Le 9 juin, Emmanuelle Macron a décidé de la dissolution surprise de l’Assemblée nationale, alors que le Rassemblement national avait le vent en poupe. Trois semaines plus tard, le verdict des urnes a été sans appel : les partis du bloc présidentiels ont été laminés, le RN pouvant espérer gagner la majorité absolue des sièges au Parlement, ou du moins une forte majorité relative. Ces espérances ont été déçues. Au sortir du second tour, son groupe s’est retrouvé en troisième position, derrière ceux du Nouveau Front populaire et du parti présidentiel.
L’électorat ne voulait ni du macronisme ni d’un RN dans les allées du pouvoir. Aujourd’hui, il a les deux, grâce à Macron. Ce dernier a mis huit semaines pour choisir un Premier ministre, Michel Barnier, membre d’un parti, Les Républicains, qui n’a obtenu que 5% des suffrages aux élections. Il a préalablement négocié sa nomination avec Marine Le Pen, patronne du RN, pour s’assurer que ce dernier ne déposerait pas d’emblée une motion de censure à son encontre. Madame a accepté… sous réserve. Voilà que le choix d’un Premier ministre dépend du bon vouloir de l’extrême droite !
Crise gouvernementale et parlementaire
Le nouveau parlement (577 députés) se retrouve encore plus fragmenté que le précédent. A la suite d’un scrutin particulièrement représentatif pour une législative en France (66,7%).
• Le Nouveau Front populaire (NFP) est arrivé en tête, avec une majorité très relative (182 sièges, 193 avec les divers gauches). Il est représenté par quatre partis : Ecologistes, France insoumise (LFI), Parti communiste (PCF), Parti socialiste (PS), mais a été porté par une vaste mobilisation de syndicats et associations. L’usage institutionnel veut que le président demande d’abord au groupe arrivé en tête de présenter une candidature au poste de Premier ministre, en l’occurrence Lucie Castets, haut fonctionnaire engagée dans la lutte contre l’évasion fiscale et en défense des services publics. Emmanuelle Macron aurait très bien pu respecter cet usage, misant sur le fait qu’un gouvernement NFP serait renversé par une motion de censure. Il a préféré envoyer un message politique : la remise en question des contre-réformes néolibérales qu’il a mise en œuvre ne saurait être posée – ce que le NFP se préparait à faire.
• Le « camp présidentiel » est crédité de 168 sièges. Il en avait 250 précédemment. La chute aurait été bien plus drastique si les gauches, sociales et politiques n’avaient pas permis l’élection de nombreux macronistes pour faire barrage au RN. Ladite « majorité présidentielle » a subi un désastre électoral. Avec la prochaine présidentielle à l’horizon, la désunion et les ambitions rivales deviennent la règle (Macron ne peut postuler un troisième mandat).
• Ancien parti de gouvernement de la droite traditionnelle, le groupe des Républicains n’est plus que la cinquième composante du Parlement (43 sièges, 66 avec leurs alliés). Il a subi une scission qui s’est alliée au RN. Il ne s’est pas engagé dans le « Front républicain » lors des législatives. Maintenant que le Premier ministre choisi par Macron (et toléré par le RN) appartient à son parti, ils n’en exigent pas moins l’application entière de son programme ! Michel Barnier va néanmoins devoir composer avec la macronie et devra affirmer une certaine indépendance vis-à-vis des LR.
• Avec 143 sièges, le bilan du Rassemblement national est en demi-teinte. Bien que le résultat soit loin de ce qu’il a pu espérer, il a presque doublé son nombre de députés – donc ses capacités financières et divers droits accordés aux groupes parlementaires.
Aucune majorité stable n’est en vue, alors que de nouvelles élections législatives ne peuvent avoir lieu avant juin 2025.
