Julia Dorner - Vous avez analysé pour nous dans une précédente interview la liste des ministres pressentis. Nous connaissons maintenant la composition de ce nouveau gouvernement, qui est très étoffé, avec 39 ministres. Comment le définiriez-vous ?
Mathias Bernard - Il est difficile de définir ce gouvernement. Ce n’est pas un gouvernement de coalition au sens où on peut l’entendre dans d’autres pays, notamment en Allemagne, où, quand on parle de coalition, il s’agit d’un rassemblement assez large de forces politiques. Ici, nous sommes sur une alliance ; ce gouvernement repose sur une alliance entre deux sensibilités politiques qui, dans l’histoire de la Ve République, ont souvent gouverné ensemble : le centre et la droite. Mais il y a quand même quelque chose d’un gouvernement de coalition dans le fait que ces deux forces politiques étaient, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et jusqu’à ces derniers mois, dans deux camps opposés. LR – et en particulier Bruno Retailleau, un des ministres qui vont être le plus en vue – a combattu fortement le macronisme. Il y a des oppositions idéologiques fortes entre le bloc macroniste et LR, sur l’évolution des mœurs, les questions sociétales, ou la question du rapport à la nation et à l’Europe.
Ainsi ce n’est pas un gouvernement classique qui associerait deux forces politiques relativement similaires – ce qui a été jusqu’alors le cas sous la présidence Macron –, mais un gouvernement qui suppose une forte dose de compromis. D’où d’ailleurs la longueur des tractations.
Et la survie de ce gouvernement dépend de l’abstention des députés RN, puisque la gauche va le censurer.
On constate l’absence de visages connus des Français et l’absence de poids lourds comme Laurent Wauquiez, Gabriel Attal, Xavier Bertrand ou Gérald Darmanin. Cela signifie-t-il que c’est un gouvernement faible politiquement ?
C’est vrai que c’est une des caractéristiques de ce gouvernement. En tout cas, cela marque une rupture, y compris par rapport aux gouvernements précédents de la présidence Macron qui intégraient des personnalités de la société civile. Et il faut rappeler que les premiers gouvernements de la présidence Macron comptaient des « poids lourds » de la vie politique (Bruno Le Maire, Gérard Collomb, et même François Bayrou en mai 2017) ou de la société civile (Nicolas Hulot). Là on voit bien qu’on n’y est pas. Cela traduit la volonté du premier ministre d’assurer son autorité, de montrer qu’il est le chef, sachant qu’il doit composer avec un président qui entend user de toutes ses prérogatives, et avec les chefs des groupes parlementaires de sa majorité relative, Gabriel Attal et Laurent Wauquiez, qui sont précisément des « poids lourds ». Alors si en plus il devait composer avec de fortes têtes au sein de son gouvernement, cela aurait pu lui poser des difficultés en termes de légitimité.
Mais l’absence de poids lourds au gouvernement n’est pas forcément source de faiblesse, parce qu’elle renforce la légitimité et l’autorité du premier ministre, qui doit pouvoir s’imposer aussi bien face au président de la République que face aux responsables des partis politiques et des groupes parlementaires.
Rachida Dati fait figure d’exception, puisqu’elle a gardé son portefeuille à la Culture…
En effet, et ce maintien permet d’adresser des signaux à l’opinion publique. Dans la manière de constituer ce gouvernement, les discussions sont restées plutôt en circuit interne. Or Rachida Dati est une personnalité qui est plutôt connue et populaire. Son maintien et celui de Catherine Vautrin, qui, elle, change de portefeuille, montrent aussi qu’il y a une certaine continuité au sein de ce gouvernement, notamment avec des personnalités LR qui ont été récemment ralliées à la macronie, comme Catherine Vautrin et Rachida Dati cet hiver 2023/24.
Ainsi on n’est pas dans une rupture mais plutôt dans la continuité d’un processus de rapprochement progressif entre la macronie et LR. Ce rapprochement a été heurté et chaotique, mais progressif. Il a commencé avant la séquence électorale qui nous a occupés au début de l’été dernier.
Plusieurs ministres viennent du Sénat, comme Bruno Retailleau, nommé à l’Intérieur qui était le président du groupe LR, ou François-Noël Buffet, nommé à l’Outre-mer. Que nous dit cette forte influence de la chambre haute du parlement ?
Oui, effectivement, on voit bien que le Sénat, dans toute la séquence, y compris avant même la nomination de Michel Barnier, a joué un rôle important. On pourrait ajouter aux éléments que vous donnez le poids personnel de Gérard Larcher : le président du Sénat a eu une influence forte dans l’ensemble du processus, y compris dans le rapprochement des 2 forces politiques. Je pense qu’il a joué le rôle de trait d’union entre la macronie et LR.
Michel Barnier sait aussi que c’est au Sénat que ce gouvernement va trouver la majorité et le socle politique les plus solides. À l’Assemblée nationale, il n’y a pas de réelle majorité, ni pour le gouvernement actuel, ni pour une opposition cohérente. Donc je pense que le pari qui est fait par l’exécutif, c’est que finalement, face à une assemblée qui risque d’être cantonnée à une forme d’impuissance, le Sénat peut jouer un rôle plus important qu’habituellement, justement par le fait qu’il constitue l’un des rares pôles de stabilité dans le paysage institutionnel actuel.
