsistance. J’ai été associé aux travaux de la ferme dès mon tout jeune âge.
Mes grands-parents maternels habitaient avec nous, des oncles et des tantes également : une véritable famille élargie. Mon père avait marié sa voisine. Au cours des années, les parents de mon père et de ma mère avaient donné des parties de leur terre à leurs enfants. Ainsi, sur cinq ou six kilomètres du boulevard Desjardins, de multiples cousins et cousines formaient une large fratrie.
La famille était très religieuse ; chaque soir, on suivait le chapelet à la radio. J’ai fréquenté des écoles gérées par les Ursulines et les Clercs de Saint-Viateur.
Mon père a quitté l’école en 2e année, ma mère en 6e année. En plus du travail à la ferme, mon père a travaillé comme camionneur en Gaspésie et comme bûcheron sur la Côte-Nord. Souvent, il partait plusieurs mois pendant que ma mère assurait l’organisation du foyer. Elle a élevé une famille de sept enfants.
Alors que j’avais 11 ans, en 1960, la famille a déménagé à Sept-Îles pour rejoindre mon père qui s’y était installé quelques mois plus tôt et où il avait trouvé un emploi comme vendeur d’automobiles. C’était pour moi une véritable révolution tranquille : un milieu urbain, une ville de travailleurs et de travailleuses qui provenaient de partout au Québec et d’ailleurs. C’était aussi la rupture avec la fratrie des cousines et cousins. J’ai bientôt fait de la lecture le centre de mon univers et cela sera déterminant pour mes préoccupations futures.
Durant mes études secondaires à l’école Gamache à Sept-Îles, j’ai décidé de rompre avec l’Église catholique. Je me définissais comme athée, allant à l’encontre des convictions de toute ma famille ; ce fut une première source de radicalisation. Je lisais des textes marxistes et je m’intéressais à l’histoire.
En 1966, Pierre Bourgault est venu à Sept-Îles afin de se présenter comme candidat pour le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) dans le comté de Duplessis. Ses discours ont confirmé mes convictions indépendantistes. Il a été minoritaire dans le comté, mais il a cependant obtenu 52 % des votes dans la ville de Sept-Îles. Alors que j’étudiais à l’Université de Montréal, durant deux étés, j’ai travaillé à l’entretien des lignes de chemin de fer à Sept-Îles pour m’aider à payer mes études. On voyait clairement la différence de classes : les casques jaunes, c’était les simples travailleurs, des francophones ; les casques blancs, leurs supérieurs hiérarchiques, étaient tous des anglophones. Les dirigeants de l’Iron Ore of Canada ou de Quebec North Shore and Labrador Railway Compagny of Canada étaient majoritairement anglophones. Quand je voyais passer les 135 wagons remplis de minerai se dirigeant vers le port de Sept-Îles, plusieurs fois par jour, je sentais bien le pillage dont le Québec était l’objet… Mon indépendantisme fut d’emblée anti-impérialiste. C’est pourquoi je ne fus jamais attiré par le Parti québécois (PQ).
A.F. - Quelles ont été tes premières implications militantes ?
B.R. - En 1967, j’ai déménagé pour entreprendre des études à l’Université de Montréal. Mes préoccupations sociales et politiques m’ont conduit en sciences sociales, particulièrement en anthropologie. J’ai dû suivre une propédeutique, un cours préparatoire aux études universitaires mis en place par la Faculté des sciences sociales, car il n’y avait pas encore de cégep à Sept-Îles.
Très vite j’ai commencé à me politiser et à me plonger dans le tourbillon des mobilisations. À l’automne 1968, il y a eu l’occupation des cégeps pour revendiquer notamment l’ouverture d’une deuxième université francophone à Montréal afin d’accueillir les nombreux finissants et finissantes des cégeps. La Faculté des sciences sociales de l’Université de Montréal a aussi été occupée. Tout semblait possible. Il y avait eu le « Mai français » cette même année. La répression s’abattit sur le mouvement des cégeps, mais les mobilisations continuaient de se multiplier tant sur le terrain national que sur le terrain syndical.
À l’automne 1969, peu après les mobilisations de McGill français 1, j’ai participé à ma première manifestation, celle contre le « bill 63 2 » qui a rassemblé plus de 60 000 personnes dans les rues de Québec. Cette époque a vu beaucoup de manifestations et de grèves qui exprimaient des critiques de l’institution universitaire entre autres.
