Mise en garde
Cet article fait état de récits de violences sexuelles.
Dans une décision prise le 28 août et révélée par la RTS mardi 10 septembre, la chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice genevoise a condamné l’islamologue Tariq Ramadan, 62 ans, à trois ans de prison dont un an ferme pour viol et contrainte sexuelle – l’infraction désignant ici une fellation forcée.
La justice suisse opère ainsi un revirement spectaculaire. Le 24 mai 2023, en première instance, le tribunal correctionnel de Genève avait acquitté Tariq Ramadan au bénéfice du doute, faute d’éléments matériels suffisants, malgré le récit « constant et détaillé » de la plaignante. Ce premier procès s’était déroulé dans une atmosphère très tendue, en présence de nombreux journalistes.
Surnommée « Brigitte » pour préserver son anonymat, la plaignante de 58 ans dénonçait des viols survenus à Genève dans la nuit du 28 au 29 octobre 2008. Convertie à l’islam et admiratrice de Tariq Ramadan, elle l’avait retrouvé dans un lobby d’hôtel après quelques semaines d’échanges virtuels tournant au jeu de séduction, puis l’avait suivi dans sa chambre. Elle a porté plainte dix ans plus tard, décrivant une nuit d’horreur : des rapports sexuels imposés pendant plusieurs heures, accompagnés de coups et d’injures.
Tariq Ramadan au palais de justice de Genève, le 27 mai 2024. © Photo Fabrice Coffrini / AFP
Au cours de l’enquête, puis lors de ses deux procès successifs, l’islamologue a clamé son innocence avec beaucoup d’aplomb, invoquant la vengeance concertée de plusieurs femmes qu’il aurait « éconduites » en Suisse et en France, et la complicité de ses « ennemis idéologiques ».
À l’issue du procès en appel qui s’est tenu fin mai à Genève, la chambre pénale d’appel et de révision a finalement conclu à la culpabilité de Tariq Ramadan « pour la quasi-totalité des faits dénoncés », a indiqué la Cour de justice dans un communiqué. Les juges ont retenu que « plusieurs témoignages, certificats, notes médicales et avis d’experts privés concordent avec les faits dénoncés par la plaignante ».
Dans leur décision de 72 pages, que Mediapart a pu consulter, les juges concluent que Tariq Ramadan « s’en est pris à la liberté et à l’honneur sexuels de la victime » : il « lui a imposé l’acte sexuel, ainsi qu’une fellation et une pénétration anale digitale, agissant de manière brutale, violente » pour « l’assouvissement de pulsions sexuelles », un « mobile » qualifié d’« égoïste ».
« Ses actes apparaissent d’autant plus répréhensibles qu’il se veut homme de bien, de valeurs », ajoute la cour, qui reproche à l’islamologue son attitude. « Il persiste à contester les faits, se retranche derrière des explications visant à discréditer la victime, tout en prenant soin de préserver son image. Il ne présente aucune excuse, n’exprime aucun regret. La prise de conscience fait totalement défaut. » La partie ferme de sa peine est toutefois limitée à un an pour tenir compte de son état de santé, Tariq Ramadan étant atteint d’une sclérose en plaques.
La décision retient que la plaignante est « crédible » malgré les « messages paradoxaux » qu’elle a envoyés à Tariq Ramadan après les faits, jugés « compréhensibles » au vu des circonstances, de sa « détresse » et de ses explications. La cour note que Brigitte « ne retire pas de bénéfice secondaire de ses accusations ». Au contraire, « elle en paie le prix » avec une procédure « difficile, éprouvante ».
« Notre cliente est bien sûr soulagée et mesure ce qu’elle a dû endurer pour que la vérité éclate », ont déclaré à l’AFP les avocats suisses de la plaignante, Véronique Fontana et Robert Assaël, affirmant que « la vérité a enfin triomphé ». « Alors que le droit doit être limpide et les décisions de justice claires, toutes ces contradictions [...] donnent un sentiment d’extrême précarité », a de son côté réagi Philippe Ohayon, un des avocats français de l’islamologue.
Un procès à venir en France
Tariq Ramadan a encore la possibilité de saisir le Tribunal fédéral, la juridiction suprême en Suisse, dans un délai de trente jours. Il s’agit de sa première condamnation, mais il est aussi mis en cause dans une enquête pour viols en France, où il a passé dix mois en détention provisoire en 2018.
Le 27 juin dernier, la cour d’appel de Paris a ordonné un procès contre lui, devant la cour criminelle, pour le viol de trois femmes : Henda Ayari, qui avait déclenché l’affaire en portant plainte en octobre 2017 pour un viol qui aurait eu lieu en 2012 à Paris ; Christelle*, qui aurait subi un viol aggravé – elle souffrait d’un handicap – en 2009 à Lyon ; et une autre femme qui dénonce des violences remontant à 2016.
Ce choix contredit le parquet général, selon lequel les faits n’étaient caractérisés que pour une seule plaignante, Christelle. Enfin, Mounia Rabbouj, une ex-escort girl, qui accusait aussi Tariq Ramadan de neuf viols entre 2013 et 2014, a finalement été déboutée par la justice.
Comme Brigitte, ces quatre plaignantes françaises dénonçaient des actes sexuels forcés, d’une grande brutalité, commises par un homme charismatique qui exerçait un ascendant sur elles. Tariq Ramadan a commencé par nier toute relation sexuelle avec la plupart de ces femmes, avant de reconnaître des « relations de domination consenties ».
Les décisions de justice successives, et parfois contradictoires, s’articulent autour de la notion d’emprise et de « contrainte morale », tantôt retenue, tantôt écartée. L’un des avocats français de Tariq Ramadan, Pascal Garbarini, estime qu’il n’y a « toujours pas d’éléments probants dans cette affaire » et que « la notion d’emprise brandie par les juges d’instruction [...] est sujette à caution ». La défense a annoncé son intention de se pourvoir en cassation contre la décision de renvoi.
Camille Polloni
* Prénom modifié.