Près de deux ans après le mouvement « Femme, vie, liberté » déclenché en Iran par la mort de Mahsa Amini, l’actrice et autrice d’un spectacle sur son parcours raconte la distance qui la sépare de son pays depuis qu’elle l’a quitté en 2013 et évoque la vie d’avant et celle d’après.
Onze années sont passées. Onze années depuis mon dernier voyage dans mon pays, l’Iran.
Aujourd’hui, je suis une autre femme et pourtant, je suis la même. On me demande souvent : « Ça ne te manque pas ? » Et j’ai toujours du mal à répondre. J’imagine que si l’on posait cette question à une personne qui a perdu une jambe ou un bras, elle aurait la même difficulté à répondre, car la question est tellement absurde.
Le manque est anormal, tellement contre-nature que tu n’arrives même plus à savoir où placer cette douleur, parmi les autres douleurs. Simplement, tu deviens anormale, hors norme, tu ne t’en rends pas compte mais tu essaies d’arrêter le temps, de ne pas le voir passer, ce temps qu’on te vole. Car pendant ce temps, tu rates des choses, des êtres, et le fait de l’imaginer, cela te rend folle.
Ton rapport au temps, aux lieux et aux êtres change. Tu es hantée, par des odeurs, des couleurs, des images, des voix, par des êtres du passé… et tu n’arrives pas à construire ta vie, mais tu essaies d’être forte, parce que tu es forte. Tu as tout quitté, pour ta passion, pour ton art, pour tes rêves. Et tu ne t’es pas laissé pourrir par leurs mains, laissé mourir dans le désespoir. Tu as su dire non. Non ! Je ne veux pas être cette femme soumise que vous aimeriez que je sois !
Je ne veux pas être une femme censurée et je suis partie. Dans ces moments, je me dis que je suis une combattante, je me sens forte. Et puis, je sens une odeur, je me souviens d’une image et toutes ces barrières que j’ai construites autour de moi s’effondrent d’un coup.
Et je me rends compte que, oui, je suis fracassée de l’intérieur et que cela ne se réparera jamais. Je ne pourrai jamais avoir une vie normale, construire une famille, faire des enfants, parce qu’on m’a déjà volé la mienne et il faut que je la retrouve, sous peine d’en mourir.
Aussi étrangère à Paris qu’à Téhéran
Comment laisser tout ce qu’on a construit derrière soi pour construire ici une nouvelle vie ?
Abandonner tout ce que l’on a été un jour, pour devenir une autre ?
Peut-être faut-il mourir pour renaître ?
Mais même dans cette transformation, cette autre vie reste cachée dans toutes mes cellules, comme des champignons dispersés dans tout mon corps et mon âme.
Alors je deviens double. Il y a la vie d’avant et celle d’après, le moi d’avant et celui d’après, et nous sommes en permanence ensemble. Et puis il y a cette peur, ce cauchemar. Rien que de l’écrire, cela me fait mal.
Que se passerait-il si un jour mon téléphone sonnait et qu’on me disait ce que l’on ne doit pas me dire ?
Si un jour mes parents disparaissaient ?
Pourrais-je aller les serrer dans mes bras une dernière fois ?
Serai-je encore forte et combattante ? L’art me tendra-t-il alors la main ?
Je ne pense pas. J’en mourrai ce jour-là, j’en mourrai c’est certain.
Et c’est à ce moment-là que je prends conscience du mot « exil ». Oui, je suis un être en exil. A ce moment-là, ma passion, mon art, ma liberté perdront tous leurs sens. Plus rien n’aura de sens. Je commence alors à me haïr.
Tout ça pour des rêves d’actrice, pour vivre libre ?
Suis-je vraiment libre maintenant ?
Je vis libre mais je suis prisonnière de mon âme, prisonnière de mon exil et de mon statut de « réfugiée politique ». Je ne fais pourtant pas de politique ! Je hais la politique !
Oui je vivais dans une dictature mais mon esprit était libre, mon âme me semblait légère, j’étais gaie, joyeuse, rebelle, je faisais tout ce qu’il ne fallait pas faire là-bas.
Et aujourd’hui que suis-je devenue ?
Une Parisienne soumise, peureuse ! Qui vit ici et qui rêve d’ailleurs !
Oui, je suis de ces personnes qui n’appartiennent à nulle part, je me sens aussi étrangère à Paris qu’à Téhéran.
Heureusement, j’appartiens à mon univers, à mon imaginaire. Je pense à la poétesse Ingeborg Bachmann, à ce poème qui me revient souvent à l’esprit… « Je suis un[e] mort[e] qui chemine, enregistré[e] nulle part, inconnu[e] au royaume du préfet, en surnombre dans les villes dorées et la campagne verdissante, écarté[e] depuis longtemps et doté[e] de rien, que du vent, du temps et du son… »
Mais toutes ces pensées me mordent, je hais mon désespoir, je refuse de sombrer : « Rappelle-toi de ce que tu as fait quand tu as tout quitté. » Alors je retrouve de la force, et cette force existe.