En 1970, le Front de libération du Québec (FLQ) frappe un grand coup avec deux enlèvements. Son manifeste politique est lu à la télévision de Radio-Canada… Pierre Elliot Trudeau fait voter la Loi sur les mesures de guerre et l’armée pénètre au Québec. Je ne manquais aucune assemblée organisée pour dénoncer cette occupation militaire du Québec.
On assistait durant la même période à une montée des luttes ouvrières. Lors du conflit de La Presse en 1971, beaucoup d’étudiants et d’étudiantes ont participé à une grande manifestation organisée par les organisations syndicales. On a vu la police antiémeute matraquer des travailleurs lock-outés. C’était aussi l’époque des comités d’action politique (CAP) et je me suis joint à celui de Villeray. J’ai ensuite contacté le Mouvement progressiste italo-québécois (MPIQ), animé par des intellectuels de gauche qui publiaient le journal mensuel Il Lavoratore diffusé à 3 000 exemplaires. Mais je continuais à militer à l’université. J’ai quitté le MPIQ, attiré par le Groupe marxiste révolutionnaire (GMR), actif à l’université et composé essentiellement d’étudiants et d’étudiantes.
A.F. - Pourquoi as-tu préféré te joindre à une organisation trotskyste, et en particulier la Quatrième Internationale 3 ?
B.R. - J’avais lu les publications de la Ligue communiste (fondée en 1969 en France) et j’étais attiré par le courant qui se définissait comme marxiste révolutionnaire. J’ai donc commencé à militer avec le GMR qui s’impliquait dans la formation de comités étudiants de solidarité Québec-Chili. Le GMR défendait la nécessité de la construction d’une organisation internationale, la Quatrième Internationale. Et il était indépendantiste. C’était aussi une organisation féministe qui soutenait la construction d’un mouvement autonome des femmes. Ce profil programmatique correspondait tout à fait à ma vision du monde. J’ai participé le premier mai 1974 à l’occupation du consulat chilien organisée par les comités étudiants de solidarité avec le Chili initiés par le GMR.
La perspective d’appartenir à une internationale m’a toujours semblé incontournable à l’époque de la mondialisation capitaliste. Que les problèmes essentiels de l’humanité puissent être réglés sur une base locale ou nationale m’a toujours paru une vision erronée. La publication de la IVe Internationale, Inprecor, était une lecture régulière. On recevait également la visite de militants de la IVe comme Ernest Mandel, Alain Krivine, Éric Toussaint… Les discussions préparatoires aux congrès internationaux étaient l’occasion de débats importants.
En 1976, François Cyr, un des fondateurs des Nouveaux Cahiers du socialisme, et moi-même avons participé au congrès du Socialist Workers Party à Oberlin (Ohio) aux États-Unis ; il y avait 1 200 délégué·e·s. C’était une section non officielle de la IVe Internationale parce que la loi américaine empêchait les partis politiques d’être membre d’une internationale. C’était impressionnant de rentrer en contact avec la culture de la gauche américaine.
A.F. - Quelle critique faisais-tu du courant maoïste ?
B.R. - Avec la crise sino-soviétique et la dénonciation de la Chine comme révisionniste, un courant maoïste s’était développé à l’échelle internationale. Au Québec, il va influencer des militants et militantes des CAP des différents quartiers de Montréal et des groupes vont se former : En lutte et la Ligue communiste-marxiste-léniniste qui deviendra le Parti communiste ouvrier (PCO). Ce courant ne m’a jamais attiré. Bientôt, les organisations maoïstes vont se tourner vers le stalinisme. Cette incompréhension de la réalité du stalinisme et de la dégénérescence de la révolution russe m’apparaissait comme une lacune inacceptable. Au départ, En Lutte était indépendantiste, mais il va bientôt rompre avec cette position au nom du combat contre la politique du PQ et son influence dans le mouvement syndical.
A.F. - Quel était l’état d’esprit de cette génération militante ?
B.R. - Toute l’effervescence de cette période et ses multiples mobilisations induisaient une surévaluation des possibilités de transformation sociale. On prévoyait le développement d’un processus révolutionnaire pour les prochaines années.
A.F. - Mais quelles étaient les perspectives concrètes de développement du GMR ?
