Deux ans après la mort de Mahsa Amini, l’actrice et le cinéaste, exilés de leur pays d’origine, continuent de porter la critique du régime de Téhéran et rendent hommage à une jeunesse déterminée à vivre sa vie.
Des jeunes filles qui brûlent leur voile en dansant autour d’un feu, des jeunes garçons qui font tomber les turbans des têtes des mollahs qui se promènent dans les rues, des écolières, étudiantes et étudiants qui font des doigts d’honneur aux photos des deux plus hautes figures du pays, le Président et le Guide suprême de la République islamique. Ce ne sont que quelques-unes des images de la contestation qui a secoué l’Iran il y a deux ans, à la suite de la mort de Jina Mahsa Amini, le 16 septembre 2022.
Si les manifestants ont depuis longtemps quitté les rues sous les coups de la répression féroce – les arrestations arbitraires, les condamnations à mort et les exécutions ne faiblissent pas – la détermination des jeunes Iraniens à vivre selon leurs propres règles demeure.
Au pays des paradoxes, les images de femmes dévoilées dans l’espace public, qui chantent ou dansent sur les réseaux sociaux, côtoient celles des arrestations musclées de la police des mœurs, les annonces de peines de prison, ou les drames du quotidien rendus possibles par un régime qui harcèle sa population, et en particulier les femmes.
Cet été, la police a tiré sur la voiture d’Arezou Badri, qui avait été signalée pour une infraction au port du voile obligatoire. Touchée à la colonne vertébrale, la jeune femme pourrait rester paraplégique. Ce type de fait pourrait être l’allumette, à l’instar de la mort de Mahsa Amini, qui enflammera la colère d’une population en rupture avec des autorités enferrées entre répression politique et gestion économique désastreuse.
Golshifteh Farahani et Mohammad Rasoulof portent, chacun à leur manière, cette critique du régime de Téhéran, et donnent à entendre les voix contestataires qui s’expriment à l’intérieur du pays.
L’actrice franco-iranienne, contrainte à l’exil il y a seize ans, utilise sa renommée internationale et son influence sur les réseaux sociaux pour être un pont entre son pays d’origine et le monde occidental. Elle avait relayé à l’époque des milliers de contenus et pris la parole pour « traduire les émotions particulières qui traversent le pays ».
Le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof a fait du cinéma clandestin pendant près de vingt ans, il a été plusieurs fois emprisonné avant de réaliser les Graines du figuier sauvage, film à charge contre la République islamique (en salles mercredi), prix spécial du jury à Cannes, qui le pousse, lui et la quasi-totalité de son équipe, à quitter l’Iran, en mai.
L’intrigue a lieu au cœur du mouvement « Femme, vie, liberté » au sein d’une famille où la révolte de deux adolescentes face à leur père gronde, à l’image d’une société toujours prête à basculer.
Anastasia Vécrin : Il y a deux ans, le décès de Jina Mahsa Amini a provoqué un large mouvement de contestation en Iran. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Mohammad Rasoulof : Je pense que la nouvelle génération est extrêmement pragmatique, orientée vers le résultat, c’est une des grandes différences entre celle-ci et les générations précédentes. Il y a chez elle une telle vitalité, la volonté du régime ne l’intéresse pas, elle ne s’en embarrasse pas. Elle a dit « non » à tous les principes de la théocratie et elle vit sa vie. Cette jeunesse attend maintenant l’opportunité adéquate pour obtenir la réalisation de ses droits et de ses désirs. Nous sommes à une étape où des adolescents guettent des vieillards.
Golshifteh Farahani : Tous les dix ans, on voit un changement de génération assez radical. Ma génération, qui est née dans les années 80, est très différente de celle née dans les années 70 ou 90. Nous, nous avons grandi après la révolution de 1979, vécu la guerre Iran-Irak.
Les générations après nous et la génération Z en particulier ne connaissent rien de tout ça. Ils ont une autre matière, une autre texture, et ils poussent vers le changement, comme s’ils étaient armés de bélier, ils veulent ouvrir les portes de ce pays. Beaucoup de gens en sont morts, d’autres sont en exil, et cette jeune génération continue à pousser.
Anastasia Vécrin : A l’image du rappeur engagé Toomaj Salehi, qui a participé aux manifestations avant d’être condamné à mort puis relaxé et de nouveau poursuivi. Est-ce une génération qui n’a plus peur ?
