L’extrême droite, aux portes du pouvoir en France, détient les clefs de la survie du nouveau premier ministre. Hors de contrôle, Emmanuel Macron refuse de tenir compte du résultat des élections législatives, piétinant les principes parlementaires. Les gauches, après être parvenues à se rassembler, échouent à parler d’une seule voix pour contrer le passage en force élyséen.
C’est dans ce contexte politique des plus inquiétants, où la mission d’intérêt général des journalistes prend tout son sens, que les États généraux de l’information (EGI) viennent de rendre publiques leurs conclusions. Les neuf mois de travaux, assombris par le décès de Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), nommé en novembre 2023 par Emmanuel Macron pour conduire ce chantier s’appuyant sur les contributions des professionnel·les, de citoyen·nes et de chercheurs et chercheuses, ont abouti jeudi 12 septembre à la présentation de quinze propositions pour « sauvegarder et développer le droit à l’information ».
Au regard du péril auquel nous sommes confrontés, ce plan d’action, retenu par les membres du comité de pilotage, tous sélectionnés par le président de la République, est d’une fadeur extrême.
Journée délibérative de citoyens dans le cadre des États généraux de l’information au Conseil économique, social et environnemental, à Paris, le 27 janvier 2024. © Photo Katrin Baumann / Cese
Le constat d’une « urgence démocratique » est pourtant posé dès l’introduction, ainsi que celui d’une information, à la fois bien public et bien commun, centrale dans l’espace public pour garantir un débat éclairé autour de faits vérifiés, recoupés et documentés, et ainsi reconnus et partagés par toutes et tous.
Mais, derrière un vernis apolitique, les propositions sont affaiblies par un écueil majeur : elles situent la menace quasi exclusivement du côté des algorithmes, des réseaux et de l’intelligence artificielle, autrement dit de la technique, omettant de désigner les vrais ennemis du droit de savoir, c’est-à-dire les acteurs politiques et économiques, y compris dans le champ médiatique, qui utilisent ces outils, comme d’autres, à leur profit, quitte à faire dérailler la démocratie. En focalisant leur attention sur les bouleversements numériques en cours, avant d’ausculter les dysfonctionnements structurels français, le comité de pilotage, présidé par Bruno Patino, à la tête d’Arte, empêche de trouver des solutions à la hauteur de l’enjeu.
L’une des fonctions fondamentales des médias est ainsi éludée. Les journalistes ne sont pas les gentils organisateurs d’un débat apaisé. En exerçant leur regard critique, ils constituent un contrepouvoir indispensable au bon fonctionnement démocratique. Notre utilité sociale est de placer les puissances économiques et politiques face à leurs responsabilités, de leur demander des comptes, au nom des citoyens et des citoyennes, et de révéler leurs éventuels abus.
Tandis que nos institutions vacillent et que les médias subissent la voracité de quelques milliardaires prédateurs, plus soucieux de leur influence que de l’intérêt général, il est primordial de ne pas se tromper de cible. Pour redonner toute sa place à l’information, la priorité est de renforcer drastiquement l’indépendance des journalistes, clef de voûte de tout l’édifice.
Or le comité de pilotage des EGI, pour ne pas heurter les actionnaires, et c’est l’autre écueil de ces propositions, se refuse à défendre le droit d’agrément et le droit de révocation sur la nomination des directeurs ou directrices de rédaction, qui permettraient aux équipes d’avoir un droit de regard effectif sur leurs supérieur·es hiérarchiques choisi·es par les propriétaires. Il n’en suggère qu’une pâle copie, passant par la possibilité pour des « comités d’éthique » de « donner un avis ». Ces droits d’agrément et de révocation, soutenus par des parlementaires de tous bords, existent pourtant dans certains journaux, comme Le Monde, Libération et Mediapart, et n’ont jamais déstabilisé ces entreprises ; au contraire, ils ont contribué à renforcer et à responsabiliser les collectifs de journalistes.
Garantir l’indépendance de la profession suppose aussi de lutter activement contre sa précarisation. Il est regrettable que cet aspect, qui touche de plein fouet les pigistes et les plus jeunes d’entre nous, soit totalement absent du plan d’action.
De la même manière, les mesures préconisées pour protéger le secret des sources et lutter contre les procédures-bâillons sont insuffisantes au regard des attaques massives subies par les journalistes et les entreprises de presse. Le rapport propose certes de « réduire » le champ des exceptions au secret des sources et l’intervention d’un juge des libertés et de la détention avant toute procédure judiciaire, alignant sa demande sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais il reste muet sur le secret des affaires, au nom duquel des censures ont été obtenues, et sur la protection des lanceurs et lanceuses d’alerte. Aucune sanction n’est par ailleurs prévue en cas de violation du secret des sources.
Contre le harcèlement judiciaire, visant à intimider et à faire taire en recourant à des procédures pénales ou commerciales (secret des affaires, secret-défense, dénigrement commercial, etc.), la formule proposée manque d’ambition pour espérer décourager les contournements de la loi sur la presse de 1881.
