Son père a émigré en 1969 pour faire en sorte que l’enfant ne soit pas obligé de risquer sa vie dans les guerres coloniales. Embauché à Louviers en Normandie sur le chantier de démolition d’une usine textile où il est laissé seul douze heures par jour, logé dans un taudis, il reçoit l’aide de l’Association de solidarité avec les travailleurs migrants (Asti). Après avoir trouvé un emploi stable , il a fait venir sa femme et son enfant. Chez Pleyel (mousses plastiques), les conditions de travail sont dures, mais c’est aussi la découverte de la lutte dans l’unité Français-Algériens-Portugais, et l’intégration au réseau ASTI-ACO (action catholique ouvrière) –union locale CFDT. Manuel a grandi dans cette ambiance et ce milieu. Quand une importante fuite de polyuréthane intoxiqua gravement des dizaines de travailleurs et travailleuses, dont son père, la direction fit tout ce qu’elle put pour tenter d’empêcher la reconnaissance en maladie professionnelle. Le fils servit souvent de traducteur au docteur Martin, l’ancien maire de la municipalité autogestionnaire, qui s’était pleinement engagé à leurs côtés. Manuel de Jesus fut au collège un élève brillant, mais ses parents ne voyaient pas l’intérêt de lui faire poursuivre des études. Il entra alors comme OS chez Wonder (1300 salarié.es) et adhéra aussitôt à la section CFDT, la tête pleine de socialisme autogestionaire et de révolution des œillets.
En avril 1975, il assistait au premier meeting d’Alain Krivine à Louviers et ne tarda pas à prendre contact. Les trois militants de la toute jeune section de la LCR furent impressionnés par ce garçon qui participait déjà à l’animation de l’UL CFDT et qui leur expliquait ses efforts pour contourner l’immobilisme du vieux dirigeant de la section Wonder. Il était avide de connaissances et fasciné par la révolution en marche dans son pays. Au désespoir de ses parents, il prenait sur son sommeil pour lire. Il s’intégra très vite au groupe et se joignit à la petite équipe animée par Fernando Batista qui relayait à Paris la propagande de la Ligue Communiste Internationaliste (LCI), l’organisation sœur de la LCR au Portugal.
Au printemps 76, l’usine Wonder connut une grève de trois semaines. Manuel y fit ses premières armes d’animateur de lutte. Quand le chef du personnel chercha à interdire l’accès de l’usine aux grévistes, Manuel lui tint tête et reçut une gifle. Cela en fit à la fois une vedette parmi les grévistes et la bête noire de la direction. Dans la crainte d’une possible expulsion « pour trouble à l’ordre public », ses camarades de la LCR, sous l’impulsion du vétérane Gilbert Hernot (qui avait connu le travail clandestin du PCF dès avant la guerre), le mirent au vert et prirent des dispositions pour s’opposer unitairement à un éventuel renvoi au Portugal.
Manuel avait commencé à discuter avec deux autres jeunes, un garçon, portugais lui-aussi, et une fille. Ils furent le noyau du « groupe Taupe » qui s’élargit bientôt à des sympathisant-e-s de différentes entreprises. Mais au regard des succès locaux, les piétinements et reculs qu’il constatait ailleurs étaient inacceptables et ne pouvaient être dus qu’à un manque de volontarisme et de méthode. Il s’engagea alors avec une petite tendance pour la prolétarisation sur le modèle du PST d’Argentine et en fut l’un des délégués au 2e congrès de la LCR en 1977.
Il en revint secoué par le caractère abstrait des débats et déçu par le peu d’importance accordé au suivi et à la structuration du « travail ouvrier ». Il prit alors de la distance et trouva un travail plus qualifié, mais en équipes, aux aciéries de Pompey à Pîtres (27), une entreprise « dure » de 500 salarié.e.s où il ne se passait jamais rien. Il redonna vie à la section CFDT tout en continuant à participer au groupe Taupe, où il amena un collègue sénégalais. En mars 1979, une grève éclate, pour les salaires, les conditions de travail, contre les discriminations. La CFDT est surtout reconnue par les 150 Sénégalais et Maghrébins logés dans des conditions infectes en face de l’usine, et par les Portugais aussi. La CGT, majoritaire, s’appuie essentiellement sur les Français. « Rouge » alors quotidien, rendit largement compte de la lutte. Obsédée par « les gauchistes », l’UD CGT envoya un permanent qui logeait sur place. Au bout de trois semaines, la direction lâchait un peu sur les salaires, beaucoup pour les immigrés. Au lieu de saisir cette occasion de rentrer la tête haute, comme le proposait la CFDT à l’AG, la CGT les dénonça et fit voter la continuation. Deux semaines plus tard, ce fut la reprise dans la démoralisation et la désolation, sans rien de plus…
La LCR organisa une réunion publique de bilan avec Alain Krivine. Jusqu’à la dernière minute, la municipalité PCF chercha à interdire l’accès à la salle. Quarante personnes, dont la moitié de l’usine, y assistèrent malgré les pressions. Une année plus tard, le 16 mai 1980, alors qu’il cherchait à rattraper son retard pour la distribution du tract syndical qu’il apportait avec lui, il s’est tué sur la route. Chez Wonder, le PCF et la CGT se distinguèrent en tentant d’empêcher une collecte pour sa famille dans les ateliers. À la cérémonie d’adieu, où l’ACO, l’ASTI, la CFDT, la LCR lui rendirent hommage, la salle était bondée.
Pierre Vandevoorde