B.R. - La composition essentiellement étudiante du GMR devenait un obstacle à son développement ; on pensait devenir un noyau assez fort pour attirer des militants et militantes du mouvement syndical. Assez rapidement, on a compris que cette tactique de construction ne menait à rien. Il fallait faire un tournant et s’implanter dans le mouvement ouvrier, tout particulièrement dans le secteur public, et d’abord dans les hôpitaux. Le GMR crée alors un groupe d’intervention dans le secteur public. En 1974, je quitte l’enseignement pour aller travailler à l’hôpital Sainte-Justine dans le département de la buanderie. C’était assez difficile de sorte que j’abandonne ce travail au bout de quelques mois.
À partir de 1975, le GMR se donne comme projet de sortir de Montréal. C’est alors que j’ai déménagé à Québec avec une camarade pour former une nouvelle branche de l’organisation. En janvier 1976, je me trouve un emploi d’enseignant au Cégep de Sainte-Foy en sciences sociales, puis au Cégep Limoilou. Ce lieu est un peu le carrefour de la gauche. On rencontre des militants et militantes du Bureau des prisonniers politiques du Chili. Certain·e·s nous rejoignent. Peu à peu, on arrive à construire un groupe du GMR à Québec. Bientôt, on ouvre une librairie pour diffuser la littérature marxiste qu’on fait venir de Paris et de Pékin.
A.F. - Pourquoi tant d’importance accordée à l’époque aux luttes syndicales et au « tournant ouvrier » ?
B.R. - Durant la période 1971-1976, il y a une montée des luttes ouvrières. Les centrales syndicales publient des manifestes. La CSN publie Il n’y a plus d’avenir pour le Québec dans le système économique actuel et Ne comptons que sur nos propres moyens. La FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation et la CEQ 4, L’école au service de la classe dominante. Ces prises de position nourrissent notre espoir qu’un monde nouveau est en train d’émerger. Le point d’orgue de ces mobilisations a été la lutte du Front commun du secteur public de 1972 et la semaine de mobilisations de mai 1972 contre l’emprisonnement des chefs syndicaux.
Dans les centrales syndicales, les débats se multiplient autour de deux tendances : la perspective de la création d’un parti des travailleurs et des travailleuses ou un soutien critique au PQ. Les maoïstes s’opposent aux deux tendances, car ils sont en train de construire un parti révolutionnaire.
Le GMR concevait la construction d’un parti ouvrier comme une déviation réformiste. Mais au début de 1976, les débats l’ont amené à rompre avec une surestimation des possibilités d’un développement qualitatif de la lutte anticapitaliste. Même s’il y a eu une montée de la mobilisation ouvrière, on constate qu’elle a été récupérée par le PQ. Ces débats nous permettent également de remettre en question notre position sur le parti ouvrier. Le GMR adopte alors la perspective d’un parti ouvrier basé sur les syndicats. Nous participons aux initiatives du Rassemblement des militants syndicaux (RMS, 1974-1979), une organisation mise sur pied par le Groupe socialiste des travailleurs (GST) pour défendre la nécessité de la construction d’un parti ouvrier dans le mouvement syndical. Ce débat sur le parti des travailleurs a finalement été perdu par ce que nous appelions « l’alliance bureaucratico-péquiste », le PQ étant parvenu à assurer son influence dans le mouvement syndical, particulièrement à sa direction.
A.F. - La gauche ne commence-t-elle pas à être hégémonisée par les organisations maoïstes, En lutte et le Parti communiste ouvrier ?
B.R. - En 1976, le GMR comptait environ 100 militants et militantes. Nous comprenions que la construction d’une organisation révolutionnaire ne se ferait pas à partir d’un petit noyau de militants, mais par un processus de fusions et de regroupements. De leur côté, les organisations maoïstes avaient hégémonisé des couches militantes et dépassé l’éparpillement en mettant de l’avant l’importance du parti.
L’impératif d’un processus d’unification avec les autres organisations trotskystes se pose donc ; cela conduit à la fusion avec la League for Socialist Action (LSA) – la Ligue socialiste ouvrière dont est issu le GMR et le Revolutionary Marxist Group, le pendant du GMR au Canada anglais. En même temps, le débat sur la question nationale mène à considérer la nécessité de construire une organisation à l’échelle pancanadienne. La Ligue ouvrière révolutionnaire/Revolutionary Workers League (LOR/RWL), fondée en 1977, regroupe plusieurs centaines de personnes et connait une croissance significative. Elle devient attrayante pour les militantes et militants syndicaux. De plus, elle produit deux bimensuels, un en anglais et un en français. Cette orientation pancanadienne nous conduit à définir l’indépendance comme un axe essentiel de la stratégie de lutte contre l’État canadien.
