La rapidité et la violence des bombardements sur Beyrouth créent une forme de sidération, au Liban comme ici. Et la litanie des morts sans nom et sans sépulture, souvent civils, qui s’amoncèlent sous les frappes prétendument ciblées de l’armée israélienne, possède désormais un effet anesthésiant.
Comme le notait l’historien Vincent Lemire le 4 septembre au micro de France Inter, quelques jours avant l’offensive sur le Sud-Liban et Beyrouth : « On ne connaît pas les histoires et les visages des morts à Gaza. Au moins 40 000 morts, dont au moins 30 000 femmes et enfants à Gaza, innocents par définition… Ces chiffres ont pratiquement une capacité anesthésiante sur nous. Il y a quelques mois, on programmait des émissions parce qu’on parlait de 30 000 morts et non plus de 20 000. Mais aujourd’hui ces chiffres ne nous disent plus rien. On est obligé de les rapporter à une réalité française pour qu’ils continuent de nous frapper. »
Un enfant palestinien parmi les destructions causées par les attaques de l’armée israélienne contre des tentes de Palestiniens déplacés vivant près des entrepôts de l’agence de l’Onu (UNRWA) à Rafah, dans la Bande de Gaza, le 27 mai 2024. © Achraf Amra / Anadolu via AFP
Un mois après les massacres du 7 octobre, nous écrivions que « rapportés à la population israélienne, il a été dit que les massacres du 7 octobre ayant fait plus de 1 300 victimes équivalaient, en France, à un Bataclan qui aurait coûté la vie à 9 500 personnes. Si l’on prolonge ces calculs sordides, et qu’on rapporte les 9 000 morts de Gaza à une population totale d’environ 2,3 millions d’habitant·es, c’est comme si, en quatre semaines, la France avait perdu 264 000 habitants, dont plus de 100 000 enfants ».
Si l’on poursuit encore l’extrapolation macabre et que l’on se base sur un chiffre de désormais 41 000 morts à Gaza, la population palestinienne gazaouie engloutie depuis un an équivaut donc à 1,2 million de tués rapportés à la population française, soit à peine moins que le nombre de Français tués pendant la boucherie de la Première Guerre mondiale.
Guerre de vengeance
Mais puisqu’il n’est pas certain que même cette comparaison suffise à frapper les esprits, sans doute faut-il oser un autre parallèle. Si on se base sur les chiffres donnés par les ministères de la santé à Gaza et au Liban et qu’on ajoute une estimation basse des victimes sans nom ni sépulture qui se trouvent encore sous les décombres, on atteint au moins 60 000 morts directes dans les frappes de l’artillerie et de l’aviation israélienne.
Ce qui revient à dire qu’Israël a commis, depuis un an, l’équivalent d’un massacre du 7 octobre chaque semaine. Pourtant, aucun dirigeant occidental ne s’est précipité à Ramallah ou à Beyrouth pour exprimer son horreur devant le carnage. Aucun chef d’État ou de gouvernement n’a assuré les peuples palestinien et libanais de son soutien total face aux agressions.
Certes, d’un point de vue anthropologique, le théâtre de la cruauté déployé par le Hamas durant les massacres d’octobre dernier n’est pas similaire, terme à terme, avec les actes commis par l’armée israélienne depuis un an. Et le principe inaliénable qu’une vie vaut une vie n’est pas incompatible avec l’idée que la seule balance macabre des cadavres de l’un et de l’autre camp ne suffit pas à saisir les souffrances en jeu.
Mais il n’empêche que le gouvernement israélien est responsable, en moyenne, de la mort de plus de 1 200 personnes chaque semaine depuis un an, et que les dirigeants occidentaux sont comptables de soutenir politiquement et militairement ce massacre sans fin, qui ne distingue, pas plus que le Hamas le 7 octobre 2023, les civils des combattants.
Cette guerre menée par Israël – guerre de représailles et de dissuasion mais aussi de vengeance – fait couler des rivières de sang dont les mains des dirigeants occidentaux – et avant tout étatsunien, c’est-à-dire Joe Biden mais aussi Kamala Harris en tête – sont entachées, tant ils partagent de responsabilités avec les criminels qui gouvernent Israël.
