Jérusalem.– Le Moyen-Orient est une terre de secousses où une crise semble faire oublier la précédente. Celle qu’il traverse aujourd’hui est cependant l’une des plus sérieuses de ces dernières décennies.
Le déchaînement de violence qui emporte la région depuis un an, l’ampleur des massacres et des destructions, l’impuissance complice ou passive de la diplomatie mondiale, le mépris absolu de la loi internationale et des règles de la guerre suscitent angoisses et interrogations : les équilibres existants semblent vaciller, et le Moyen-Orient être refaçonné sous nos yeux par les armes.
Le Hezbollah, acteur régional majeur depuis sa création en 1985, vient de voir son secrétaire général, leader charismatique adulé par les uns, haï par les autres, tué par l’armée israélienne. Des bombes antibunker d’une puissance inédite – on parle de 1,8 tonne – ont pulvérisé vendredi 27 septembre en début de soirée six immeubles et le QG souterrain du « parti de Dieu » dans la banlieue sud de Beyrouth.
Des banderoles à l’effigie de Nasrallah (en haut) et de l’adjoint aux opérations des Gardiens de la révolution Abbas Nilforoushan (en bas), lui aussi tué par une frappe israélienne. Téhéran, le 29 septembre 2024. © Photo Atta Kenare / AFP
Depuis le 8 octobre 2023, en soutien affiché au Hamas et aux Palestinien·nes de la bande de Gaza, le Hezbollah maintenait un front chaud à la frontière avec Israël, qui bombardait en retour le Sud libanais et la plaine de la Bekaa. Le conflit, pour meurtrier qu’il fut, était contenu, selon des règles habituelles, dans la région. Jusqu’à la décision de Tel-Aviv de lancer une guerre totale contre le Liban et le Hezbollah avec l’attaque aux bipeurs les 17 et 18 septembre, suivie par des raids aériens massifs.
La décapitation du Hezbollah, par une succession de frappes visant des responsables, sans précaution aucune pour la vie de civils ni respect de la loi internationale, change indubitablement la donne régionale.
L’Axe de la résistance sévèrement touché
Le Hezbollah est en effet un des piliers, sinon le pilier, de l’« Axe de la résistance », coalition de partis, mouvements et États autour de l’Iran, en guerre déclarée contre l’État hébreu. Même composé de groupes non étatiques, à l’exception de l’Iran et de la Syrie, cet arc chiite était craint pour sa capacité à porter des coups à l’État hébreu et ses alliés.
Il gardait une image d’efficacité militaire façonnée par quelques coups d’éclat célébrés par une propagande efficace, comme le retrait d’Israël du Sud libanais en 2000 ou l’échec de cette même armée israélienne face aux combattants du « parti de Dieu » en 2006.
Premier chamboulement régional : dans la crise ouverte depuis un an, l’Axe de la résistance n’a pas fait preuve de sa puissance redoutée. Certes, 60 000 Israéliens ont dû quitter le nord de l’État hébreu, soumis à des bombardements du Hezbollah. Certes, les Houthis du Yémen ont désorganisé le trafic maritime en mer Rouge et lancé quelques missiles en direction d’Israël, tous interceptés.
Mais aucun des acteurs n’a voulu entrer dans une guerre totale avec l’État hébreu. Les assassinats de hauts responsables du Hamas, du Hezbollah ou de la force Al-Qods iranienne, à Beyrouth, Damas ou Téhéran, n’ont pas donné lieu à des représailles d’importance.
L’attaque israélienne contre le consulat iranien à Damas, dans laquelle deux commandants de la force d’élite iranienne Al-Qods ont trouvé la mort, le 1er avril, a elle aussi fait craindre une escalade qui n’est jamais venue. Si des centaines de missiles et de drones ont été lancés deux semaines plus tard depuis le territoire iranien en direction d’Israël, leur temps de trajet (plusieurs heures) garantissait leur interception par les systèmes de défense états-uniens et israéliens déployés, assistés des français et des jordaniens. Et telle était bien l’intention de Téhéran.