L’intervention dans la campagne référendaire de 1980 se fit avec le mot d’ordre Oui à l’indépendance, non au PQ, pour l’annulation. Nous faisions de la lutte pour l’autonomie politique de classe – de la rupture avec le PQ – le centre de notre intervention, et cela, d’autant plus que le référendum portait sur la négociation d’une nouvelle entente. Cette position contribua à nous isoler tout à fait du courant « indépendance et socialisme » dont nous nous réclamions, car la majorité de ce courant défendait la position du Oui critique au référendum.
Rapidement se développe une lutte fractionnelle au sein de la nouvelle organisation, la LOR, concernant le tournant ouvrier. Les militantes et militants provenant de la League for Socialist Action/Ligue socialiste ouvrière (LSA/LSO), sous l’influence directe du Socialist Workers Party américain, mettaient de l’avant un tournant ouvriériste vers l’industrie. Au Québec, cela aurait signifié pour les militants et militantes de quitter leur emploi dans le secteur public pour aller dans les usines. Les divergences ont été présentées par les partisans du tournant industriel comme une lutte des classes au sein du parti. Il y avait les « petits bourgeois » de l’organisation, majoritairement des francophones, et les gens de la LSA/LSO qui faisaient le tournant vers l’industrie. Ces batailles internes ont pourri le climat. Le tout aboutit à une scission en 1980, trois ans après la fusion.
A.F. - Mais, n’est-ce pas l’ensemble de la gauche politique qui entre alors en crise ?
B.R. – Effectivement. La gauche maoïste est entrée dans une période de disparition rapide : En lutte se dissout en 1982 et le Parti communiste ouvrier en 1983. Les couches militantes anticapitalistes se décomposent… Penser la lutte pour le socialisme dans le cadre du stalinisme ne fut pas sans causer d’importantes difficultés : incompréhension de la question nationale québécoise, incompréhension de la radicalisation des femmes, mise en place de rapports autoritaires avec les organisations sociales, organisations marquées par le centralisme bureaucratique. À un autre niveau, le ralentissement des processus révolutionnaires dans le monde avait débouché, pour toute une génération militante, sur la crise du militantisme lui-même.
La bataille pour la création d’un parti ouvrier a été perdue. Les directions syndicales vont obtenir certaines concessions du gouvernement Lévesque lors du premier mandat du PQ comme la loi anti-scabs, la loi sur l’assurance-automobile… Mais la défaite du référendum de 1980 va porter un dur coup à toutes les volontés de transformation sociale ainsi qu’aux aspirations à la souveraineté. En 1982, le PQ participe à la destruction de son alliance avec le mouvement syndical en attaquant durement les travailleuses et les travailleurs du secteur public.
A.F. - Le lancement du Mouvement socialiste (MS) par le Comité des cent n’était-il pas, malgré tout, une nouvelle ouverture pour la gauche ?
B.R. - À notre sortie de la Ligue ouvrière révolutionnaire (LOR) en 1980, on a formé l’organisation Combat socialiste. Nous restions cependant attachés à une perspective de regroupement et d’unité. En 1981, le Comité des cent publie le Manifeste pour un Québec socialiste, indépendant, démocratique et pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Cette initiative ouvrait un nouvel horizon pour nous à Combat socialiste, en cette période de recul. Très rapidement, on se convainc qu’il est nécessaire d’être de ce mouvement, qu’il faut être là où se regroupent les militantes et les militants. Combat socialiste écrit donc au Mouvement socialiste pour lui indiquer notre volonté de faire partie du groupe et nous leur annonçons que nous y défendrons les positions de la IVe Internationale, mais nous n’avons reçu aucun accusé de réception. Combat socialiste est dissous. Les librairies rouges sont fermées. La publication, Combat socialiste, cesse de paraitre. C’est individuellement que nous entrons dans le mouvement. Nous ne visons pas seulement à construire notre courant, ce qui reste une préoccupation, mais aussi de construire le Mouvement socialiste.
On se rend bien compte que les personnes initiatrices du MS sont sociales-démocrates et qu’elles espèrent que d’autres éléments de la direction du mouvement syndical joignent le mouvement. Mais cela ne se produit pas. La période de montée des luttes (1971-1979) est terminée. Le MS adopte l’interdiction de la constitution de tendances. Nous sommes en fait exclus. La nécessité de construire un mouvement socialiste unitaire et pluraliste n’a pas été retenue ; la direction du MS a refusé d’ouvrir un véritable débat programmatique et stratégique.
