Comme un pétard qui rencontre une allumette ? La nomination de Michel Barnier à Matignon par Emmanuel Macron le 5 septembre, après des semaines de fausses pistes, pourrait rendre la manifestation de samedi plus explosive que prévu. La date avait été posée tôt, pour le symbole et pour peser dans l’urgence sur un président de la République retranché dans sa tour d’ivoire.
Exactement deux mois après l’arrivée du Nouveau Front populaire (NFP) en tête des élections législatives anticipées, La France insoumise (LFI) et des organisations de jeunesse – Union étudiante et Union syndicale lycéenne –, rejointes par les Écologistes, le Parti communiste français (PCF), le Planning familial, Nous Toutes, la Jeune Garde ou encore Attac, appellent à « une grande manifestation contre le coup de force d’Emmanuel Macron » en tendant la main aux « forces politiques, syndicales et associatives attachées à la défense de la démocratie ».
Un rassemblement de militants de La France Insoumise devant la Préfecture de Perpignan pour demander la destitution du président de la République le 31 août 2024. © Photo Quentin de Groeve / Hans Lucas via AFP
L’attitude du président de la République depuis le 7 juillet n’a fait qu’accentuer la défiance de la gauche et du mouvement social à son égard, qui attendaient de lui un changement de cap politique. Après avoir déclaré que « personne ne l’a[vait] emporté », celui-ci a écarté la candidature de Lucie Castets à Matignon au nom de la « stabilité institutionnelle » et multiplié les consultations – notamment du Rassemblement national (RN), dont il attendait la magnanimité – pour éviter la « censurabilité » du gouvernement. Résultat : non seulement l’assurance d’une « cohabitation » sans alternance, mais, pire, le risque d’un virage encore plus à droite.
L’inertie au sommet, le mouvement à la base
La donne a donc changé pour les organisateurs de cette manifestation, qui devait jusqu’à jeudi être une manifestation « contre X », comme s’en amusait Manès Nadel, président de l’Union syndicale lycéenne. La situation, qui incarnait jusqu’à la caricature le maintien du statu quo, témoigne désormais de l’inconséquence démocratique d’Emmanuel Macron.
« Michel Barnier n’a aucune légitimité à être premier ministre. En nommant un macro-lepéniste, Macron fait le jeu de l’extrême droite, et ça ne peut que renforcer la mobilisation », analyse Éléonore Schmitt, porte-parole de l’Union étudiante. « Ça nous donne deux fois plus de raisons de nous mobiliser. On était dans une forme d’inconnu, on sait désormais qu’on est dans une mascarade institutionnelle », commente Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac. « C’est profondément choquant : on a eu un vote très clair contre Macron et l’extrême droite, et on se retrouve avec un gouvernement Macron qui a le soutien de l’extrême droite. On ne se rend pas encore compte de la portée de cet acte », complète Manès Nadel.
Reste à savoir si la colère peut se traduire en action collective, ou si l’apathie sur laquelle compte le président de la République depuis sa « trêve olympique » l’emportera.
« J’ai l’impression que ça peut plutôt bien prendre, parce que la politisation liée à la période de dissolution s’est cristallisée », affirme Manès Nadel. « Emmanuel Macron apparaît comme un président autocrate. C’est un aspect nouveau qui est susceptible de soulever une importante vague de colère. Cette première date doit la fédérer autour de mots d’ordre communs pour préparer la suite », abonde Éléonore Schmitt. La pétition lancée par LFI pour demander la destitution d’Emmanuel Macron a recueilli plus de 230 000 signatures.
En dehors de Paris, d’autres rassemblements sont prévus dans quelque 150 villes, selon les organisateurs. « La rentrée s’annonce explosive : si Macron ne veut pas céder face aux parlementaires du NFP, il va apprendre à céder devant le mouvement social », promet Cem Yoldas, porte-parole de la Jeune Garde, qui défilera à Strasbourg (Bas-Rhin).
