Lyon (Rhône).– Avec les Jeux paralympiques, d’autres championnes et champions sont entré·es en scène, mercredi 28 août. L’inclusion était une nouvelle fois au cœur de la cérémonie d’ouverture, cette fois d’une manière très sage : une longue chorégraphie a mêlé des danseuses et des danseurs aux corps différents.
Les commentateurs l’ont répété en boucle : ces jeux doivent être « un moment de bascule »,l’occasion de « changer de regard », de « donner toute sa place à chacun », a promis Tony Estanguet, le président de Paris 2024. Comme les Jeux olympiques, ils doivent également encourager la pratique du sport des personnes handicapées.
Seulement, en 2024 en France, l’accessibilité des établissements publics à toutes les formes de handicap, pourtant rendue obligatoire en 2005, reste un objectif encore lointain : seule la moitié des bâtiments est accessible. Les infrastructures sportives de proximité, souvent vieillissantes, n’échappent pas à la règle.
« Je faisais de la course à pied et je fréquentais une salle de musculation. J’ai vite vu que cela allait être compliqué de continuer le sport en fauteuil roulant », explique Julien Jouffroy, tétraplégique à la suite d’un accident en 2012. Il s’est d’abord tourné vers le handisport (voir notre encadré). Il a pratiqué quelque temps le rugby fauteuil, mais le club le plus proche se trouve à Bourgoin-Jallieu (Isère), à 45 minutes de route de son domicile à Lyon. « Il y a peu de clubs, ils sont donc souvent éloignés de nos domiciles, alors que nous avons de gros problèmes de mobilité »,rappelle-t-il.
Mickaël Nguyen, Julien Jouffroy, vice-président de l’association ANTS et Abderamane Atoussi. © Caroline Coq-Chodorge / Lucie Weeger / Mediapart
La question de l’adaptation des équipements sportifs à son handicap s’est aussi très vite posée, dès le centre de rééducation que Julien Jouffroy a fréquenté un an après son accident. Il n’était pas autonome sur certaines machines où il travaillait sa musculature : « Il fallait m’attacher les mains pour que je ne tombe pas », se souvient-il.
Dans ce centre, il a rencontré Vance Bergeron, chercheur en physique à l’École nationale supérieure de Lyon, franco-américain, grand sportif, paralysé après un accident de vélo. Le scientifique est tout aussi insatisfait et fait des recherches. Il découvre le vélo à électrostimulation, couramment utilisé par les personnes handicapées moteurs aux États-Unis : via des électrodes, des impulsions électriques stimulent les muscles des jambes paralysées qui peuvent pédaler de nouveau, avec plus ou moins d’assistance.
Vance Bergeron a d’abord acheté un vélo pour son propre usage. Puis a germé l’idée de rendre ce vélo, et d’autres machines adaptées, accessibles au plus grand nombre de handicapé·es moteurs. En mars 2019 a ouvert la salle de sport ANTS à Lyon, dans des locaux de l’École normale supérieure.
La discrimination en chiffres
Les Jeux paralympiques pourront-ils donner une impulsion à la pratique du sport par les personnes handicapées ? C’est ce qu’espère Xavier Choiral, vice-président de la Fédération française du sport adapté. Cette fédération regroupe 65 000 licencié·es atteint·es d’un handicap mental et/ou psychique. Une autre fédération, celle du handisport, se concentre sur les handicaps physiques et revendique 30 000 licencié·es. Ces 95 000 licences sont une goutte d’eau au milieu des 8,8 millions de licences sportives délivrées chaque année. Pourtant, 18 % de la population française est porteuse d’un handicap.
Les personnes handicapées peuvent aussi rejoindre des clubs « ordinaires ». Plusieurs se sont engagés dans cette démarche d’inclusion. Le ministère des sports avait fixé, pour les Jeux paralympiques, l’objectif de 3 000 clubs inclusifs, formés à l’accueil des personnes handicapées. Il est loin d’être atteint, reconnaît Sandrine Rabaud, directrice technique nationale adjointe de la Fédération française handisport. « Et il ne faut pas que cela soit de la poudre aux yeux, met-elle en garde. Suivre une formation pour récupérer des subventions ne suffit pas, il doit y avoir une vraie politique d’accueil. » Elle rappelle encore que l’accès au sport des personnes handicapées « ne peut pas être rentable. Cela ne peut pas être autre chose qu’une politique publique ».
