La droitisation du pays est devenue un lieu commun, au point que Nicolas Sarkozy pouvait affirmer avec certitude au Figaro, fin août, que « la France est de droite, sans doute comme elle ne l’a jamais été ». Le diagnostic est pratique, car il appuie le choix d’Emmanuel Macron de ne pas laisser sa chance à la gauche de former un gouvernement, et semble confirmé par l’évolution du paysage électoral depuis la fin du quinquennat Hollande.
Depuis des années, le politiste Vincent Tiberj conteste cette supposée évidence. Avec un certain courage, au vu des seuils électoraux inédits franchis par le Rassemblement national (RN), il persiste avec conviction en publiant La Droitisation française. Mythe et réalités (PUF). Le phénomène existerait bien « dans la parole médiatique et dans la vie politique », mais en décalage, voire en contradiction avec les mouvements de la société elle-même, qui ne se réduit ni à ses élites dirigeantes, ni même au corps électoral qui vote.
Lors d’un meeting de Valérie Pecresse pendant la campagne présidentielle de 2022 à Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
L’auteur délivre de nombreuses informations et développe une démonstration convaincante à bien des égards, mais dont les angles morts justifient que le débat soit prolongé. Au-delà de ses propres intentions, le risque est que des interprétations excessivement « rassuristes » soient tirées de son travail, qui ne saurait se résumer à l’existence d’un potentiel électoral « à portée de main » pour la gauche. D’ailleurs, dans une allusion au morceau de Dougie MacLean, le chercheur de Sciences Po Bordeaux prévient : il faut « se préparer à la tempête »…
L’enjeu de la mesure de l’opinion
Le premier chapitre du livre est un mini-traité de bon usage des enquêtes d’opinion. Vincent Tiberj rappelle à quel point ces dernières sont indispensables, ou en tout cas « la moins mauvaise solution » pour cerner les attitudes qui structurent la population dans son ensemble. Il souligne cependant combien leur qualité est variable, selon la manière dont les questions sont construites et administrées. Autrement dit, des sondages ponctuels administrés à 1 000 personnes avec d’énormes biais ne doivent pas conduire à des jugements hâtifs.
Pour sa part, Tiberj a construit avec soin des « indices longitudinaux de préférences », qui évitent ces biais et agrègent les attitudes des Français·es dans trois champs : les questions socioéconomiques, les questions culturelles, et la tolérance à l’égard de l’immigration et des minorités religieuses et ethno-raciales. Observables sur le temps long, en l’occurrence depuis la fin des années 1970, les évolutions de ces trois indicateurs démentent le postulat d’une droitisation générale de la société.
Les opinions favorables à la redistribution ne se situent certes pas à leur niveau maximal enregistré, mais pas à leur plus bas non plus, si bien qu’« il n’y a pas eu de conversion générale au libéralisme économique », note-t-il. Sur les deux autres terrains, c’est même une « gauchisation » de l’opinion qui s’observe. La hausse du niveau d’instruction et le renouvellement générationnel en ont été des moteurs importants, mais aussi, ce qui est moins souvent évoqué, une « socialisation inversée » par laquelle les enfants font bouger leurs parents et leurs grands-parents.
Comment, dès lors, comprendre le paysage électoral de 2024 ? Soit les instruments de mesure sont défectueux, soit il faut chercher l’explication ailleurs. Vincent Tiberj estime que ses indicateurs « restent particulièrement solides » et qu’« il n’existe pas à [s]a connaissance de meilleure manière de mesurer les évolutions d’opinion ». Les chercheurs les moins convaincus par sa thèse ne les remettent d’ailleurs pas radicalement en cause. Ils pointent plutôt que certaines évolutions de l’opinion sont négligées ou trop diluées dans ces indicateurs agrégés.
Le politiste Luc Rouban, qui s’apprête à publier Les Ressorts caché du vote RN (Presses de Sciences Po), maintient que l’opinion se durcit ces dernières années sur le terrain de la répression pénale, avec « une demande de sanctions plus fortes ». La non-reconnaissance au travail et le mépris social seraient, selon lui, une autre « machine à produire du vote lepéniste ». C’est aussi ce que défendait Bruno Palier dans nos colonnes l’an dernier, lorsqu’il mettait en garde sur les effets électoraux du passage en force de la réforme des retraites.
Enfin, si Luc Rouban admet que l’équilibre budgétaire ne fait pas rêver les foules, il affirme qu’un « libéralisme entrepreneurial », valorisant l’autonomie, atteint « des niveaux très élevés, notamment chez les jeunes ».
Plus largement, on peut faire valoir que l’évanouissement des alternatives au capitalisme, prégnantes dans les imaginaires jusqu’aux années 1970, n’est pas véritablement mesuré dans les enquêtes d’opinion. Or les gauches ont besoin pour mobiliser d’une « construction projective forte », comme le dit Roger Martelli, et d’« éléments d’identification et d’espérance sociale » qui font défaut bien au-delà du cas français.
Les clés d’un paradoxe
Vincent Tiberj, en tout cas, offre une palette d’explications au décalage entre l’opinion telle qu’il la mesure dans la société et le résultat des urnes. Responsables politiques et puissances médiatiques sont notamment pointés comme les agents d’une « droitisation par en haut ».
Vincent Tiberj. © Photo DR
De fait, toute une série de filtres existent entre l’opinion publique d’un côté et les comportements électoraux de l’autre. Ces derniers dépendent aussi de ce dont on parle et de la manière dont on en parle, dans la mesure où de nombreuses personnes sont ambivalentes – soit que leurs attentes sont contradictoires, soit qu’elles sont tiraillées entre des dispositions antagonistes, dont on ne peut prédire lesquelles prendront le dessus.
