S’il existe outre-Manche une longue tradition d’émeutes racistes et d’action de rue de l’extrême droite, ces émeutes ont pourtant surpris et inquiété à plusieurs titres. Tout d’abord par leur ampleur, leur durée et le niveau de violence à l’encontre de personnes et de biens. Ensuite, par la relative faiblesse, dans un premier temps, de la riposte antiraciste, même si les mobilisations du 7 août semblent indiquer une inversion de tendance. Enfin, et peut-être surtout, parce que, contrairement à la version véhiculée par les médias (britanniques ou autres), mais aussi par certains canaux militants, ces émeutes ne se réduisent pas à la mobilisation des groupes d’extrême droite, en particulier la constellation issue de la English Defence League de Tommy Robinson (active de 2009 au milieu des années 2010) – même si ceux-ci sont présents et totalement hégémoniques sur le plan politique.
Dans ce texte, Richard Seymour, fondateur de la revue Salvage et auteur de nombreux essais sur la politique britannique, l’extrême droite contemporaine et le nationalisme, analyse la spécificité de ces émeutes et le contexte politique et idéologique qui les a rendues possibles. Il souligne le rôle des affects racistes et islamophobes dans une mobilisation qui déborde largement l’extrême droite organisée mais dont celle-ci est la première bénéficiaire.
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La Grande-Bretagne rêve de sa propre chute. En l’espace de quelques jours, le pays a été plongé dans deux séquences de réactions hallucinées, basées sur de fausses suppositions concernant l’identité d’une personne. Dans le cas de la victoire de la boxeuse algérienne Imane Khelif sur l’Italienne Angela Carini, le réseau réactionnaire autour de Mumsnet [forum de discussion en ligne entre parents] a décidé que Khelif était une intruse masculine dans un espace réservé aux femmes. La ministre britannique de la culture, Lisa Nandy, a déclaré se sentir « mal à l’aise » à propos du match et a vaguement évoqué les complexités de la biologie. Même certaines personnes de gauche crédules se sont laissées entraîner dans ces fureurs.
Plus inquiétant encore, en réponse à une terrifiante attaque au couteau à l’encontre de onze enfants et de deux adultes lors d’un cours de danse sur le thème de Taylor Swift à Southport, au cours de laquelle trois de ces enfants ont été tués, des milliers de personnes à travers le Royaume-Uni ont supposé que le suspect était un migrant arrivé par un « small boat » [embarcation de fortune avec laquelle les migrant·es traversent la Manche] et qu’il figurait sur une « liste de personnes sous surveillance du MI6 » [service de renseignements britannique]. Le suspect étant âgé de moins de dix-huit ans, son identité n’a pas été rendue publique dans un premier temps. En moins de 24 heures, les rumeurs provenant des comptes habituels de désinformation de la droite se sont propagées, amplifiées par Tommy Robinson [ancien dirigeant de la English Defence League] et Andrew Tate [figure de l’extrême droite sur les réseaux sociaux], et largement diffusées par des comptes basés aux États-Unis.
Ce schéma de vagues convergentes d’agitation en ligne qui culminent vers des points de ralliement momentanés pour la droite est typique du fonctionnement des réseaux sociaux. Mais après des années de guerre culturelle délibérée, pendant lesquelles les conservateurs ont dénoncé une « invasion » de migrant·es et se sont engagés à « arrêter les small boats », et où la presse de droite a déversé un discours anxiogène sur la menace d’une « immigration de masse », après une campagne électorale au cours de laquelle l’opposition travailliste a accusé le gouvernement d’être trop « laxiste » en matière d’immigration et a promis d’intensifier les expulsions, et à la suite d’un grand rassemblement d’extrême droite dans le centre de Londres auquel s’est adressé Tommy Robinson, tout ce merdier s’est répandu dans l’espace réel.