Toutefois, le défi à relever pour rassembler largement en aussi peu de temps, dans un contexte où la gauche a de quoi désespérer, reste immense. « La manifestation de samedi sera un test, explique Philippe Poutou du NPA-L’Anticapitaliste, qui défilera à Carcassonne (Aude), où il était candidat aux législatives. Il reste quelque chose de la dynamique du NFP, mais dans un état fragilisé. Quand une élection, même gagnée, n’amène aucun résultat tangible, ça ne peut que résigner, y compris dans des milieux très révoltés. » Pour lui comme pour d’autres dans des circonscriptions rurales, l’enjeu du 7 septembre – et au-delà – est donc aussi de « consolider une gauche militante qui avait disparu de la circulation, et qui était réapparue dans la campagne ».
Le fait que LFI soit le principal initiateur de l’appel avec les organisations de jeunesse pourrait avoir perturbé le récit unitaire du NFP. Le Parti socialiste (PS), déjà contre la motion de destitution déposée par LFI le 4 septembre (espérant un débat à l’Assemblée nationale sur le sujet), n’a pas rejoint l’appel à manifester – son premier secrétaire, Olivier Faure, devant ménager ses opposants résolument anti-mélenchonistes. « La mobilisation du 7 septembre, dans toutes les villes-préfectures, sera le premier temps populaire de l’action. Le dépôt des motions de destitution et de censure ouvrira le débouché politique de ces actions de terrain. Elles en seront le prolongement naturel », écrit Jean-Luc Mélenchon sur son blog, en grand artificier du mouvement social.
Un mouvement social ingouvernable ?
Cette désunion au sommet peut avoir un effet dissuasif sur la société civile non encartée : « Les valeurs portées par LFI sont justes, mais il y a une façon d’exposer les sujets qui irrite trop, et un personnage central qui entraîne des anticorps. En tant que citoyens engagés, on a besoin d’un mouvement de la gauche unie », regrette ainsi Julie Chastang, médecin généraliste membre du collectif Nos services publics. L’absence de travail de convergence avec les syndicats est aussi pointée du doigt.
« Le glissement illibéral du régime a des conséquences pour tout le monde, on aurait pu construire une mobilisation beaucoup plus large, très politique, mais moins politicienne »,note pour sa part Simon Duteil, de Solidaires. « On touche aux limites d’un NFP conçu uniquement comme une alliance électorale, alors que le Planning familial ou Attac en étaient, que la CGT, la FSU et quelques syndicats Sud pouvaient en être davantage partie prenante », analyse aussi Théo Roumier, militant de Sud-Éducation en lycée professionnel. Les syndicats ont en ligne de mire le 1er octobre, censé marquer l’ouverture des débats sur le budget à l’Assemblée nationale.
On sait toutefois à quel point la personnalité d’Emmanuel Macron peut coaliser les colères contre lui. Le matériel de propagande diffusé par LFI met l’accent sur ce point : « Macron, casse-toi », « Le 7 septembre, je marche, il dégage », « Macron, destitution ! », affichent les Jeunes Insoumis et LFI. « Nous appelons les Français à manifester, quelles que soient leurs opinions politiques. L’enjeu, c’est la démocratie : un homme seul décide d’effacer le résultat des urnes d’un revers de la main », explique Manuel Bompard, coordinateur national de LFI.
Si le doute demeure sur l’envergure de la mobilisation samedi, les protagonistes du mouvement social partagent la conviction qu’une colère diffuse est là. Seule la question de la manière dont elle va surgir est en suspens. Le souvenir des « gilets jaunes », dont les revendications avaient fini par porter sur la démocratie avec le référendum d’initiative citoyenne (RIC), n’est pas loin.
« Quand Emmanuel Macron avait une grande majorité à l’Assemblée nationale, ça ne l’a pas empêché de provoquer le mouvement des gilets jaunes. S’il continue comme ça, je ne sais pas s’il va terminer son mandat », avance ainsi Cem Yoldas. « Si la gauche ne prend pas en charge cette colère, peut-être qu’elle ressortira de manière protéiforme. Le refus d’Emmanuel Macron d’entendre les contre-pouvoirs, et maintenant les urnes, met en danger la paix civile », avertit Manès Nadel.
Mathieu Dejean