Crise démocratique, en marche vers un nouvel autoritarisme
La Constitution de la Ve République est l’une des plus antidémocratiques en Europe occidentale, mais cela ne suffit ni à Macron ni aux tenants de l’ordre néolibéral. Le précédent gouvernement (minoritaire) avait déjà détourné et abusé d’un article de la Constitution (le 49.3) qui permet d’adopter une loi sans vote. La réforme des retraites est devenue l’exemple type d’un déni généralisé de démocratie. Elle était rejetée par 90% des salariés actifs, par l’ensemble des syndicats, par le Parlement – des millions de personnes sont descendues dans la rue. Le gouvernement s’est montré inflexible, espérant briser toute velléité de résistance.
Le déni de démocratie est devenu naturel, un « allant de soi », pour toute une « élite sociale » qui s’est donné pour mission d’assurer la domination directe du Capital sur la société en finissant de démanteler les acquis sociaux conquis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et après Mai 68 ; en transférant au privé tout ce qui est rentable et en laissant au public ce qui ne l’est pas ; en marginalisant les « corps intermédiaires » (syndicats…), lieux de contre-pouvoirs – et plus encore.
De nombreux articles de loi concernant l’état d’urgence ont été intégrés à l’appareil juridique courant. La société de surveillance est l’une des plus développées d’Europe occidentale. Les pouvoirs des services spéciaux sont renforcés. La police est militarisée. L’armée joue un rôle croissant sur le territoire national. Un centre de gouvernance occulte a été constitué, le Conseil de défense et de sécurité nationale (dont les délibérations sous soumises au secret-défense). Les mouvements écologistes ou de solidarité avec la Palestine sont criminalisés. La fabrique de l’idéologie dominante étend son emprise sur les médias et l’industrie des sondages. Les droits civiques, sociaux, environnementaux sont restreints. Un véritable dispositif préventif de guerre civile est mis en place.
La crise de régime
La Constitution de la Ve République a été conçue pour protéger le pouvoir de tout aléa social ou politique. Elle offre la matrice de l’hyperprésidentialisme impulsée par Emmanuel Macron. Ce faisant, il finit par briser les équilibres qui ont permis à ce régime de durer : entre présidence et parlement, entre Etat et Capital, entre répression et réformes... L’usage voulait que si des millions de personnes manifestaient, le parlement, même gaulliste, cède quelque chose. C’en est fini. L’offensive en cours contre les droits se veut sans merci, faisant perdre perd toute légitimité à l’ordre dominant. Le régime est aussi déstabilisé par les bouleversements internationaux (la mondialisation et sa crise, la géopolitique des grandes puissances) : un impérialisme mineur, comme la France, n’a plus les moyens de ses prétentions.
Nous changeons de régime (une question qui mériterait d’être discutée plus à fond). Macron a engagé ce que de nombreux analystes appellent une « révolution conservatrice », mais de façon chaotique. Le RN s’inscrit dans la même dynamique : le duo « confrontation-entente » auquel nous assistons n’est pas fortuit.
Une nouvelle opportunité à gauche(s) ?
La formation du Nouveau Front populaire et le succès inattendu de sa campagne électorale ont redonné espoir. Nous savons bien qu’il ne s’agit que d’un sursis. L’ascension du RN se poursuit et la dynamique de mobilisation populaire reste fragile, mais le temps gagné peut être mis à profit. L’élan initié par le NFP est resté « suspendu » du fait des vacances scolaires et des Jeux olympiques. La rentrée d’automne a commencé par des manifestations en France, le 7 septembre, contre la nomination de Barnier (environs 30.000 à Paris, surtout des jeunes, très engagés). D’autres sont annoncées.
Les macronistes ont tout fait pour débaucher des députés de gauche, sans succès. L’unité entre les quatre partis principaux qui représentent le NFP s’est maintenue, non sans crise et éclats qui ont eu un impact démoralisant sur les militants portant le processus à la base, en juin. Rebelote en septembre, avec une polémique très violente entre François Ruffin, qui a quitté la LFI, et l’état-major de Jean-Luc Mélenchon. Nous nous passerions bien de telles postures. L’unité est un combat, mais la façon de le mener importe. La question n’est pas anecdotique.