Fondamentalement, les difficultés du MS exprimaient les difficultés de la période, dans le contexte de recul et de démobilisation du mouvement syndical sous le poids de la crise et de la cuisante défaite imposée par le PQ au mouvement syndical dans le secteur public.
A.F. - Comment continuer dans une telle période de recul ?
B.R. - J’avais alors écrit un court texte, jamais diffusé, intitulé Le désengagement politique et social : « La crise du militantisme est la forme sous laquelle est d’abord apparu le désengagement politique et social. Depuis la fin des années 70, cette crise n’a cessé de rebondir et de toucher en fin compte tous les secteurs de la population engagée dans un quelconque travail de transformation sociale ». Tout le texte visait à montrer que ce n’était qu’une période de réaction qui était récurrente dans l’histoire de la gauche et qu’une nouvelle montée de la radicalisation reviendrait, qu’il fallait se préparer à en saisir l’occasion. La chute du mur de Berlin en 1989 fait que les intellectuels de la bourgeoisie jubilent. Mais quelques années plus tard, des espoirs de transformations sociales renaissent par la montée du mouvement antiguerre, puis du mouvement altermondialiste à la fin des années 1990.
Au Québec, toute une génération de militantes et militants a laissé tomber parce qu’elle n’avait pas su mener les analyses nécessaires avec rigueur, qu’elle n’a pas su comprendre les besoins politiques des militantes et militants dans les mouvements sociaux. C’est sans doute la cohérence programmatique fournie par la Quatrième Internationale qui nous a permis de continuer le combat. C’est du moins ce dont j’étais persuadé. Malheureusement, la IVe maintenait la même surestimation des possibilités de rupture révolutionnaire.
En 1981, j’ai perdu mon emploi du Cégep Limoilou où j’ai toujours occupé des postes précaires. J’essaie pendant quelques mois de réaliser le tournant industriel sans succès. À la fin de 1984, je vis de l’aide sociale, mais au début de 1985, je trouve un travail comme enseignant en alphabétisation à l’éducation des adultes à la Commission scolaire des écoles catholiques de Québec. J’y resterai jusqu’à ma retraite en 2010. J’ai travaillé le plus souvent avec ceux qu’on appelait « les purs », ceux et celles qui pouvaient à peine lire et écrire leur nom, des personnes qui avaient vécu beaucoup de difficultés et de rejet. Leurs problèmes d’apprentissage étaient multiples. C’est en alphabétisation des adultes que j’ai vraiment découvert ma passion pour le travail enseignant et que j’ai développé un grand intérêt pour les réflexions pédagogiques. Cette même année, j’ai rencontré Vickie, on a eu deux enfants, Pascale et Sophie. Cela aussi change la vie.
Comme enseignant, j’ai été délégué dans les instances locales de la CSQ et j’ai publié pendant quelques années dans le journal du syndicat local, Le Suivi global !
A.F. - Mais la situation était aussi difficile pour le petit noyau de marxistes révolutionnaires que vous représentiez…
B.R. - Ce qui fit notre force et nous permit de continuer, ce sont les acquis programmatiques de la IVe Internationale. Notre projet de société était celui d’une démocratie socialiste, non un parti qui dirige tout comme le défendaient les maoïstes. Le respect de la démocratie des mouvements sociaux dans lequel on intervenait était pour nous fondamental. On ne considérait pas le mouvement des femmes comme un obstacle à la construction du parti, au contraire. Ces positions ont nourri notre cohérence et nous ont permis de passer au travers des difficultés.
En 1985, j’ai assisté avec une camarade au XIIe congrès de la IVe Internationale à Rimini en Italie. Entendre des camarades pakistanais, indiens, colombiens, japonais, français, italiens, nord-américains ou d’autres pays partager leurs expériences de lutte nous donnait toute la mesure de ce que pouvaient apporter ces échanges et concrétisait ce que signifiait un véritable internationalisme.
Par notre passage au Mouvement socialiste, nous avions perdu nos liens avec les marxistes révolutionnaires du reste du Canada. Mais nous n’avions pas abandonné notre projet de former une organisation pancanadienne. Après quelques années d’échanges et de contacts, nous refondions une nouvelle organisation, Gauche socialiste/Socialist Challenge Organization, présente à Vancouver, Edmonton, Toronto, Montréal et Québec. Mais nous poursuivions toujours l’objectif d’un regroupement plus large de la gauche au Québec.