En somme, l’Axe de la résistance a grogné mais n’a pas mordu. « La menace iranienne, que tout le monde considérait comme réelle et importante, a du plomb dans l’aile, explique Stéphane Lacroix, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à Sciences Po. Les Iraniens avaient construit une architecture assez complexe de sécurité dans la région avec l’Axe de la résistance et les événements, jusque-là – sauf retournement dans les prochains jours –, ont montré qu’ils n’étaient pas prêts à l’activer pour aller vers une confrontation totale, au risque de voir leurs alliés se faire décimer sans réagir. Cela montre, certainement, que le régime iranien sait qu’il n’est pas solide sur ses bases. »
Il est difficile de prévoir si le Hezbollah se relèvera des coups portés ces derniers jours. Mais il est certain que la perte de puissance de l’Axe de la résistance et du Hamas ne satisfait pas que Tel-Aviv.
« Ces acteurs, Hamas, Hezbollah, Houthis du Yémen, sont les ennemis déclarés des Saoudiens et des Émiriens. Ils sont affaiblis et l’Iran également, ce qui arrange bien les dirigeants de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, sans qu’ils le déclarent ouvertement,analyse Fatiha Dazi-Héni, spécialiste du golfe Arabique et professeure à Sciences Po Lille. Cependant Riyad et Abou Dabi se retrouvent en porte-à-faux avec leur population, outragée par la catastrophe humanitaire et par un Israël renforcé et plus arrogant que jamais. »
L’Arabie saoudite et l’Iran s’étaient spectaculairement rapprochés au printemps 2023 grâce à une médiation chinoise, mettant sur pause une rivalité aussi vieille que la République islamique et laissant augurer une baisse des tensions dans la région.
Le rêve saoudien du « Moyen-Orient utile » vacille
Mohammed ben Salmane, l’héritier du trône saoudien, véritable dirigeant du royaume, entendait ainsi se débarrasser des obstacles à la réalisation de son ambition : un Moyen-Orient mondialisé, commerçant et financier, ayant clos la page des luttes politiques et nationales.
« Les printemps arabes se sont soldés par une affirmation du leadership de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis sur la région, sinistrée économiquement et politiquement bloquée, reprend Stéphane Lacroix. Ces États du Golfe ont imposé un autre narratif : celui d’une modernisation par le haut menée par des régimes très autoritaires grâce à leurs énormes capitaux procurés par le pétrole et à leurs fonds souverains. La réalisation de ce projet passe par une collaboration étroite avec Israël, qui est une pièce maîtresse de ce “Moyen-Orient utile” imaginé par les Saoudiens et les Émiriens. Les dirigeants du Golfe pensent que l’avenir économique est dans les nouvelles technologies. Les Israéliens les possèdent, et les États du Golfe possèdent les capitaux. »
Une des concrétisations de cette vision s’appelle les « accords d’Abraham », signés en septembre 2020 par Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn, sur la pelouse de la Maison-Blanche, comme le furent le traité de paix israélo-égyptien puis les accords d’Oslo en leur temps. Donald Trump, alors président des États-Unis, voulait ainsi marquer qu’il façonnait le « nouveau Moyen-Orient » en poussant la normalisation des relations du monde arabe avec l’État hébreu.
L’Arabie saoudite n’est pas signataire des accords d’Abraham, mais les discussions pour une normalisation entre le royaume et Israël, sous l’égide de Washington, sont engagées. Fin septembre 2023, le prince héritier déclare sur la chaîne conservatrice Fox News, dans un entretien très remarqué : « Chaque jour, nous nous rapprochons [d’un accord]. Il semble que, pour la première fois, il soit réel et sérieux. On va voir comment ça avance. [...] Si l’administration Biden réussit, je pense que ce sera l’accord le plus important depuis la guerre froide. » Il ajoute espérer un « résultat qui facilitera la vie des Palestiniens et qui permettra à Israël de jouer un rôle au Moyen-Orient ».
Dans la foulée, des ministres israéliens se rendent à Riyad. Nous sommes à quelques jours du 7 octobre 2023, des massacres commis en Israël par le Hamas et d’autres factions palestiniennes et du début de la guerre de l’État hébreu contre la bande de Gaza.
Le terrible bain de sang encore en cours bouleverse les opinions publiques de toute la région, celles des régimes très autoritaires du Golfe compris.