M.R. : Il y a probablement des variations importantes dans ce rapport à la peur. J’ai parlé à Toomaj comme j’ai parlé à Shervin [Hajipour, le chanteur de Baraye, hymne du mouvement, ndlr], ils ont des objectifs communs mais deux façons de s’engager très différentes et pourtant les deux viennent du monde de la musique. Il y a une variété d’attitudes de ces jeunes, de ces artistes qui contestent les règles du régime. C’est intéressant de voir les pages Instagram de certaines jeunes filles qui chantent, elles diffusent partout leurs voix, cela me bouleverse quand je les regarde car cela fait quarante-cinq ans que la République islamique interdit la voix des femmes. Que peuvent-ils faire contre elles ?
Vous avez choisi chacun votre manière de porter les voix de la contestation contre le régime islamique, comment ce rôle s’est-il imposé à vous ?
G.F. : Cela fait dix-sept ans que je suis exilée et pendant quinze ans je n’ai rien dit. Je pensais que mon travail artistique était une expression de liberté suffisante. Quand il y a eu la mort de Mahsa, il y a deux ans, c’était en dehors de la raison, je l’ai vécu dans mon corps, ce n’était pas une décision active. Quelque chose qui sortait de moi, charnellement.
Ma page Instagram est très consultée, j’ai pensé que je pouvais être un pont. Il ne s’agissait pas d’être une chaîne d’information, mais de traduire les émotions qui traversent le pays, faire comprendre la tristesse particulière d’une mère qui souffre du deuil d’un enfant, afin que les gens ici s’investissent dans cette cause. Ce rôle de traduction des paradoxes de l’Iran est devenu pour moi un rôle essentiel.
M.R. : Il y a une différence fondamentale entre le chemin de Golshifteh et le mien. J’ai longtemps résisté en Iran, j’ai voulu rester coûte que coûte et je sais que Golshifteh aussi a voulu tenir. Pendant des années, on nous a dit que si on sortait du pays, ça serait fini pour nous, on ne pourrait plus travailler, mais Golshifteh a prouvé le contraire. Elle a changé la donne. D’une actrice iranienne, elle est devenue une actrice internationale.
Moi, j’ai essayé de tenir bon jusqu’à il y a quelques mois et d’extraire mes histoires de cet espace-là, mais je suis finalement arrivé au même point qu’elle. C’était un cercle vicieux. Tout devenait de plus en plus ardu et complexe. J’essayais de poursuivre mon travail avec le moins de dégâts et de violences possibles. Je voulais susciter le changement dans la non-violence.
Depuis des années, je savais que le cinéma que j’avais choisi était un vrai défi qui me restreignait dans ma liberté de créer. Et pourtant j’ai fait ce choix.
Vous vous êtes tous les deux retrouvés confrontés aux autorités de ce régime. Comment avez-vous vécu ces expériences ?
M.R. : Pendant quinze ans, je n’ai eu de cesse de fréquenter la prison, les interrogatoires, d’être fouetté et confronté à ces gens-là. Et j’étais obsédé par une question : « Qu’est-ce qui se passe dans la tête de ces gens ? »
J’ai été de plus en plus intrigué par leur mode de fonctionnement, leurs motivations, leur psychologie. Leur corps est-il fait d’un autre bois que le mien ? Ça a été la question primordiale qui m’a conduite à ce dernier film. J’étais dans une cellule d’isolement où je pouvais à peine m’allonger et le gardien qui venait me voir était extrêmement gentil et poli.
Il me demandait : « Tout va bien ? Vous avez besoin de quelque chose ? » Deux heures après, l’enquêteur arrivait et m’engueulait. J’avais l’impression que mon corps était le lieu de sédimentation de toutes ces expériences.
Ce mouvement « Femme, vie, liberté » n’est qu’une nouvelle déclinaison d’un mouvement féministe à la longue histoire. Et à ce moment-là, j’étais en prison avec [le cinéaste] Jafar Panahi, le grand sociologue Sahir Badali et d’autres prisonniers politiques. On essayait de suivre les événements depuis l’intérieur de la prison et ça a été une expérience très étrange. Quand je suis sorti, j’ai découvert toutes ces vidéos. Ces jeunes gens ont miraculeusement réussi à tout documenter grâce aux réseaux sociaux, ceci alors qu’Internet était sans cesse suspendu. Ces images, j’ai voulu les mettre dans mon film.