A.F. - Comment Gauche socialiste a-t-elle pu concrétiser sa volonté d’unification de la gauche du Québec à ce moment-là ?
B.R. - L’adoption par le NPD-Québec 5 de l’indépendance du Québec et l’ouverture faite par Paul Rose, dirigeant du NPD-Québec, d’accepter le regroupement de la gauche dans le parti sans exiger que les organisations membres du regroupement se dissolvent nous incita à opérer ce nouveau tournant. Gauche socialiste est entrée dans le NPD-Québec comme une composante du NPD-Québec, et aux élections québécoises de 1989, certains de nos militants se sont présentés sous la bannière de ce parti. Nous avons contribué à redéfinir les bases programmatiques et stratégiques du NPD-Québec et sa transformation en Parti de la démocratie socialiste (PDS). J’étais alors responsable de l’entretien du site Internet du PDS.
A.F. - Le processus s’approfondit avec l’initiative de L’aut’journal et du Regroupement pour l’alternative politique (RAP) …
B.R. - Au tournant des années 2000, c’est la mobilisation contre la volonté du gouvernement américain d’imposer la Zone de libre-échange des Amériques. Une grosse manifestation de 60 000 personnes a lieu au Sommet des Amériques à Québec en 2001. On assiste à une nouvelle période de montée des luttes. Le 1er mai 2004, plus de 100 000 travailleuses et travailleurs sont descendus dans la rue pour dire non aux politiques néolibérales du gouvernement libéral de Jean Charest.
Dans les discussions menant à la fondation du PDS, nous défendons notre conception de la démocratie, dont la reconnaissance des différents courants politiques, l’idée de porte-parole au lieu de chef, des mécanismes permettant l’inclusion des femmes dans la vie du parti. Les militantes de Gauche socialiste avaient mené une réflexion très importante sur ce plan. Tout cela contribuera à donner un profil particulier au parti Union des forces progressistes (UFP) à sa fondation en 2003, et sera également un héritage dont bénéficiera Québec solidaire. Je milite alors à la coordination nationale de l’UFP, et je travaille à la définition de la position du parti sur la constituante. En 2005, j’ai écrit, en collaboration avec Denise Veilleux, un texte intitulé Trouver ensemble les contours d’un Québec indépendant.
Le processus d’unification de la gauche pouvait s’élargir avec l’initiative de L’aut’journal de tenir un colloque qui devait discuter de cette unification. Gauche socialiste est une composante du PDS et la volonté de regroupement traverse toute la gauche. Nous participons au colloque organisé finalement par le RAP. Un processus de négociation pour une éventuelle fusion s’engage entre le PDS, le Parti communiste du Québec (PCQ) et le RAP. Cette fusion se fera et donnera l’UFP.
Cependant, Pierre Dubuc, directeur de L’aut’journal, et Marc Laviolette, ex-président de la CSN, n’hésitent pas à s’inscrire à contre-courant de ces processus. En 2004, ils lancent le club Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQ-Libre) à l’intérieur du PQ. Au lieu d’appeler les syndicalistes à rejoindre l’UFP, ils les appellent à rallier le PQ. « Ils se sont juste trompés de parti », ai-je écrit dans une polémique contre cette initiative. Pauline Marois a finalement exclu du PQ ce club politique en 2010, mais Dubuc et Laviolette sont demeurés au PQ.
Durant cette période, l’UFP présentait des candidats et candidates et on s’en allait vers la fusion avec le parti Option citoyenne de Françoise David pour former Québec solidaire. On avait tiré des leçons du passé. On proposait une orientation programmatique très large dans la déclaration de principe qui permettait d’inclure tous les courants.
A.F. - Le processus de fusion de l’Union des forces progressistes et d’Option citoyenne prend aussi la voie rapide ?
B.R. - Tirant les conclusions du refus du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard à la plupart des revendications de la Marche mondiale des femmes en 2000, Françoise David avait soulevé la nécessité d’un parti politique féministe. Avec la création du mouvement D’abord solidaires, des premiers pas sont faits dans cette direction. Mais le débat continue entre la perspective de construire un mouvement social ou celle de construire un parti. Finalement, Françoise David opte pour la fondation d’un parti, qui s’appellera Option citoyenne. Au début, cette nouvelle organisation ne se considère pas nécessairement indépendantiste, mais elle adoptera cette position au bout du compte.