Ainsi, le « cadrage » de certains événements va compter (par exemple les émeutes urbaines, selon qu’elles soient mises en lien avec les violences policières et la ségrégation territoriale, ou avec les faillites parentales et le rôle néfaste des écrans). De même, ce qui est mis à l’agenda a son importance (lorsque le débat public se concentre sur l’immigration et l’insécurité, le RN « joue à domicile », parfois aidé en cela par ses supposés adversaires).
À cet égard, explique Vincent Tiberj, l’émergence de médias audiovisuels très droitiers, ainsi que les réseaux sociaux qui réduisent l’exposition à des informations dissonantes, sont de nature à « enclencher une spirale de renforcement idéologique ». « Si la droitisation semble s’être répandue, écrit-il, c’est parce qu’il existe bien une chambre d’écho intellectuel et médiatique et qu’elle rencontre son public suffisamment nombreux, bien que largement minoritaire. »
Le politiste insiste, par ailleurs, sur ce qu’il appelle la « grande démission » civique. Celle-ci se traduit par une grève des urnes assumée et par un effondrement des sympathies partisanes. Toutes les forces politiques sont concernées par ce désenchantement radical, qui s’accentue dans les nouvelles générations, même si Tiberj souligne que la gauche a particulièrement souffert du quinquennat Hollande.
En clair, c’est du côté des manquements de l’offre politique qu’il faudrait chercher les causes de la « non-traduction » en votes des tendances progressistes de la société. S’agissant de l’abstention, le chercheur suggère qu’elle frappe en particulier les milieux qui pourraient exprimer ces tendances dans les urnes. « Culturellement, écrit-il, les générations les plus ouvertes sont aussi celles où domine le vote intermittent. […] Quant aux valeurs socioéconomiques, c’est manifestement le pôle redistributeur qui pâtit le plus de ces évolutions du vote. »
Gare aux illusions à gauche
Outre les nuances évoquées plus haut sur ce qui est mesuré dans l’opinion publique, on peut conserver quelques interrogations et nourrir des craintes quant à la réception de ce travail à gauche, comme en témoigne le récent texte triomphaliste de Manuel Bompard, coordinateur national de La France insoumise (LFI), assurant que la clé des futures victoires électorales se trouve dans le « quatrième bloc » abstentionniste.
Si l’on en reste à la séquence électorale 2022-2024, plusieurs scrutins de portée nationale se sont succédé, avec des taux de participation variant entre 47 % et 74 %, sans que le score cumulé des gauches décolle de son étiage autour de 30 % des suffrages exprimés. Même s’il est toujours possible de « faire mieux », jusqu’à quel niveau de participation faut-il monter pour voir s’élargir cette taille électorale ? L’auteur évoque une « divergence » entre citoyens et électeurs, mais on se demande à partir de quand ils seraient amenés à coïncider.
Vincent Tiberj évoque également « un défaut d’incarnation évident » à gauche. Or, même si l’image globale de la gauche a été flétrie depuis l’ère Hollande, cela fait plusieurs années que Jean-Luc Mélenchon s’en veut le champion sur la base d’une rupture avec l’ancien président de la République, et que même à la tête du PS, Olivier Faure a largement répudié son héritage. Si ce n’est pas l’objet du livre, on aurait aimé que cette question soit davantage affrontée, au moins pour que soient dessinés en creux les critères d’une incarnation plus performante.
Les leaders de la gauche changeraient-ils, au demeurant, que des handicaps structurels persisteraient pour leurs remplaçant·es. C’est le cas du recul du syndicalisme et de l’atomisation du monde professionnel, auxquels l’auteur consacre pour le coup plusieurs pages. Si des dispositions progressistes existent à l’état latent dans la société, il ne faudrait pas conclure, à gauche, que le bon message électoral suffise à les activer. Sans réseaux d’interconnaissance et figures locales de respectabilité pour le traduire, dans des espaces sociaux et territoriaux divers, ce message risque de ne pas atteindre assez de cibles.
Plus fondamentalement, on peut se demander si la distinction entre droitisation « par en haut » et « par en bas » est tenable jusqu’au bout. Lorsqu’une portion de l’électorat ne change pas de valeurs mais se met à voter RN, il est difficile d’affirmer qu’elle ne s’est pas droitisée ou qu’elle ne le serait que dans sa décision de vote, qui n’est pas un geste négligeable. Sans doute que des acteurs « d’en haut » ont contribué à déterminer ce comportement, mais cela était vrai aussi lorsque cette portion votait sagement pour des partis de gouvernement.
Par le passé en effet, les filtres entre l’opinion et les urnes ont pu davantage fonctionner à l’inverse, au détriment de l’extrême droite, alors que la société était bien plus sexiste, homophobe, xénophobe et raciste. On peut se féliciter qu’il en ait été ainsi, mais était-ce davantage normal qu’aujourd’hui ? Le décalage entre les attitudes mesurées dans la société et le comportement du corps électoral ne doit pas être nécessairement perçu comme une anomalie, mais comme le fruit d’une lutte politique ordinaire, dans laquelle il n’y a pas d’autre choix que d’injecter assez de force et de ruse pour l’emporter.
En somme, l’ouvrage de Vincent Tiberj est précieux pour dé-fataliser les discours paresseux sur l’évidente et inéluctable droitisation du pays. Mais autant ne pas tomber dans un autre travers, qui consisterait à imaginer une France « de gauche » n’attendant que d’être réveillée pour accéder à l’existence électorale.
Fabien Escalona