G.F. : Je me souviens du juge dans la cour nationale. C’est lui qui m’a permis de quitter le pays. Il m’a rendu le passeport qui m’avait été confisqué, en me disant que ma peine serait exemplaire si j’attendais la sortie du film américain dans lequel j’avais joué.
Ce magistrat était pourtant le pire qui puisse exister, il exécutait à tour de bras, notamment des amis de mon père dans les années 80. En même temps, il me disait : « Ma femme est fan de vous. » Ces contradictions, on ne peut pas les comprendre, c’est ça l’Iran.
Avez-vous pensé, comme le personnage de la mère dans les Graines du figuier sauvage, que « quelque chose pourrait se passer », que le régime pouvait tomber ?
M.R. : Le changement peut être lent, comme il peut aussi être très soudain. La situation iranienne est imprévisible, c’est sa spécificité incontestable. Le régime iranien finira par être enseveli par les problèmes qu’il a lui-même créés. C’est ce que j’ai voulu donner à voir dans la séquence finale de mon film.
G.F. : J’ai vécu ces événements comme si c’était une histoire mythique, quelque chose qui se passe dans une ville lointaine. C’était irréel. Mais d’un coup on comprend cette vérité. On voit des adolescents et des adolescentes qui ressemblent à ceux qu’on croise ici à Paris, qui se font tuer, éborgner dans les rues.
Le régime a poussé ses erreurs tellement loin ; il ne peut plus sortir de ce trou, il n’a plus d’autre choix que de creuser encore plus profond. Certes, les gens sont retournés à leur vie, mais quelque chose a changé.
Il y a aujourd’hui encore des femmes qui continuent à se dévoiler au péril de leur vie. Vous pensiez cela possible ?
G.F. : Pas du tout. Quand je vois les images de ces femmes qui se promènent sans voile, je n’y crois pas. Pour ma génération, ne pas le porter, c’était être nue dans la rue. Le voile n’est pas le problème en soi, c’est comme un drapeau qui représente tout un système d’inégalités, et si on l’enlève, tout s’effondre, parce que c’est leur fierté.
M.R. : Le mouvement des femmes ne se limite pas à des revendications de genre, il est question de droits humains. « Femme, vie, liberté » a insufflé un courage, une audace au peuple iranien. Auparavant, la République islamique gérait le pays en disant : « Soyez qui vous êtes mais vivez tel qu’on vous l’impose. » Ce mouvement leur répond : « Maintenant, on va vivre comme on l’entend. »
Comment dénoncer les agissements d’un régime qui fait tout pour empêcher que la vérité éclate ?
M.R. : Même si les moyens de répression sont nombreux, le numérique a tout changé. La première décennie après la révolution il y a eu de nombreuses exécutions dont les Iraniens eux-mêmes n’avaient pas la connaissance. Aujourd’hui, dans ce monde connecté, le silence ne peut plus être imposé.
La nouvelle des exécutions filtre très rapidement et on peut demander au gouvernement d’en répondre. Evidemment il ne le fait pas mais la nouvelle ne peut plus être tue.
C’est bien pour cela que ce mouvement a eu une telle ampleur, car cette nouvelle génération ne se contente pas de s’asseoir en face de la télévision et de boire les paroles du régime. Ils accèdent sur leur téléphone à des informations qui viennent d’ailleurs. La force de la propagande et de la manipulation de la vérité par le régime s’est amenuisée.
G.F. : Ils continuent de travestir la vérité comme ils l’ont fait dans le cas de Mahsa, ils dénient leurs horreurs, cherchent à en effacer les traces. Mais certaines demeurent. Les femmes éborgnées gardent par exemple les billes de plomb qu’elles ont reçues dans l’œil.
Comment continuer d’espérer un changement ?
M.R. : Je suis inspiré par cette nouvelle génération, ces adolescents, ils ont un talent inimaginable pour ignorer la République islamique. Ce degré d’indifférence, de mépris, la façon dont ils humilient le pouvoir, cela me porte.
G.F. : Oui, cette jeunesse a une force incroyable, elle est comme une graine qui est plantée. Même si c’est dans un environnement sale et hostile, elle va grandir, car c’est dans sa nature de pousser, c’est la graine du figuier sauvage. Ce n’est pas un espoir, c’est un fait. On sait que ça va arriver.