Ce nouveau gouvernement compte une seule figure de la gauche : Didier Migaud, qui est nommé Garde des Sceaux. Est-ce une caution morale ?
Didier Migaud vient de la gauche, mais il n’était plus dans la politique partisane et dans l’affrontement politique depuis presque quinze ans. C’est une personnalité intéressante, à la fois par son long passage à la présidence de la Cour des comptes, et puis aussi parce qu’il avait été le premier à tester l’innovation qui avait été mise en œuvre par Nicolas Sarkozy, consistant à confier la présidence de la commission des finances de l’Assemblée nationale à un député de l’opposition. Il a eu un rôle d’articulation entre une majorité et son opposition, même si c’était entre 2007 et 2010, où le contexte était différent. L’intérêt de sa nomination, pour Michel Barnier et Emmanuel Macron, c’est d’avoir quelqu’un qui a la capacité à travailler en interface avec différentes forces politiques. Didier Migaud a une légitimité personnelle forte. Ce qui va être étudié et observé, c’est l’improbable duo qu’il va devoir constituer avec Bruno Retailleau. Car on sait bien que notamment sur la politique de sécurité, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice doivent avoir un minimum de cohérence. Et nous avons là, finalement, les deux personnalités qui sont aux pôles les plus opposés de ce gouvernement. Didier Migaud est le plus à gauche, Bruno Retailleau est le plus à droite, et ils se retrouvent quand même sur des fonctions qui doivent être très articulées. On peut peut-être y voir une volonté de Barnier de neutraliser le poids de Bruno Retailleau. C’est une manière de limiter son périmètre. Ce n’est pas neutre, on aurait pu imaginer Didier Migaud à un autre poste.
Michel Barnier a refusé Valérie Pécresse qui souhaitait avoir un grand ministère à Bercy. Il a divisé Bercy en deux et a nommé 2 trentenaires issus du parti macroniste : Antoine Armand, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie et Laurent Saint Martin, ministre du Budget, directement rattaché au premier ministre. Est-ce une rupture avec la politique menée par Bruno Le Maire ?
Je crois effectivement qu’il y a une volonté de la part de Michel Barnier d’éviter que ne se reconstitue à Bercy une forme de forteresse politique.
Ces postes sont confiés à des personnalités qui sont peu connues du grand public, qui ont une image technocratique, souvent affectée à ces postes. Il est à noter qu’Antoine Armand est une personnalité qui est plus proche de Gabriel Attal que d’Emmanuel Macron. C’est un élément important dans les rapports de force qui sont derrière la composition de ce gouvernement. Ce duo, et notamment la promotion d’Antoine Armand, montre le poids personnel de Gabriel Attal.
Ensuite, le fait de scinder ce ministère en deux permet de faire porter la responsabilité d’un des chantiers majeurs de ce gouvernement – la finalisation du budget – à une personnalité distincte du ministère de l’Économie.
Mais ces deux hommes s’inscrivent malgré tout dans la continuité d’une logique économique libérale, qui est celle du macronisme depuis 2017. Donc en termes de ligne de politique économique, cette nomination n’annonce pas forcément de rupture.
Faut-il voir dans le fait qu’Antoine Armand ait choisi le JDD pour donner sa première interview une banalisation de l’extrême droite par les membres de ce gouvernement ?
Oui, et ce n’est pas nouveau. C’est assez intéressant de voir l’utilisation qui a été faite du JDD par les forces politiques depuis le passage de journal dans une nébuleuse d’extrême droite à l’été 2023. C’est effectivement le journal qui permet d’adresser des messages au RN et à l’électorat d’extrême droite, sans trop se compromettre en quelque sorte. C’est bien en effet le signe d’une banalisation qui ne date pas d’aujourd’hui, mais, me semble-t-il, des élections législatives de 2022. Cette banalisation de l’extrême droite et aussi le signe d’une contrainte forte pour ce gouvernement, qui doit s’adresser à l’extrême droite. Car, comme nous l’avons dit tout à l’heure, la survie politique de ce gouvernement dépend de l’abstention de l’extrême droite. Il faut adresser des signaux et des messages. Je pense que c’est aussi symptomatique de cela.
Ce gouvernement peut-il durer ?
C’est difficile à dire. On sait que les signaux sont quand même plutôt défavorables. On n’a jamais connu dans l’histoire française un gouvernement qui va aborder son existence avec une majorité aussi relative. Il peut compter sur le soutien de moins de 40 % des députés. Ce n’est pas beaucoup. Alors on ne voit pas bien comment ce gouvernement, qui n’est pas un gouvernement ni d’union nationale, ni de rassemblement politique majoritaire, pourrait effectivement survivre durablement.
La pression du RN risque de faire éclater cette alliance qui va de Bruno Retailleau à Didier Migaud. L’aile gauche de la macronie, qui est indispensable à la survie de ce gouvernement, exprime un certain nombre de résistances face à une évolution trop droitière de la macronie, y compris le MoDem qui s’est posé la question jusqu’au bout de sa participation ou non.
Ainsi l’espérance de vie de ce gouvernement semble limitée. Mais l’histoire n’est jamais écrite.
Propos recueillis par Julia Dorner.
Mathias Bernard, Historien, Université Clermont Auvergne (UCA)
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