La fusion entre l’UFP et Option citoyenne pour former Québec solidaire se fera finalement par une déclaration de principes très générale laissant ouvert tout le processus de définition du programme, lequel s’étendra sur dix ans !
A.F. - Pourquoi le processus d’élaboration du programme de QS s’est-il étiré sur dix ans ?
B.R. - Quand on a commencé le processus d’élaboration du programme, on avait deux choix : clarifier nos positions politiques sur des questions comme notre conception du socialisme et nos rapports avec les grands courants du mouvement socialiste international ou opter pour un programme centré sur des revendications précises pour les différents secteurs de la société. On avait tiré la leçon de nos expériences passées. Si on commençait par les débats idéologiques, on allait assez rapidement provoquer des polarisations, ce qui ne cimenterait pas réellement la nouvelle organisation.
Nous avons opté pour ce qui était le plus emballant, soit amorcer un processus d’élaboration programmatique en cherchant à impliquer les membres le plus largement possible par un processus d’allers-retours multiples.
Mais, à partir d’un moment, l’absence de toute discussion à caractère idéologique nous a empêchés de parvenir à une orientation stratégique clairement définie et à préciser l’alternative politique que nous proposions à la société québécoise. C’est là une faiblesse de la démarche qui se manifestera plus tard.
A.F. - Pourquoi avoir lancé le Réseau écosocialiste dans Québec solidaire ?
B.R. - La conférence d’août 2012 de Gauche socialiste adoptait la perspective de lancer un réseau écosocialiste. Il s’agissait de contrer une orientation qui négligeait l’intervention dans les mouvements sociaux et de promouvoir une orientation de rupture anticapitaliste. L’idée était de regrouper les différents collectifs anticapitalistes pour défendre cette approche. Le Réseau écosocialiste, créé en 2013, a défendu dans Québec solidaire la nécessité de se définir comme un parti aspirant à former un gouvernement de rupture avec la société capitaliste et de chercher à construire un parti agissant dans les mouvements sociaux. Pour cela, il fallait construire des réseaux militants dans QS. C’est ainsi que les militantes et militants du Réseau écosocialiste 6, avec d’autres, ont mis sur pied le Réseau militant écologiste (RME) et le Réseau militant intersyndical (RMI).
A.F. - Après l’élection de 2014, Québec solidaire est à la croisée des chemins ?
B.R. - Depuis le début, la base électorale a progressé d’élection en élection, mais en 2014, malgré l’élection de Manon Massé, le parti passe de 6 à 7,63 % des votes. Pour certains, cette progression est trop lente. Si on désire faire un saut qualitatif et envisager de prendre le pouvoir, il faut opérer des changements dans les pratiques électorales du parti. Le rapport du Comité de coordination propose une série de pistes : définir plus précisément les circonscriptions gagnables, professionnaliser les stratégies de communication, définir des plateformes ayant des propositions plus concrètes, contester la place donnée à l’indépendance, choisir des candidats et candidates non pas d’abord selon leur implication dans les mouvements sociaux, mais surtout en fonction de leur notoriété. L’application de ces propositions allait permettre un saut qualitatif, soit l’élection de 10 député·e·s en 2018. Gabriel Nadeau-Dubois allait porter avec brio cette orientation.
A.F. - Certains débats ne sont-ils pas récurrents à Québec solidaire ?
B.R. - Les rapports au PQ, la définition de la laïcité, notre conception de la constituante, nos rapports avec les mouvements sociaux, la lutte antiraciste et la place de l’indépendance sont des débats qui reviennent régulièrement. Ainsi, en 2017, c’est la troisième fois que le congrès débat des rapports au PQ. Les militantes et militants du Réseau écosocialiste, formé de différents collectifs socialistes, défendent avec d’autres, le refus de toute alliance avec le PQ. Encore une fois, après environ un an de discussions dans différentes instances, QS prend une position sans équivoque contre toute alliance avec le PQ, ce qui nous a permis de faire élire 10 député·e·s et de ne pas sombrer avec le PQ, comme l’a affirmé Paul Cliche dans son livre : « Ce genre de pacte électoral n’aurait pas seulement stoppé le développement de QS dans les circonscriptions où il n’aurait pas présenté de candidats, il aurait mis également sa survie en danger 7 ».