L’effacement des civils
Dans le monde post-7 octobre, bien préparé par le monde post-11 septembre et les centaines de milliers de morts d’Irak ou d’Afghanistan, c’est ainsi la notion même de population civile qui s’efface, en tout cas si ces civils ont le malheur d’être arabes ou musulmans.
Ce n’est pas seulement que les morts et les prisonniers israéliens ont des noms, des visages et des histoires, contrairement aux corps pourrissant dans les fosses communes de Gaza, enfouis dans les décombres de la banlieue sud de Beyrouth ou retenus dans les geôles inaccessibles du Néguev.
C’est qu’un corps palestinien ou chiite ne vaut plus rien aux yeux des Israéliens en particulier, et des Occidentaux en général, comme le manifeste la démesure des chiffres que l’on peut aujourd’hui mettre en regard.
Si l’on mesure non seulement les morts provoquées directement par les bombardements israéliens à Gaza, mais aussi toutes les victimes indirectes, notamment du fait des maladies et du manque d’accès aux soins, on peut sans doute facilement doubler le chiffre de 60 000 victimes, sans aller jusqu’aux 186 000 victimes comptabilisées par une publication récente du Lancet.
Ce qui signifierait qu’avec une estimation plausible de 120 000 morts à Gaza, on aurait déjà une centaine de morts palestiniens, pour un mort israélien le 7 octobre. Des chiffres effarants, à comparer avec un rapport de 7 à 1 pendant la première Intifada et de 3 à 1 pendant la seconde.
Autre exemple du décalage profond entre l’importance des corps et des vies d’un côté à l’autre de la barrière de Gaza ou du fleuve Litani : l’offensive israélienne au Liban a été justifiée par son gouvernement par la nécessité de permettre aux 60 000 déplacés du nord d’Israël de retourner dans leurs maisons.
Sans sous-estimer la vie devenue invivable de ses populations, que nous avions d’ailleurs documentée dans un reportage récent, comment est-il possible d’accepter une telle justification alors qu’elle se paye de l’exil forcé de déjà plus d’un million de Libanais ?
Les complicités occidentales
De cet effacement des civils libanais et palestiniens, l’Occident est comptable à plus d’un titre. D’abord en fournissant les armes et les devises nécessaires à ce carnage. Au moment même où il frappait Beyrouth et où les États-Unis affirmaient n’avoir pas été mis au courant, le gouvernement israélien se faisait un malin plaisir d’annoncer une nouvelle aide de 8,7 milliards de dollars en provenance de l’allié américain.
Dans quel monde peut-on trouver logique, comme ce fut le cas en avril dernier avec la levée du véto républicain au Congrès, de débloquer une « aide » comparable pour l’Ukraine attaquée par le régime de Poutine ; pour Taïwan sous la pression du régime chinois et pour Israël capable de détruire en quelques jours la menace du Hezbollah libanais après avoir réduit en miettes les infrastructures du Hamas ?
Ensuite, en refusant de reconnaître un État palestinien, à quelques rares exceptions près, telles la Norvège, l’Irlande et l’Espagne. Le Moyen-Orient est de fait bouleversé par la décapitation du Hezbollah – une action en passe de prouver que la menace iranienne sur Israël demeure circonscrite, tant le régime des mollahs est contesté en interne et incapable de rivaliser militairement avec un État hébreu soutenu par les États-Unis.
Dans ce moment majeur de redistribution des cartes, l’urgence est pourtant à une action diplomatique imposant la création d’un État palestinien sans lequel les logiques meurtrières et génocidaires à l’œuvre ne pourront que difficilement connaître de répit.
Enfin, en laissant son allié israélien s’enfermer dans une logique obsidionale arrêtée le 7 octobre 2023, qui justifierait de confondre sécurité, représailles et vengeance. La libération des otages encore vivants aux mains du Hamas doit rester en haut de l’agenda, mais qui peut encore croire que le gouvernement de Nétanyahou n’est pas, autant que le Hamas, responsable de leur sort tragique, après avoir fait capoter plusieurs cycles de négociation à Doha et éliminé Ismaël Haniyeh, le chef du Hamas, qui les supervisait sur une ligne moins intransigeante que celle de Yahya Sinouar ?
