« Allô Papa Tango Charly / Répondez, nous vous cherchons. » Dans le refrain entêtant d’une chanson de Mort Shuman, une tour de contrôle tente d’établir le contact avec un pilote d’avion se dirigeant tout droit « vers le triangle des Bermudes ». Cette impression d’impuissance face à un crash prévu d’avance, réalisé au ralenti dans une ambiance cotonneuse, aura probablement saisi plus d’un·e d’entre nous depuis la nomination de Michel Barnier et des membres de son gouvernement.
Ce n’est pas seulement cette énième mutation droitière du macronisme qui provoque le vertige, mais les conditions institutionnelles dans lesquelles elle s’opère. La situation peut se résumer par deux constats : jamais un gouvernement ne s’était formé de cette façon dans la Ve République, et jamais il ne se formerait ainsi dans le modèle parlementaire « classique » vers lequel notre pays pourrait évoluer.
Manifestation contre la nomination de Michel Barnier premier ministre, le 7 septembre 2024 à Rennes. © Jerome Gilles / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Depuis que le chef de l’État est élu au suffrage universel, deux scénarios ont prévalu. Le premier a été la nomination d’un premier ministre à la fois subordonné à l’hôte de l’Élysée et assuré d’une majorité absolue à l’Assemblée pour gouverner. « Un président, un parti, un groupe parlementaire » : selon le professeur émérite Pierre Avril, c’est la « trilogie » qui a caractérisé le régime à son apogée, avec en son cœur la convention non écrite selon laquelle le premier ministre n’est pas tant responsable devant les parlementaires que devant le président lui-même.
Le deuxième scénario, plus rare, a été celui des cohabitations. Les premiers ministres ont alors retrouvé leur autonomie vis-à-vis de l’Élysée, mais ont continué de bénéficier du contrôle de l’Assemblée par leur camp politique, sans risque de se voir censurer ou retoquer des projets de lois cruciaux. À chaque fois, droite et gauche de gouvernement ont traversé ces parenthèses en comptant bien retrouver l’exercice du pouvoir sans partage. Et au début des années 2000, elles ont promu le passage au quinquennat présidentiel pour en réduire au maximum la probabilité.
Depuis les législatives de 2022 et plus encore de 2024, la mécanique s’est cependant grippée, puisqu’aucun camp constitué ne parvient plus à réunir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il fallait dès lors changer de méthode. Comme Mediapart l’a raconté, dans d’autres pays européens, la chose est facilitée par des règles ou des coutumes éprouvées, absentes de notre régime vieux de 66 ans.
Une méthode qui ne ressemble à… rien
Rien n’interdisait cependant aux acteurs politiques de se hisser à la hauteur d’une situation inédite. Emmanuel Macron aurait pu se résoudre à un rôle d’arbitre, plutôt que de se livrer à des consultations dont il était un acteur partial. Par défaut, il aurait dû donner sa chance au Nouveau Front populaire (NFP), en vertu du nombre de sièges obtenus et des désistements républicains opérés entre les deux tours.
Les partis politiques eux-mêmes, du moins ceux officiellement engagés contre le Rassemblement national (RN) et sa ligne xénophobe et poutinophile, auraient pu mener des négociations sans attendre d’être convoqués à l’Élysée. Ceci afin de dégager quelques orientations d’intérêt général à poursuivre pendant au moins un an, ce qui a visiblement été au-dessus de leurs forces.
Dans d’autres régimes démocratiques, même des gouvernements minoritaires négocient avec des forces absentes du gouvernement les conditions de leur survie politique. Et les coalitions gouvernementales, quelle que soit leur assise parlementaire, sont généralement le fruit d’accords programmatiques âprement discutés, parfois validés par les membres des partis concernés. Dans le cas de Michel Barnier, un gouvernement à la fois hétéroclite et très droitier s’est composé en apesanteur, sans aucune garantie de son destin lors de son entrée dans l’atmosphère de la représentation parlementaire.
Dit plus trivialement : cette méthode ne ressemble à rien. « Si [Michel Barnier] n’est plus l’homme du président,
Certains diront que si le RN décide de maintenir en vie ce gouvernement, la situation traduira fidèlement le statut minoritaire des gauches dans les urnes et dans l’Assemblée. C’est cependant négliger que dans le cadre de notre scrutin à deux tours, une majorité de l’électorat s’est mobilisée dans le sens d’un « front républicain » contre l’extrême droite. Si le gouvernement cède à ses chantages, ou même s’il n’engage aucun combat politique contre le RN, l’arithmétique des sièges ne saurait masquer la forfaiture morale.
Emmanuel Macron et Michel Barnier tentent bien de répondre à une crise de représentativité, qui mine la Ve République depuis au moins trois décennies, par une solution politique s’asseyant sur… la représentativité. Depuis les débuts du régime, il est difficile de trouver un gouvernement reposant sur un socle populaire et parlementaire aussi réduit. Et la comparaison est encore plus cruelle avec d’autres pays européens où les exécutifs et leurs soutiens tendent à représenter la moitié de l’électorat ou davantage.
Le plus inquiétant, c’est que les affects produits par cette situation – incompréhension, dégoût, sentiment de trahison et d’impuissance – seront difficiles à politiser dans un sens démocratique, avec pour boussoles des alternatives donnant plus de place à l’intelligence collective et au pluralisme.
Sept décennies d’un modèle plébiscitaire ont abîmé les corps intermédiaires qui pourraient prendre en charge cette politisation. Carburant de longue date au ressentiment, le RN peut en revanche prétendre restaurer une gouvernance à poigne, pour en finir avec les sacrifices et organiser une solidarité réservée aux natifs et aux « méritants ».
Macron et Barnier, non contents d’entraîner la démocratie française dans un no man’s land de la légitimité, le font selon une logique de court terme, aveugles aux forces destituantes qu’ils pourraient déchaîner. Dans la chanson de Mort Shuman, le pilote hors de contrôle achève sa dernière communication par ces mots : « Mon avion est comme fou / Moi, je me moque de tout / Je vais noyer ma solitude / Dans le triangle des Bermudes. »
Fabien Escalona