Des débats sur l’environnement rebondissent constamment, comme celui sur le soutien à la bourse du carbone, sur la taxe carbone et sur la baisse de la cible des émissions de gaz à effet de serre. Sur ce terrain, les positions écosocialistes que défend le Réseau militant écologiste ont été mises en minorité. Je relate ces débats de façon détaillée dans le numéro 28 des NCS 8.
A.F. - Pour quoi avoir lancé Presse-toi à gauche ! ?
B.R. – Lors de sa fondation en 2006, Québec solidaire ne se donne aucune presse indépendante. Le site Internet de QS vise à diffuser des positions du parti et, pour sa partie interne, à favoriser les échanges entre les membres. Le journal la Gauche socialiste est peu diffusé et son site dont j’assure la mise en ligne demeure assez méconnu. Il était absolument nécessaire de construire un site qui constituerait une véritable tribune de débats dont la gauche québécoise a grandement besoin pour répondre aux défis de la période. Presse-toi à gauche ! est lancé en 2006 par une équipe de militantes et de militants de différentes tendances dont la plupart militaient à Gauche socialiste. Mais rapidement, l’équipe s’élargit. Au début, nous avions même l’ambition de publier également une version papier, mais cet objectif a été abandonné après la publication de deux numéros.
Presse-toi à gauche ! s’appuie sur une courte plateforme qui définit la publication comme anticapitaliste, féministe, écologique, indépendantiste et internationaliste. On voulait que ce soit un site de débats et d’informations qui s’inscrive en solidarité avec Québec solidaire. Et on espérait que QS utilise Presse-toi à gauche ! pour mener ses débats et favoriser l’élargissement de son audience.
Au début, on voulait être une tribune de la gauche en marche. Maintenant, on est plus un média qui publie un large éventail d’articles concernant tant la politique québécoise, canadienne qu’internationale ainsi que des communiqués qui proviennent des mouvements sociaux et des centrales syndicales. C’est en fait une plateforme comme on aurait voulu que soit un média de Québec solidaire, un média qui donne la priorité à l’intervention et à la mobilisation avec les mouvements sociaux. Des militantes et militants syndicaux, écologistes, féministes et populaires et des intellectuel.le.s nous ont offert des contributions.
Presse-toi à gauche ! accompagne les débats sur l’élaboration programmatique de QS et n’hésite pas à prendre position comme collectif ou comme militants. Cela n’est pas trop apprécié par les responsables de QS, car nous ne mettons pas notre esprit critique de côté.
On publie hebdomadairement depuis 17 ans. On peut recenser près de 10 millions de visites ; celles-ci dépassent maintenant 2000 clics par jour. Presse-toi à gauche ! rend compte des luttes des mouvements sociaux, mène des entrevues, publie des vidéos, reprend des articles de différents médias du monde et fait tout un travail de traduction pour élargir sa couverture. On a abattu un immense travail d’information et d’animation de débats. Au fil du temps et du développement de la crise climatique, nous avons défendu des positions de plus en plus clairement écosocialistes.
A.F. - Quels sont tes projets maintenant ?
B.R. – L’écosocialisme et une mobilisation pour le blocage des projets émetteurs de GES m’apparaissent incontournables. En somme, cette mobilisation doit viser à arrêter la destruction écologique et sociale dont est responsable le capitalisme. Comme le disait le militant brésilien Chico Mendes : « L’environnementalisme sans lutte des classes, c’est du jardinage ! »
A.F. - Comment vois-tu la remontée de la gauche ?
B.R. - Il faut repenser complètement le sens et les fins de la bataille pour l’indépendance du Québec. La situation actuelle de chaos climatique nous interpelle pour définir une nouvelle conception du territoire de la nation. L’indépendance du Québec doit être présentée comme celle d’un territoire libéré pour la communauté terrestre pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe, historien camerounais. Cela implique une rupture radicale avec le nationalisme conservateur. Il faut concevoir l’indépendance dans un horizon réellement décolonial et cosmopolitique. C’est une réflexion à laquelle j’espère pouvoir me consacrer.
Plus que jamais nous sommes dans une situation où, comme on dit, il n’est pas nécessaire d’espérer pour agir… Pour cela, un premier pas est de regrouper l’ensemble de la militance écosocialiste et de faire de cette perspective celle de l’ensemble des mouvements sociaux antisystémiques.
André Frappier
Militant syndical et politique