Alors qu’Emmanuel Macron vient de nommer Michel Barnier à Matignon, Lucie Castets explique pourquoi le Nouveau Front populaire (NFP) s’apprête à le censurer. L’ancienne directrice des finances de la ville de Paris, dont le nom a été proposé par la coalition de gauche et écologiste le 23 juillet, a mis un terme à ses fonctions pour se consacrer pleinement à son rôle de candidate à la primature.
Elle annonce à Mediapart qu’elle ne sera pas dans une « position d’attente » dans les prochains mois : « Il faut parler aux Français. Je quitte mes fonctions à la mairie de Paris, je vais essayer de prolonger l’élan », déclare-t-elle, anticipant le fait que le NFP pourrait être appelé à gouverner « après la censure ou en 2027 ».
Lucie Castets à Paris en août 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mediapart : Emmanuel Macron vient de nommer Michel Barnier à Matignon, un ancien ministre de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, membre du parti Les Républicains (LR), qui a fait environ 6 % des voix aux législatives. Comment réagissez-vous ?
Lucie Castets : C’est une décision qui va à rebours de la logique de nos institutions. Il est très problématique qu’Emmanuel Macron ait pris autant de temps pour arriver à cet aboutissement, qui s’explique très difficilement au regard du résultat des législatives. Je ne vois pas comment nos concitoyens le comprendraient davantage que moi.
Emmanuel Macron a semblé laisser le Rassemblement national (RN) jouer un rôle d’arbitre. C’est très délétère, alors que les Français ont dit vouloir tourner le dos à l’extrême droite et à son programme aux législatives anticipées.
Je ne vois pas dans quelle mesure Michel Barnier pourrait mettre en place des améliorations significatives de la vie des Français dans une telle configuration. Je ne sais pas quelle est la nature des discussions qu’il a eues avec le président de la République et les autres groupes politiques, mais ça n’augure rien de bon. Je suis très inquiète, à la fois sur le fond et sur la forme. Le message démocratique envoyé est très mauvais.
Est-ce que le NFP doit le censurer a priori ou attendre de connaître sa feuille de route ?
Nous allons réagir tous ensemble, mais tout indique que sa politique sera la poursuite de celle d’Emmanuel Macron. Voire pire : qu’il a fait des concessions a priori vis-à-vis du RN.
Ne regrettez-vous pas l’hypothèse Bernard Cazeneuve ?
La question n’est pas celle du nom, mais celle du programme et des marges de manœuvre d’un premier ministre pour s’écarter des politiques menées par Emmanuel Macron depuis sept ans, et a fortiori de ce que propose le RN. En l’occurrence, les ingrédients sont réunis pour que la politique du président soit poursuivie, voire qu’elle s’approprie davantage les grands marqueurs du RN.
Michel Barnier a voté contre la dépénalisation de l’homosexualité en 1981. Pour vous qui êtes ciblée pour votre orientation sexuelle depuis que vous l’avez révélée, est-ce un choc ? Un symptôme de la droitisation d’Emmanuel Macron ?
Je ne sais pas si nous avions besoin d’un nouveau symptôme de sa droitisation. J’y vois un signal négatif pour toutes les personnes qui subissent ce type de discriminations. Et plus largement un signal de son absence d’efforts en faveur du renouvellement politique. Michel Barnier, non seulement ce ne sont pas des idées neuves, mais ce sont des idées réactionnaires.
Après votre rendez-vous avec Emmanuel Macron le 23 août, vous pensiez qu’il avait entendu qu’un changement de cap politique était nécessaire. Avez-vous vraiment cru que ce président qui mène des politiques libérales depuis sept ans allait permettre à la gauche d’accéder au pouvoir ?
Je ne pouvais pas, en sortant de l’Élysée, ne pas retranscrire le message qu’on avait entendu d’Emmanuel Macron, et c’était celui-là. Comme il parlait beaucoup de « stabilité », nous lui avons demandé ce qu’il entendait par là – nous ne savions pas alors quelle force aurait ce terme. Il a dit : « J’ai bien compris que les gens attendent autre chose, qu’ils veulent un changement de ligne politique. »
Cela me semblait assez inattendu de la part du président de la République et je crois savoir que c’est quelqu’un qui contrôle ses propos. Je ne dis pas que je suis surprise, mais j’essaye d’être une interlocutrice de bonne foi et j’ai choisi de retranscrire ce qu’il m’avait dit dans cet état d’esprit. Néanmoins, il était extrêmement clair au moment de cette consultation qu’il voulait à la fois jouer le président, le premier ministre et le chef de parti. Je voyais bien qu’il entendait maintenir sa politique et composer son propre gouvernement.
On sait désormais que la « stabilité institutionnelle » n’était qu’un prétexte pour écarter la gauche du pouvoir. Il craignait que je détricote ce qu’il a fait. Mais ça, ça s’appelle la démocratie.
Pour mettre toutes les chances de gouverner de votre côté, ne fallait-il pas faire des concessions sur le programme du NFP, pour trouver un accord de non-censure avec les autres groupes à l’Assemblée nationale ?