Comme l’émeute raciste de Knowsley l’année dernière, ou les violences de Southport, au cours desquelles des bandes ont attaqué une mosquée locale, les émeutes récentes n’étaient pas dirigées ou organisées par des fascistes, bien que des membres de groupes tels que Patriotic Alternative aient été présents. La majorité des participant·es étaient des personnes racistes non-organisées des communautés locales. Le cycle d’émeutes qui a suivi a touché Whitehall, Hull, Sunderland, Rotherham, Liverpool, Aldershot, Leeds, Middlesborough, Tamworth, Belfast, Bolton, Doncaster et Manchester. À Rotherham, les émeutier·es ont mis le feu à un hôtel hébergeant des demandeurs d’asile. À Middlesborough, ils ont bloqué des routes et n’ont laissé passer que les conducteurs « blancs » et « Anglais ». À Tamworth, ils ont saccagé des logements pour réfugié·es et les ont couverts de graffitis sur lesquels on pouvait lire : « England », « Fuck Pakis » et « Get Out » [Dehors !]. À Hull, alors que la foule traînait un homme hors de sa voiture pour le battre, les participant·s ont crié « Tuez-les ! » À Belfast, où une femme portant le hijab a été frappée au visage alors qu’elle tenait son bébé, les manifestant·es ont détruit des magasins musulmans et tenté de prendre d’assaut la mosquée locale en scandant « Get them out » [Virez-les !]. À Crosby, près de Liverpool, un musulman a été poignardé.
Les débris de l’extrême droite qui subsistent ont joué un rôle d’organisation, mais celui-ci était secondaire. La plupart des manifestations auxquelles ils ont appelé ont été peu suivies et elles ont été aisément débordées par la riposte antifasciste. À Doncaster, une seule personne s’est présentée à la manifestation prévue. La sinistre réalité est que, loin d’être provoquées par l’extrême droite, les émeutes lui ont fourni sa meilleure occasion de recrutement et de radicalisation depuis des années. Les manifestations ont attiré des foules de grands-mères déboussolées, politiquement aliénées et racistes et des jeunes perméables à l’ambiance du moment, souvent originaires de régions en déclin, dont la plupart sont certainement bien plus mal lotis que les escrocs et millionnaires qui les incitent à agir. Beaucoup n’ont pas voté lors des dernières élections (où le taux d’abstention a atteint un niveau record) ou ont voté pour Reform UK [le parti de Nigel Farage, figure politique de la droite radicale issue du mouvement pro-Brexit] en raison d’un désir ancré depuis longtemps de punir les migrant·es et les rebelles. Tous·tes n’étaient pas là pour participer à des émeutes ou des pogroms, et une partie de la base de l’extrême droite est encore respectueuse de l’ordre public, malgré les récriminations de Nigel Farage au sujet d’un « deux poids, deux mesures en matière de maintien de l’ordre ». C’est pourquoi Tommy Robinson a ressenti le besoin de prendre ses distances avec les émeutes, alors qu’il les avait initialement défendues. Cependant, pour les éléments fascistes présents, et qui savaient ce qu’ils faisaient, le facteur décisif a été la découverte d’une masse critique de jeunes hommes prêts à s’engager dans la voie de la violence.
Comme toujours, parmi ceux qui ont déclaré que les émeutier·es expriment des « préoccupations légitimes » on trouve une fraction du « lumpen-commentariat », incarnée par Carole Malone, Matthew Goodwin, Dan Wootton et Allison Pearson. Il est à noter toutefois que ces « préoccupations » ne portent pas sur les questions de « fins de mois » [bread and butter issues] dont beaucoup à gauche semblent penser qu’elles désamorceront l’agitation raciste : comme je l’ai déjà dit à maintes reprises, ce n’est pas l’économie qui est ici en cause. Ce que les deux récentes paniques morales ont en commun, c’est l’image coprologique d’un « matériau qui n’est pas à sa place » : des frontières et des barrières qui s’érodent et des gens qui se trouvent là où ils ne devraient pas être. Les « faits » importent peu, comme cela a été prouvé par le fait que les émeutes se sont poursuivies même lorsque la justice a révélé que le suspect était en fait un mineur britannique. Le « fact-checking » ne peut faire disparaître ce phénomène. Il serait instructif de demander à l’un·e de ces émeutier·es « Blanc·hes » ou « Anglais·es » ce qu’il ou elle aurait fait si le suspect avait été Blanc. L’un des arguments de rationalisation des émeutier·es qui prétendent ne pas être racistes est que, comme le suspect a tué des enfants, il n’est pas « vraiment » britannique, car tuer des enfants va à l’encontre des « valeurs britanniques ». Mais même si on suppose que les émeutier·es auraient agi ainsi si un homme blanc avait tué des enfants, qu’auraient-ils ou elles défendu dans ce cas ? Et quelles auraient été leurs cibles ? Le pub Wetherspoons [chaîne de pubs] du coin ?