Il signe le deuxième chamboulement régional et même au-delà : le retour des Palestinien·nes. Ils avaient disparu des agendas, la solution à deux États agonisait sous une colonisation israélienne sans frein, et personne ne s’en émouvait, ni dans les chancelleries occidentales ni dans les capitales arabes.
Brutalement, la centralité de la question palestinienne resurgit. « Le 7 octobre, c’est la politique qui refait surface, alors que ces dirigeants arabes avaient décidé que le marché allait remplacer la politique et que la question palestinienne allait se dissoudre dans celui-ci », analyse Stéphane Lacroix.
Voilà les pays arabes en voie de normalisation avec l’État hébreu contraints de rappeler un attachement à la cause palestinienne que beaucoup voulaient passer par pertes et surtout profits.
Laisser passer l’orage
L’Arabie saoudite organise un sommet extraordinaire en novembre 2023. Les dirigeants des États de la Ligue arabe et de l’Organisation de coopération islamique condamnent les « actes barbares israéliens », demandent un embargo sur les armes et un cessez-le-feu. Et ne vont pas plus loin. Pas de rupture politique, ni économique.
Le ton est à peine plus ferme lors du 33e sommet de la Ligue arabe, en mai à Bahreïn, signataire des accords d’Abraham.
« Ces pays, en particulier les Émirats arabes unis et Bahreïn, avaient affirmé à leurs opinions que normaliser leurs relations avec Israël leur permettrait de jouer les médiateurs en faveur de la paix entre Palestiniens et Israéliens, explique Tamer Qarmout, professeur associé à l’Institut de Doha. Nétanyahou et son gouvernement d’extrême droite ont montré que ce n’était qu’un mythe et que leur objectif était d’expulser les Palestiniens, ce à quoi et l’Égypte et la Jordanie ont résisté. Aujourd’hui ces mêmes États du Golfe gardent le silence sur leurs relations avec l’État hébreu. »
Sans les rompre pour autant. « Les pays qui avaient pris le leadership du monde arabe ces dernières années, surtout l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, s’effacent, observe Fatiha Dazi-Héni. Ils donnent l’impression de laisser passer ce gros orage, en attendant de voir comment faire valoir leurs intérêts régionaux. Ils attendent aussi certainement de voir ce que fera l’administration américaine issue des élections de novembre. Il reste important de ménager les États-Unis, qui restent pour l’heure dominants dans le monde en dépit de leur volonté de retrait dans la région, aujourd’hui retardé par les fronts multiples engagés par le gouvernement Nétanyahou au Proche-Orient. »
L’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’islam, est celle qui tient à se montrer le plus ferme – dans le discours : pas de progrès vers une normalisation avec Israël sans la création d’un État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale et sa reconnaissance internationale, martèle Mohammed ben Salmane.
« Nous renouvelons le rejet et la ferme condamnation par le royaume des crimes de l’autorité d’occupation israélienne contre le peuple palestinien », a déclaré le prince héritier devant le Conseil de la Choura, l’assemblée consultative saoudienne, à la mi-septembre. Il a également insisté sur la fermeté de sa position : « Le royaume ne cessera pas ses efforts inlassables pour établir un État palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale, et nous affirmons que le royaume n’établira pas de relations diplomatiques avec Israël sans un État palestinien indépendant. »
« Il ressuscite le plan de paix arabe de 2002 initié par les Saoudiens,relève Tamer Qarmout. Ce même plan que les Occidentaux ont jeté à la poubelle sans même l’examiner, alors qu’il proposait à Israël la paix contre un État palestinien et était endossé par tous les pays arabes. »
« Mohammed ben Salmane ne fait pas une croix sur la normalisation avec Israël. Seulement, il a une opinion publique, contrairement à ses voisins du Golfe très peu peuplés, et l’Arabie saoudite est la gardienne des lieux saints. Il faut absolument qu’il obtienne quelque chose de sérieux en échange de relations avec Tel-Aviv,reprend Stéphane Lacroix. Mais la dynamique de fond, celle qui domine depuis quelques années, du rapprochement entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël, n’est pas remise en cause. Elle est mise provisoirement à l’arrêt. »
Les flots de sang n’arrêtent pas le commerce. Ils le ralentissent.
Gwenaelle Lenoir