Je pense que le président de la République et son camp sont de très mauvaise foi, là encore, quand ils véhiculent l’idée selon laquelle nous avons toujours dit : « Le programme, rien que le programme, tout le programme. » Ce n’est pas ce que j’ai défendu. J’ai dit que nous voulions « rompre avec la logique d’un camp contre un autre ». Nous voulions montrer que nous respections le travail transpartisan. Mais personne n’a voulu voir ça. Ce n’est pas que ça a échappé à Emmanuel Macron : il ne veut simplement pas qu’on gouverne, il ne veut pas qu’on change la vie des gens.
Par ailleurs, le format des consultations telles qu’il les a organisées a conduit à figer l’ensemble des participants dans leur positionnement. Il n’est pas possible dans un tel contexte de construire des accords sur certains textes.
Il aurait dû suivre la logique institutionnelle et désigner une première ministre du camp arrivé en tête des élections. La charge me serait revenue de construire des accords et si je n’y étais pas parvenue, je serais tombée. C’est ça, le jeu démocratique. Mais on ne nous a pas laissé notre chance. Quand je discute avec Charles de Courson, d’autres membres du groupe Liot [Libertés, indépendants, outre-mer et territoires – ndlr] ou même du MoDem, on arrive à se mettre d’accord, y compris sur des recettes fiscales nouvelles que le président de la République a rejetées.
Lucie Castets à Paris en août 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Lesquelles ?
Par exemple, une augmentation de la taxe sur les transactions financières. On aurait pu avoir une majorité dessus. Ensuite, il y a une question de curseur. Le Smic à 1 600 euros, c’est l’objectif du NFP. Mais les modalités et le phasage se discutent. Or, on ne nous a laissé aucune chance. Emmanuel Macron ne veut pas qu’on change sa politique. Il parle maintenant d’une coalition qu’il souhaite créer, mais c’est totalement chimérique.
Si par miracle il parvenait à réunir l’ensemble des partenaires qu’il continue à recevoir hors NFP – le bloc central et le bloc de droite –, il aurait encore 335 députés contre lui. De quoi parle-t-on ? La coalition n’existe pas plus de son côté. On demande des comptes au Nouveau Front populaire, mais les autres ne sont pas davantage en mesure de les rendre.
Aviez-vous anticipé que certains points du programme du NFP – Smic à 1 600 euros et rétablissement de l’impôt sur la fortune – allaient être clivants, que vous alliez devoir faire des concessions ?
Nous n’avons pas raisonné dans ce sens-là. On s’est plutôt demandé quelles premières mesures nous allions porter, celles qui auraient un sens très profond pour les Français et qui seraient susceptibles de créer du consensus. Je pense à la réforme des retraites. On nous dit que c’est un « totem », mais en réalité, c’est le totem du président de la République : c’est lui qui s’est acharné envers et contre tout à faire passer cette réforme.
Les sujets de services publics sont aussi très consensuels quand on s’adresse à la population. Pour peu qu’on arrive à dépasser nos clivages partisans, on peut donc parvenir à des accords. Les députés ont aussi des comptes à rendre à leurs électeurs.
Si le NFP réplique par la censure du nouveau gouvernement, le Rassemblement national (RN) aura un droit de vie ou de mort sur ce dernier. N’est-ce pas prendre le risque d’accorder énormément de pouvoir à l’extrême droite ?
Ce n’est pas le NFP qui lui accorde autant de pouvoir, c’est le résultat des élections. Je ne peux pas répondre autre chose. Il y a trois blocs à l’Assemblée nationale, nous en sommes conscients. Mais le Nouveau Front populaire censurera un nouveau gouvernement, quel qu’il soit, s’il considère que la politique qu’il mène est injuste et ne répond pas aux besoins des Français.
Avec ses 126 députés, le RN aura néanmoins un poids déterminant et son institutionnalisation ne va faire que s’accentuer…
C’est une source de préoccupation majeure pour moi et ça devrait l’être pour le président de la République. Mais ce qu’il est en train de faire, en bloquant la vie politique de notre pays, donne l’impression aux gens qu’ils votent pour rien. Je note qu’Emmanuel Macron était disposé à donner les clés d’un gouvernement sans majorité absolue à Jordan Bardella, ce qu’il refuse aujourd’hui à la gauche.
Le président de la République joue donc un rôle majeur dans l’institutionnalisation du RN et il le fait de manière cynique. Je suis sincèrement effrayée pour notre pays. Les sorties du parti de Marine Le Pen sur les binationaux nous rappellent que nous n’avons pas affaire à une extrême droite policée, mais à une extrême droite prête à fracturer le pays et à trier nos concitoyens.
Toute poursuite de la politique menée depuis sept ans, même avec quelques atténuations de façade, donnera un boulevard au RN qui pourra dire : « La prochaine fois, choisissez une vraie alternance. » Mon espoir était que le NFP puisse incarner une alternance politique. Le président de la République a fait le lit du RN, car la politique qu’il est en train de conduire, prétendument au-dessus du clivage droite/gauche, ne prend pas en compte la vie des gens.