Dans cette salle d’une centaine de mètres carrés, il y a une dizaine de machines, presque toutes adaptées au handicap moteur grâce à d’ingénieux bricolages. La machine à triceps a été dotée d’une petite motorisation pour régler la hauteur du siège. Le vélo à bras est équipé d’un gant magnétique pour faciliter la préhension du pédalier. L’appareil pour travailler le dos leur a été vendu comme accessible au fauteuil roulant, mais « en réalité, on butait contre un pied », explique Julien Jouffroy. « On ne pouvait pas atteindre les poignées. On a donc ajouté un réglage pour que les poignées viennent vers nous. »
Celui qui fut ingénieur met aujourd’hui ses compétences dans l’adaptation des équipements destinés aux personnes handicapées. Il s’agace d’un « défaut d’ingénierie » généralisé. Sur son fauteuil roulant, il a « tout changé, à part le cadre », par exemple son dossier : « La position n’est pas physiologique. On est tassé, voûté, alors qu’on est assis toute la journée. Cela conduit à des sciatiques, des hernies. » Il l’a donc modifié pour « avoir une posture cambrée, naturelle ».
Pour les personnes handicapées moteurs, le corps est un souci permanent. « Les muscles paralysés se rétractent », explique Jérôme Jouffroy, qui montre son bras atrophié. Et les escarres, des plaies très douloureuses et difficiles à soigner, menacent les membres paralysés. Preuve de l’efficacité de la pratique sportive pour prévenir ces plaies : « Pendant le premier confinement, quand la salle était fermée, 9 % de nos adhérents ont souffert d’escarres, l’un d’eux a même été amputé. Depuis la réouverture, nos adhérents n’ont plus d’escarres »,assure Julien Jouffroy.
L’autonomie en fauteuil roulant exige aussi de la force physique. Il faut faire les transferts, s’installer ou en sortir, et bien sûr pousser sur les roues du fauteuil mécanique. Véronique Vachon montre ses bras : « Je n’ai jamais été aussi musclée ! »
Handicapée à la suite d’un accident de péridurale en 2019, Véronique Vachon fréquente deux fois par semaine la salle de sport. Ses membres inférieurs sont partiellement paralysés. Elle peut marcher 20 à 30 minutes, mais « les pieds à plat, sans pouvoir monter les genoux, qui peuvent se dérober à tout moment ». Elle se déplace donc en partie en fauteuil roulant. La découverte des discriminations qui frappent les personnes handicapées fut un choc : « Tout est une galère : adapter son logement, acheter une voiture aménagée, même obtenir une carte d’invalidité ! »
Elle n’en revient pas « du niveau d’infantilisation ». « On ne nous écoute pas, comme si on n’était pas capables de réfléchir. Cela tient aussi à notre position assise. Je dois sans cesse défendre mon autonomie. Même dans ma famille, j’ai dû recadrer tout le monde. Le sport m’aide à garder une stature. »
Hostilité dans les salles classiques
Mickaël Nguyen, handicapé depuis l’âge de 17 ans, a d’abord pratiqué de nombreux sports – basket fauteuil, sports de combat, sans prendre en compte ses limites. « Je me suis esquinté les vertèbres, les jambes. »
Dans la salle de sport ANTS, qu’il fréquente huit heures par semaine, il est désormais conseillé par les deux enseignants en activité physique adaptée présents en permanence, qui proposent des programmes étudiés pour chaque sportif. Mickaël continue à « chercher les endorphines pour évacuer la colère », mais en préservant son corps. L’effort le distrait aussi de ses douleurs neurologiques, qui le « parasitent ». « En me concentrant sur un exercice, mes sensations, je détourne mon attention. J’y gagne en clarté d’esprit », confie-t-il.
La salle de sport associative compte aujourd’hui 120 adhérent·es et approche de la « saturation »,explique Julien Jouffroy, son vice-président. Une seconde salle vient d’ouvrir à Grenoble, mais doit encore trouver son public. L’équilibre économique est très précaire : « L’abonnement est de 40 euros par mois, ce qui est déjà beaucoup pour des personnes qui vivent souvent sous le seuil de pauvreté. Pour être rentable, il faudrait un abonnement à 137 euros. Alors on court sans cesse après les subventions. »
L’association refuse les personnes valides. Elles pourraient pourtant être intéressées par les vélos à électrostimulation, de plus en plus prisés par les sportifs et les sportives. Juste retour à l’envoyeur : beaucoup d’adhérent·es ont fait l’expérience de l’inaccessibilité des salles de sport ordinaires, voire même de l’hostilité lorsqu’ils les fréquentaient.
Abderamane Atoussi « rêvait » de pratiquer avec des valides. Pourtant « hyper sociable »,pourvu d’un grand réseau amical, il a été très vite découragé par son passage dans une salle de sport classique : « Je n’avais accès avec mon fauteuil roulant qu’à deux machines : le vélo et les haltères. Et les coachs ne s’occupaient pas de moi, ils préféraient draguer les filles. »
Caroline Coq-Chodorge