Les conditions présentes sont favorables au maintien de l’unité du NFP. Après la nomination de Barnier, en accord avec le Rassemblement national, même l’aile la plus droitière du PS ne peut envisager une participation gouvernementale.
Le succès initial du NFP tient, notamment, à quatre conditions : l’état d’urgence provoqué par la menace RN, des antécédents unitaires des gauches qui ont fourni une matrice de référence (la NUPES), la mobilisation syndicale et associative qui a exercé une pression décisive en faveur de l’unité des politiques et le fait que la répartition des circonscriptions électorales était pour l’essentiel donnée puisqu’il y avait dissolution : très logiquement, il fallait permettre aux députés sortants de terminer leur mandat.
L’arc politique inclus dans le NFP était plus large que les partis « aux commandes ». Toutes les composantes non sectaires de l’extrême gauche ont pu s’y investir et faire campagne. Sur le flanc droit, l’ancien président de la République François Hollande s’est auto-invité dans les élections, se faisant élire au nom du NFP.
Dans le passé récent, le PS, le PCF et les Ecologistes ont subi des échecs électoraux retentissants aux élections. Le pompon revient à Anne Hidalgo, maire de Paris, qui, sous la bannière du PS, a obtenu 1,77% des voix à la présidentielle de 2022 ! L’hégémonie de la LFI à gauche s’en est trouvée confortée. Depuis, ses alliés ont retrouvé des couleurs, en affichant un profil « gauche ». En revanche, les couleurs de la LFI se sont ternies quand Jean-Luc Mélenchon a exclu plusieurs de députés sortants qui avaient manifesté trop d’indépendance. Quatre d’entre eux ont maintenu leur candidature et trois ont été réélus sous la bannière du NFP, face à la concurrence de candidats mélenchonistes. La purge a été très mal ressentie dans les milieux militants de gauche et la défaite de trois sur quatre de ses proches a sonné comme un avertissement pour Mélenchon.
Plusieurs députés connus de la LFI ont rompu les rangs, dénonçant le manque de démocratie au sein de la LFI, qui continue de connaître des critiques internes à ce sujet. L’histoire de cette formation est très complexe. Elle a su gagner une base électorale dans des quartiers et banlieues populaires en amenant des abstentionnistes (souvent musulmans) à voter. Elle a projeté avec constance un programme de rupture avec l’ordre néolibéral (tout en privilégiant la géopolitique des Etats sur le plan international). Elle a été construite comme une machine électorale dont l’horizon permanent est la présidentielle, un mouvement « gazeux » sans statut formel de membre ni règles de fonctionnement internes, même si des structures permettent d’associer des personnalités à son élaboration programmatique.
Il se peut qu’un point limite soit atteint. L’implantation territoriale de la LFI peut-elle s’étendre sans enrichir son discours politique et son dispositif organisationnel ? Peut-elle prôner la démocratie dans la société, mais ne pas la mettre en œuvre dans son propre mouvement ? Peut-elle s’élever contre les violences faites aux femmes, mais les couvrir trop aisément en interne ? Peut-elle annoncer la VIe République, alors que Mélenchon joue à fond de la posture présidentielle de la Ve ? Ce que deviendra la LFI concerne évidemment toutes les composantes des gauches.
Ce que deviendra le NPF va se jouer les semaines qui viennent. La multiplication de comités locaux permettra-t-elle d’intégrer à sa dynamique toutes les forces vives aujourd’hui disponibles ?
Une nouvelle génération jeune entre en scène, porteuse de solidarités (en défense des Palestiniens, des migrants et racisés). La précarisation sociale et l’impact de la crise climato-écologique fournissent un terreau favorable à de multiples résistances. Tout doit être fait pour favoriser leurs convergences. Mais pour cela, il faut notamment rompre avec le tropisme présidentiel à gauche. Une véritable révolution culturelle.
Pierre Rousset