Les limites de la stratégie
Au moment où l’armée israélienne jubile jusqu’à ironiser en publiant sur X une image du haut commandement du mouvement chiite libanais avec la mention : « Nous avons cherché “démantelé” sur l’Internet, et c’est l’image qui est apparue » le triomphe tactique de Nétanyahou ne doit pas masquer qu’il se fonde sur un désastre annoncé.
Pour le dire comme le rédacteur en chef du journal Haaretz, Aluf Benn, « avant de faire du Liban un autre Gaza », Israël doit prendre la mesure qu’il existe une « autre voie que la force débridée pour ramener les otages de Gaza et les habitants du nord chez eux ».
Et qu’une démilitarisation de ce qu’il reste de l’arsenal du Hezbollah n’est pas inenvisageable sans détruire la vie de centaines de Libanais. Aluf Benn rappelle ainsi que si les Israéliens ne vivent plus, comme c’était encore le cas voilà quelques années, avec des masques à gaz en permanence à portée de main, c’est en grande partie en raison du démantèlement de l’arsenal chimique syrien obtenu par des pressions diplomatiques et non par des destructions aveugles à la distinction entre civils et combattants.
Certes, l’opération de l’armée israélienne contre le Hezbollah est d’une telle ampleur et d’une telle efficacité qu’il est impossible de dire aujourd’hui si elle entraînera une riposte iranienne, un nouveau statu quo à l’avantage d’Israël ou une reconfiguration profonde des cartes politiques voire géographiques de toute la région.
En dépit des rodomontades de différents responsables chiites au Liban ou en Iran, promettant à intervalle régulier les portes de l’enfer à Israël, il ne faut pas négliger que la puissance politique demeure largement adossée à la force militaire et que la démonstration de force actuelle de l’État hébreu ne pourra qu’affecter en profondeur ses adversaires d’aujourd’hui comme de demain.
Dans ce contexte, on ne peut pas prendre pour argent comptant les déclarations en provenance du Hamas ou du Hezbollah annonçant d’ores et déjà une relève combattante plus motivée et préparée que celle qui a été brisée ces derniers mois à Gaza ou ces derniers jours au Liban.
Mais on doit continuer de rappeler que la dévastation de la bande palestinienne et les dizaines de milliers de morts, amputés, blessés ou orphelins qui s’y trouvent constituent un terreau propice à des attaques futures.
Et se souvenir aussi que les assassinats ciblés commis par Israël ont le plus souvent amené à la tête des organisations qui le combattent des personnes encore plus déterminées. Que ce soit au sein du Hezbollah libanais, ou plus récemment encore avec l’élection à la tête du Hamas de Yahya Sinouar cet été.
Une victoire de Sinouar ?
L’armée israélienne enquête, depuis quelques jours, sur les raisons pour lesquelles Sinouar a récemment coupé tous les contacts avec le monde extérieur qu’il entretenait depuis onze mois : est-ce un acte volontaire ou le signe que le leader du Hamas à Gaza aurait été blessé et tué dans un énième bombardement de l’armée israélienne sur la bande martyre ?
Au rythme où celle-ci élimine ses adversaires, le nouveau chef du Hamas pourrait bien être le dernier trophée brandi par Nétanyahou. Arès la décapitation express du Hezbollah, l’assassinat des principaux responsables du Hamas, que ce soit à Gaza avec les morts probables de Mohamed Deif et Marwan Issa ou au Liban avec le décès du chef de l’organisation au pays du Cèdre, Fateh Sherif Abu el Amin, annoncé ce lundi 30 septembre qui succède à l’élimination du numéro 2 du Hamas, Saleh el-Arouri, en janvier dernier à Beyrouth ; et désormais aussi avec le ciblage, lundi 30 septembre, de dirigeants du FPLP au cœur même des quartiers sunnites de la capitale libanaise, jusque-là épargnés.
Rien ne dit pourtant encore que le leader du Hamas à Gaza a connu le même sort que son homologue du Hezbollah. Et quoi qu’il en soit, même si elle s’avérait posthume, il est nécessaire de saisir en quoi le triomphe actuel de Nétanyahou n’est paradoxalement pas incompatible avec une victoire de Sinouar.