Il est intéressant de se pencher sur le fonctionnement historique de ces rumeurs. En 1919, à East St Louis, dans l’Illinois, un massacre raciste a été déclenché par la fausse rumeur selon laquelle les Noirs de la ville complotaient pour assassiner et violer des milliers de Blanc·hes. À Orléans, en 1969, des magasins juifs ont été attaqués par des émeutiers enflammés par la rumeur salace selon laquelle des commerçants juifs droguaient leurs clientes et les vendaient comme esclaves. En 2002, l’affirmation infondée selon laquelle des musulmans avaient incendié un train avec des pèlerins hindous à bord a servi de prétexte à un effroyable déchaînement de meurtres et de viols de masse islamophobes. Comme l’a montré Terry Ann Knopf dans son histoire des rumeurs et émeutes racistes aux États-Unis, ces mobilisations fonctionnent précisément en se passant de « critères de preuves », car les détails et les spéculations concernant des événements extraordinaires – réels ou imaginaires – fonctionnent comme des nœuds autour desquels se cristallise un fantasme raciste déjà actif. Dans ces circonstances exceptionnelles, réelles ou supposées, on rejette les sources officielles (seuls les « moutons » font confiance aux « grands médias ») tandis que les « témoins oculaires » ou « experts » non-officiels acquièrent un statut momentanément indiscutable. La distorsion systématique des faits devient une méthode. Ce qui compte, c’est ce que le fantasme autorise, ce qu’il permet de faire. Dans le cas présent, il a permis aux gens de réaliser leurs fantasmes de vengeance.
Et pourtant, ces mouvements dépendent entièrement des sources officielles dont ils se méfient. Après tout, comment se fait-il que la BBC puisse parler d’une de ces manifestations à la sauce Tommy Robinson comme d’une « marche pro-britannique » et qualifier à plusieurs reprises les émeutier·es de « manifestant·es », alors que sur ITV, Zarah Sultana [députée de Coventry et figure de l’aile gauche du parti travailliste] est traitée avec mépris par un panel blanc pour avoir évoqué l’islamophobie et le fait que les présentateurs de l’émission décrivent des musulman.es en position d’autodéfense comme des « personnes masquées criant Allah Akbar » ? Comment se fait-il que, comme en France, les moments les plus « populistes » de l’extrême-centre néolibéral soient ceux où il tente de déborder les fascistes sur la race, l’immigration et la « question musulmane » ? Rien n’est plus impeccablement bourgeois et conformiste à notre époque que la métaphysique raciale de l’extrême droite.
Le cœur vibrant de l’idéologie qui interpelle et rassemble ces foules racistes est l’idée de frontière. L’extrême droite européenne de l’entre-deux-guerres avait une vision coloniale, son utopie se nourrissait de l’idée d’expansion territoriale. L’extrême droite ethnonationaliste d’aujourd’hui est essentiellement sur la défensive, préoccupée par le déclin et la victimisation et, en Europe et en Amérique du Nord, par la perspective de « l’extinction des Blanc·hes ». Pourtant, nombre de ses principales innovations tactiques et idéologiques proviennent non pas des centres historiques d’accumulation du capital mais du Sud : l’événement qui a servi de signe annonciateur n’a pas été le drame régional du Brexit, mais le pogrom du Gujarat. Il est temps, une fois de plus, de provincialiser l’Europe ; cette horrible saga fait, en effet, partie du processus d’auto-provincialisation de l’Europe, alors même que celle-ci lutte pour conserver son pouvoir mondial. Il existe une relation directe entre les frontières sanglantes de la forteresse Europe, son militarisme croissant et le reflux ethno-chauvin. Et il n’y a pas d’exemple plus provincial qu’une « Grande »-Bretagne en déclin qui tente pathétiquement de « jouer dans la cour des Grandes Puissances », alors même qu’elle développe les instruments d’un processus de frontiérisation sadique et s’adresse à ses sujets dans le langage de l’absolutisme ethnique.