Le vrai visage de la femme iranienne
A l’époque, en 2013, nous étions loin de « Zan, zendegi, azadi » (« femme, vie, liberté »). Le mouvement n’était pas encore à la mode.
J’essaie de me rappeler en détail, de me souvenir exactement de tout ce qui s’est passé dans ma tête le jour où j’ai reçu la proposition de jouer le rôle principal du film engagé Red Rose de Sepideh Farsi. Je suis tombée amoureuse du personnage de Sarah, cette femme libre dans sa tête et dans son corps. Elle manifestait de tout son être et avec son corps contre le régime d’Ahmadinejad. Elle voulait lutter pour sa liberté, et pour cela elle faisait l’amour, sauvagement, se purifiant ainsi de toutes les saletés qu’elle vivait chaque jour dans les rues de Téhéran.
Je voulais être cette Sarah, je voulais devenir cette femme, donner mon corps à ce personnage, pour montrer, pour la première fois dans le cinéma iranien, le vrai visage de la femme iranienne. Car elle n’est pas seulement la belle Persane romantique que vous imaginez, cette femme iranienne est une guerrière du quotidien, qui se bat pour exister dans la vie la plus banale.
J’ai dit oui à ce rôle, avec une nonchalance disproportionnée, je ne le concevais même pas comme une prise de risque, j’étais tellement assoiffée de liberté.
On m’a posé la question : « Tu es sûre ? Parce que tu ne pourras plus jamais retourner en Iran. » J’ai répondu : « Bah oui ! Je suis sûre ! »
La vérité est que je ne mesurais pas du tout, à ce moment, ce que cela voulait dire « ne plus jamais retourner chez soi ». Je pensais alors aux années qu’on m’avait déjà volées, adolescente, à la peur, l’angoisse et l’horreur qui faisaient partie de notre quotidien. Je voulais rattraper ces années-là, reprendre ma vie en main. Je ne voulais pas être cette actrice qui doit se montrer la veille de chaque représentation à un « jury de censure ». Alors j’ai fait ce film.
Cœur lourd
Avant sa sortie, je me suis dit : « Il faut que je fasse un dernier voyage. » C’était en 2013, je venais de sortir du Conservatoire national supérieur d’art dramatique et comme à chaque été, j’avais le projet d’aller voir mes parents à Téhéran. Mais c’était alors différent. Je savais que c’était la dernière fois, mais je ne l’ai pas dit à mes parents ni à personne.
J’ai juste pris une caméra et j’ai tout filmé : le quotidien de mes parents dans toute sa banalité, leur maison, leurs repas, mes amis avec lesquels on se retrouvait toujours « underground » pour faire la fête, boire, danser et fumer. J’y suis restée trois mois, puis le jour du départ est arrivé.
C’est comme si c’était hier, je me souviens absolument de tout. Il était 5 heures du matin, je me suis réveillée pour aller à l’aéroport, tout était déjà différent, comme si tout avait plus d’intensité, les sons, les odeurs, les couleurs, tout était angoissant, même le vent doux du mois de septembre qui portait l’odeur du jasmin et le sourire de mon père m’angoissaient. Finalement, je les ai embrassés, je suis montée dans la voiture, et avant que mon père ne démarre, juste avant, mon regard a croisé celui de mon chien qui me fixait à travers la fenêtre de la cuisine. Je savais qu’il savait ce que moi seule savais, il avait compris que peut-être nous ne nous reverrions jamais. Je ne l’ai plus jamais revu, je ne suis plus jamais retournée dans cette maison.
Je suis arrivée à Paris, le cœur lourd. Le film sort au Festival international du film de Toronto. Et puis un jour ma sœur m’appelle, elle me dit de taper mon nom sur internet en farsi, il est écrit : « Mina Kavani, la première actrice pornographique. »
Onze années se sont passées, onze ans depuis mon dernier voyage. Aujourd’hui, je suis une autre femme et pourtant la même. Mais je cherche toujours quelque chose. Je ne sais pas où je pourrais le trouver, je sais que je ne le trouverai pas en Iran, ni à Téhéran, puisque mon Téhéran n’existe plus, puisque le « moi » de cette époque n’existe plus. Mais je le cherche, partout où je vais. Cela sera toujours dans mes pensées, dans mes rêves, et je sais que j’en resterai à jamais hantée.
(1) I’m deranged, de et avec Mina Kavani au théâtre Athénée Louis-Jouvet (Paris IXe) du 22 au 25 janvier 2025. En tournée d’octobre 2024 à mai 2025 à Angoulême (Charente), Brest (Finistère), Guingamp (Côtes-d’Armor), Saint-Herblain (Loire-Atlantique), Poitiers (Vienne), Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle), Vire (Calvados), en Allemagne et en Pologne.