Cette victoire de Sinouar est d’abord une victoire stratégique. La facilité avec laquelle Israël a éliminé Hassan Nasrallah et le commandement du Hezbollah, en se fondant nécessairement sur un niveau de renseignement et d’infiltration du parti chiite en plus de bombes américaines de 900 kilos, souligne a contrario le mystère sur la cécité ayant permis les massacres du 7 octobre, et la longévité du dirigeant du Hamas depuis maintenant un an.
Guerre mystique
Cette victoire de Sinouar est ensuite une victoire politique. Ce que montrent l’anéantissement de Gaza et désormais l’offensive éclair au Liban, c’est que le Hamas, pas plus que le Hezbollah, n’avaient les moyens de détruire Israël. Mais Sinouar aura néanmoins largement réussi à détruire ce qu’il pouvait détruire d’Israël, c’est-à-dire ni son armée, ni son territoire, en dépit du traumatisme profond de l’incursion des tueurs palestiniens sur le sol israélien le 7 octobre 2023, mais la majeure partie de sa légitimité, au moment où pèse sur Israël le soupçon de ne pas « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission […] de tout acte » de génocide selon les termes de la Cour internationale de justice (CIJ), alors que le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a réclamé un mandat d’arrêt contre le premier ministre et le ministre de la défense d’Israël pour « crimes contre l’humanité ».
Cette victoire de Sinouar est enfin une victoire idéologique. En reparamétrant la cause palestinienne dans une logique extrémiste, religieuse, eschatologique et aveugle à la distinction entre civils et combattants, Sinouar a cristallisé, en miroir, l’hégémonie en Israël d’une extrême droite tout aussi extrémiste, religieuse, eschatologique et aveugle à la distinction entre civils et combattants. Celle-ci existait déjà dans certains secteurs de la société, mais n’avait pas imposé à ce point son agenda à une société israélienne qui a largement basculé après les massacres du 7 octobre.
Voir le premier ministre israélien, qui n’a jamais fait de la religion un de ses attributs politiques, brandir à la tribune de l’ONU une carte du Moyen-Orient indiquant « The Curse » (La malédiction) pour désigner l’Iran l’Irak, la Syrie et le Yémen, et de l’autre « The Blessing » (La bénédiction) pour évoquer l’Égypte, l’Inde ou l’Arabie Saoudite traduit la reconfiguration d’un affrontement politique en guerre mystique.
Dans ce même discours, Benjamin Nétanyahou exhortait les pays occidentaux à choisir leur camp, comme si ces derniers n’avaient pas déjà décidé de se tenir aux côtés d’Israël quelle que soit la course folle de son gouvernement.
Au risque que les civils occidentaux, juifs comme non-juifs, subissent demain les attaques de fanatiques islamistes nourris de la complicité occidentale face aux massacres de civils en cours en Palestine et au Liban.
Au risque aussi qu’il soit impossible, pour les gouvernements occidentaux comme pour leurs habitant·es qui n’auront pas su faire pression sur eux, de se regarder en face le jour – sans doute lointain - où il sera possible de sortir de la sidération et de constater l’ampleur des dégâts, une fois que la poussière au Proche-Orient sera retombée, lorsque les journalistes palestiniens ne seront plus ciblés, que les journalistes des autres pays pourront entrer dans Gaza et que les juristes internationaux et les enquêteurs de la CPI auront pu faire le travail.
Si l’on raisonne aujourd’hui comme Bush, Nétanyahou, Sinouar ou Poutine, on ne peut penser le monde que selon un axe du bien et un axe du mal, dont il est difficile aujourd’hui de savoir si le principal relie Téhéran et Damas ou Washington et Jérusalem. Mais si l’on croit encore que la force du droit peut prévaloir sur le droit de la force, il est urgent de retenir le bras vengeur d’un pays censé être un refuge pour un peuple qui a connu un génocide et un allié d’un Occident n’ayant pas renoncé à toutes ses valeurs réaffirmées dans l’après Seconde Guerre mondiale.
Joseph Confavreux