Contre la concentration des médias
Pour assurer le pluralisme de l’information, il aurait fallu être prêt à affronter les actionnaires en luttant activement contre la concentration des médias. La situation française est aujourd’hui caricaturale : une dizaine de groupes industriels ou financiers, dont l’information n’est pour la plupart pas le métier, contrôlent l’essentiel des « grands » médias privés. Cet état de fait aggrave inexorablement la défiance du public, qui exige, à raison, une information non seulement diverse, mais aussi déliée des intérêts particuliers des patrons de presse.
À un moment où les liens avec les responsables politiques, et notamment l’exécutif, se resserrent, les soupçons ne peuvent que redoubler. L’exemple du groupe de Vincent Bolloré qui ne cesse d’accroître, à coups de fake news et de messages de haine, son emprise, d’Europe 1 à CNews en passant par Paris Match et Le Journal du dimanche (JDD), est éloquent : ses visées hégémoniques et destructrices pour l’État de droit sont connues de toutes et tous. Pourtant, rien n’a été fait pour empêcher, à l’été 2023, la reprise en main du JDD, vidé de ses journalistes après quarante jours de grève inédite.
Que Pascal Praud, l’animateur vedette de CNews, ait appris, avant même le premier ministre d’alors et la quasi-totalité des ministres, la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, montre la porosité coupable entre ces deux mondes. Grâce à cette confidence, le groupe a mis l’ensemble de ses médias au service de l’extrême droite, installant le match, souhaité par le chef de l’État, entre la Macronie et le Rassemblement national. Le choix du nouveau premier ministre, Michel Barnier, de s’exprimer, à peine nommé, dans les colonnes du JDD, confirme cette alliance stratégique, la seule envisagée par le président de la République, alors même qu’elle s’est avérée perdante dans les urnes.
Mais plutôt que de prendre ce problème démocratique majeur à bras-le-corps, le comité de pilotage des États généraux de l’information se contente de mesures timides qui ne risquent d’inquiéter ni Vincent Bolloré ni les milliardaires qui utilisent « leur » média comme des machines au service de leur influence.
Comme le préconisaient les acteurs des États généraux de la presse indépendante, lancés à l’initiative du Fonds pour une presse libre (FPL) à l’automne 2023, il aurait tout d’abord fallu interdire à tout groupe industriel dont l’activité principale n’est pas l’information de devenir l’opérateur direct d’un média. Il aurait ensuite été nécessaire de refondre complètement la loi de 1986, en abaissant les seuils de concentration. Enfin, il aurait été utile d’exiger que les conventions passées par l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, pour l’attribution de fréquences TNT publiques et en accès libre interdisent la transformation d’une chaîne d’information en une chaîne d’opinion diffusant des nouvelles contraires aux principes déontologiques des journalistes.
Conditionner les aides à la presse
Pour assainir l’espace médiatique et garantir la transparence de son financement, le rapport ne fait malheureusement pas le constat d’une nécessaire refonte des aides à la presse. Celles-ci profitent pourtant aujourd’hui aux quelques mêmes patrons qui concentrent entre leurs mains tous les pouvoirs. Pour plus d’équité, elles devraient être réservées aux médias indépendants, être conditionnées au respect des obligations légales et des exigences déontologiques et, bien évidemment, être supprimées en cas de condamnation pour propos sexistes, racistes, LGBTphobes et discriminatoires.
L’opacité dans leur répartition ne faisant qu’empirer la défiance du public, elles devraient être soumises à des obligations de transparence, telles que la publication annuelle des comptes par titres, des actionnaires directs et indirects, des aides directes publiques et privées perçues et de leur utilisation.
Au fond, les mesures les plus intéressantes visent à contrer la toute-puissance des plateformes numériques, qui, de fait, constituent un danger majeur en privatisant à leur profit l’espace informationnel mondial. Mais, outre que le comité de pilotage oublie la question centrale de la juste rémunération des droits voisins de la presse et l’exigence de transparence qui en découle, on comprend qu’elles trouvent leur place dans le plan d’action tant les actionnaires s’inquiètent de perdre leurs prérogatives dans un bras de fer qui leur est défavorable.
Dans un discours prononcé le 10 avril 1907 à l’occasion de son départ comme actionnaire du St. Louis Post-Dispatch, le magnat de la presse Joseph Pulitzer, pas vraiment un extrémiste, déclarait que ce journal du Missouri « combattra[it] toujours pour le progrès et les réformes, ne tolérera[it] jamais l’injustice ou la corruption ; il attaquera[it] toujours les démagogues de tous les partis, s’opposera[it] aux classes privilégiées et aux exploiteurs du peuple, ne manquera[it] jamais de sympathie pour les pauvres, demeurera[it] toujours dévoué au bien public ». « Il ne se contentera jamais d’imprimer des nouvelles et maintiendra radicalement son indépendance », poursuivait-il.
Plus d’un siècle plus tard, on aurait pu s’attendre, de la part d’une instance censée représenter les intérêts de la profession et du public, à plus de courage et de lucidité sur les batailles à mener. D’autant qu’il ne s’agit que de propositions, dont rien ne dit qu’elles trouveront le moindre débouché dans un éventuel futur projet de loi.</p
Carine Fouteau