Pendant que ces événements nauséabonds se déroulaient en Angleterre, je me trouvais en Irlande, dans un camp d’été écosocialiste à Glendalough. J’ai entendu des militant·es antifascistes qui avaient récemment dû faire face à des troubles similaires, également favorisés par les politicien·nes et les médias bourgeois.
Il semble qu’il y ait trois points communs entre les deux situations.
Le premier était que, tactiquement, lorsqu’on essayait de séparer les fascistes du public raciste qui les suit, il n’est pas utile de parler de « l’extrême droite ». La question du fascisme peut difficilement être évitée, mais il faut parler concrètement de ce que ces gens représentent réellement. Sinon, beaucoup parmi celles et ceux que l’on veut convaincre prendront cela pour de l’intimidation moralisatrice et adopteront même fièrement des termes comme « extrême droite » pour se définir elles et eux-mêmes.
Le deuxième point est qu’en termes d’intervention politique immédiate, il est plus utile d’avoir des comités enracinés dans les communautés locales et capables de réagir rapidement et de défendre les personnes attaquées avec les moyens appropriés que de faire venir des villes des militant·es que personne ne connaît sur place. Nous avons bien sûr besoin de grandes mobilisations, mais elles doivent servir de points de ralliement pour des actions ultérieures.
Enfin, il est absolument inutile de décoder la violence raciste plébéienne comme une expression déformée d’« intérêts matériels » et d’essayer de la contourner en s’organisant sur un autre sujet, comme l’eau ou le logement, car cela ne permet pas de s’attaquer au racisme sous- jacent.
C’est sur ce dernier point que je souhaite conclure. J’ai insisté à plusieurs reprises sur le fait que nous devons cesser de penser que les questions « de fin de mois » [bread and butter issues : questions de pain et de beurre] résoudront le problème. Le pain et le beurre, c’est bien. Nous l’apprécions tous mais nous ne l’aimons pas. Si vous aimez vos enfants, ce n’est pas parce qu’ils augmentent votre pouvoir d’achat, votre énergie et votre temps libre. Vous les aimez, entre autres, à cause de leurs besoins, à cause des sacrifices que vous devez faire pour eux. Inversement, il n’est pas surprenant que la plupart des gens ne votent pas, la plupart du temps, en fonction de leur portefeuille. L’idée qu’il s’agit d’une pathologie particulière qui ne se manifeste que chez les partisans du Brexit ou les électeurs de Trump est absurde. Ce que nous détestons, ce n’est pas le sacrifice, mais le sentiment écrasant d’humiliation, de défaite et d’échec. Face à cela, nous sommes prêt·es à presque tout pour gagner quelque chose. Il faut revenir à la théorie des passions ou, en termes marxistes, à la relation de l’humanité à son objet.
Plus précisément, dans un contexte qui est celui d’une compétition sociale incessante, d’une inégalité de classe croissante, d’une culture de célébration des gagnant·es et de sadisme envers les perdant·es, et des conséquences psychologiques de plus en plus toxiques de l’échec, nous devons prendre en compte les passions persécutrices et vengeresses sécrétées par le corps social. Plutôt que de blâmer simplement la désinformation, ou de désigner comme bouc-émissaire l’ingérence russe ou le « lobby israélien », nous devons réfléchir à la manière dont les campagnes de désinformation exploitent ces passions incontrôlables et les transforment en armes politiques. Nous devons nous demander comment l’excitation débordante de ces émeutier·es, leur enthousiasme face au spectre de la catastrophe et de l’anéantissement, est en partie une alternative aux affects omniprésents de paralysie et de dépression nés d’une civilisation moribonde.
Richard Seymour