En matière économique, Emmanuel Macron diffuse toujours l’idée qu’une seule politique – la sienne – est possible, et qu’il s’agit d’une affaire d’experts…
C’est fascinant, alors qu’il n’y a pas plus politique que l’économie. Il y a malheureusement une hégémonie culturelle et intellectuelle de la droite sur la question économique – on le voit au traitement médiatique de ces sujets. On fait toujours un procès en irresponsabilité à la gauche sur la politique économique, alors que c’est le président de la République qui a fait exploser la dette. C’est lui qui a conduit à la procédure bruxelloise pour déficit excessif contre la France. Mais c’est encore nous qui sommes des dingos ?
On est loin de parvenir à renverser le stigmate et c’est un des combats qu’il nous faut mener dans les années à venir. Le Medef dit être soulagé que le NFP ne gouverne pas, mais les entreprises ont besoin de services publics qui fonctionnent. Il y a beaucoup de choses qui sont passées sous silence pour des raisons de dogme.
Le RN va tenter d’obtenir des contreparties du gouvernement en échange de son abstention sur la motion de censure. Craignez-vous les concessions que les macronistes seraient prêts à lui faire ?
Bien sûr. On a vu qu’ils avaient cédé sur la loi immigration. Emmanuel Macron et Gérald Darmanin se croient fins stratèges parce qu’ils pensent répondre à des préoccupations des Français sur l’immigration et la sécurité, mais ils permettent au RN de revendiquer une grande victoire idéologique. Et ça fait boule de neige. Le fait que Macron semblait prêt à donner les clés de Matignon à Bardella me laisse penser qu’il sera bien plus prompt à faire des compromis avec le RN qu’avec la gauche.
Lucie Castets à Paris en août 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Le peuple de gauche a vécu par alternance des moments de désespoir et de soulagement vis-à-vis des partis de gauche. On sait les difficultés qu’ils ont à s’unir. Pouvez-vous garantir que la stabilité du NFP est acquise ?
Il y a du travail pour que cette stabilité soit maintenue. Il sera nécessaire de s’appuyer de nouveau sur la société civile, sur les forces syndicales, les collectifs, les associations. Cela contribuera à nous tenir ensemble. C’est un travail qui ne s’arrête jamais. La longévité du NFP jusque-là n’était pas acquise. On a été nombreux à craindre sa dislocation au lendemain des élections.
J’ai cru comprendre que si j’avais refusé d’être candidate à Matignon, il n’existerait plus. Je ferai tout pour qu’il perdure parce que c’est ce qu’attendent les militants – ce qui est intéressant –, mais aussi et surtout les électeurs qui ne se sentent pas représentés par un parti. C’est une mission difficile et enthousiasmante, et j’y mettrai tout mon cœur. Je ne serai pas dans une position d’attente. Il faut parler aux Français. Je quitte mes fonctions à la mairie de Paris, je vais essayer de prolonger l’élan.
Il y a aussi les directions de partis. Les sentez-vous prêtes à ne pas répéter les mêmes erreurs que par le passé ?
Je sens une sincère volonté de préserver cette union en respectant les différences de chacun. Pour l’instant c’est possible et j’espère que ça durera encore. Il n’y a pas de volonté d’uniformisation. Quand La France insoumise (LFI) a revendiqué la destitution, les autres partis, qui n’y étaient pas favorables, ont dit que ce n’était pas la meilleure option, mais ce n’est pas un drame. Détendons-nous.
Allez-vous construire un « shadow cabinet » ?
On pense plutôt à donner à voir comment nous gouvernerons. C’est ce que nous avons fait sur la rentrée scolaire, en présentant les mesures qu’on mettra en place. Je pense qu’il est très important que nous continuions à travailler sur le fond, pas forcément pour qu’on ait tous les mêmes propositions, mais le programme, s’il est une bonne base commune, peut être approfondi et précisé. Il faut aussi retourner parler aux gens pour les détourner d’un vote protestataire en faveur du RN et de la mise en concurrence des précarités. La gauche s’est éloignée des ouvriers, des classes populaires. Il faut renouer avec une forme de dialogue.
Vous irez dans des endroits où vous n’êtes pas en terrain conquis ?
J’irai surtout là où les gens votent RN. Ce sera probablement assez désagréable, mais si on ne reste qu’entre nous, on ne risque pas d’élargir le socle électoral de la gauche. Mon idée est d’incarner collectivement ce que serait une alternative de gauche, à échéance de quelques mois si on est appelés à gouverner après la censure ou en 2027.
On pose souvent un constat de droitisation de la France, mais vous dites que les propositions du NFP sont consensuelles dans le pays…
Parce que la droitisation se produit surtout par en haut, au niveau médiatique notamment. Il y a des intérêts très clairs de personnes qui ne veulent pas la répartition des richesses et qui sont pour le statu quo. Mais il y a des cycles dans l’histoire. On ne sait pas quand un basculement se produit. Il faut l’encourager à se retourner et c’est le choix que je fais.
Serez-vous à la mobilisation du 7 septembre ?
J’irais avec grand plaisir si les quatre chefs de partis du NFP y vont.
Mathieu Dejean