Les chiffres, toujours conservateurs, de différents organismes de surveillance concernant le nombre de morts peuvent englober plusieurs dizaines de milliers. En juin 2024, le représentant états-unien au Soudan Tom Perriello [à ce poste depuis fin février 2024] parlait en revanche d’au moins 150 000 morts. A cela s’ajoutent les personnes qui meurent des suites de la guerre et dont les décès n’ont été recensés nulle part jusqu’à présent. Les personnes handicapées, les personnes souffrant de maladies préexistantes et surtout les personnes âgées meurent chez elles, ou pendant leur fuite, ainsi que dans les camps ou dans les pays d’arrivée en raison du manque de soins de santé.
Les combats n’ont pas cessé 16 mois après le début de la guerre. La catastrophe humanitaire qu’ils ont engendrée est encore aggravée par la saison des pluies actuelle. Plus de 100 000 personnes se sont retrouvées sans abri à la suite des inondations [depuis le mois d’août : depuis fin juillet-début août] . Le choléra, qui s’était déjà déclaré peu après le début de la guerre, continue de se propager à cause des inondations. Les inondations détruisent également des espaces de vie là où les combats n’ont pas encore eu lieu. C’est le cas dans l’est du Soudan. Une rupture de barrage s’y est produite le 26 août [au nord, à quelque 40 km de Port-Soudan] tuant 30 personnes, près de 200 sont encore portées disparues. En outre, l’approvisionnement en électricité et en eau a été détruit par la rupture du barrage.
Pendant ce temps, 25,6 millions de personnes luttent contre la faim au Soudan. Cela représente environ la moitié de la population soudanaise. L’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), une institution de surveillance de l’insécurité alimentaire, a indiqué que le Soudan était confronté à la pire crise alimentaire depuis le début de ses enregistrements. Selon l’IPC, 800 000 personnes sont en situation de famine aiguë et risquent donc de mourir de faim dans un avenir proche.
Une famine fabriquée par l’homme
Cette famine est fabriquée par l’homme et fait partie de la guerre politique. La région d’Al-Jazirah [un des 18 Etats du Soudan], au centre du Soudan, en est un exemple. Al-Jazirah est le centre de l’agriculture soudanaise. Depuis décembre 2023, les FRS n’ont cessé de prendre le contrôle de cet Etat. Leurs atrocités – pillages, vols, viols et meurtres – ont également forcé les personnes travaillant dans le secteur agricole à fuir. La « Coalition des agriculteurs de Al-Jazirah et El Manaqil [ville de l’Etat d’Al-Jazirah] » estime qu’environ 70% de tous les agriculteurs et agricultrices ont été déplacés depuis le début de la guerre. La production agricole s’est donc presque totalement effondrée dans la région.
Les millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays qui restent dans les camps de réfugiés surpeuplés dans les régions périphériques du pays sont particulièrement touchées par la faim. C’est le cas des 400 000 personnes vivant dans le camp de réfugiés de Zamzam au nord du Darfour. Comme l’a noté IPC, environ 64 personnes y meurent chaque jour, dont 15 sont des enfants de moins de cinq ans.
Les conditions dans les camps de réfugié·e·s des pays voisins sont également catastrophiques. Que ce soit au Tchad, en Ethiopie ou au Soudan du Sud, les rapports dressent un tableau similaire : des camps surpeuplés où font défaut la nourriture, les médicaments et même l’eau potable.
Les Emergency Response Rooms (ERR) locales, qui fournissent une grande partie de l’aide humanitaire sur place, se plaignent du manque de ressources. Ces centres d’urgence organisés à la base sont principalement financés par la diaspora soudanaise. Mais après 500 jours de guerre, leurs ressources sont également largement épuisées. Ils ont tous une famille et des proches qui les ont soutenus financièrement pendant cette période.
L’aide humanitaire internationale n’atteint qu’une fraction de la population qui en dépend. L’accès et le financement nécessaires font défaut. Selon les données des Nations unies, les pays donateurs ont fourni moins d’un cinquième des fonds nécessaires au Programme mondial contre la faim (PAM) pour lutter contre la famine.
Alors que la crise humanitaire est largement ignorée au niveau international, les Etats-Unis ont donné un signal, du moins sur le plan politique. Mi-août, ils ont lancé de nouvelles négociations de paix entre les RSF et la SAF à Genève, en Suisse. L’objectif de ces négociations de dix jours était d’établir un plan de cessez-le-feu et d’ouvrir des corridors humanitaires. Des tentatives de médiation comme celle-ci ont échoué à plusieurs reprises par le passé. Les négociations de Genève n’ont pas non plus été couronnées de succès. Ce résultat se profilait déjà par le simple biais de qui y participait : alors qu’une délégation des RSF a pris part aux négociations, aucun représentant de la SAF n’est venu à Genève.
Le dirigeant de la SAF, le général Abdel Fattah al-Burhan, a déclaré dans une interview que les négociations étaient une opération « whitewashing » des RSF et des pays qui les soutiennent [entre autres les Emirats arabes unis]. Depuis le début de la guerre, la SAF met l’accent sur une rhétorique d’Etat-nation, dans laquelle elle se voit légitimée en tant qu’armée de l’Etat soudanais. De la même manière, elle dévalorise les RSF en les qualifiant de « rebelles » avec lesquelles il n’est pas possible de négocier. Les paramilitaires des RSF étaient issus de milices rurales, mais avaient obtenu le statut d’entité étatique sous l’ancienne dictature d’Omar el-Béchir [au pouvoir d’octobre 1993 au 11 avril 2019]. Par la suite, les conflits de pouvoir entre ces entités se sont multipliés.
L’Arabie saoudite, l’Egypte et les Emirats arabes unis se sont également présentés comme médiateurs à Genève. Cela témoigne d’une ironie particulière de la diplomatie, car les gouvernements des trois pays sont connus pour leur soutien à différents camps dans la guerre en cours au Soudan. L’année dernière déjà, des analystes politiques avaient souligné à plusieurs reprises que la guerre pourrait rapidement prendre fin si des sanctions fermes étaient prises contre la SAFFAS et les RSF. Cela ne s’applique pas seulement aux grandes entreprises que possèdent les deux belligérants, mais commence par la suppression les livraisons de biens nécessaires à la conduite de la guerre comme les armes, les techniques de surveillance ou l’essence.
Le rappeur états-unien Macklemore a récemment montré à quoi pouvait ressembler un boycott solidaire. Celui-ci a annulé en début de semaine un concert à Dubaï. Il a donné comme raison sur Instagram le soutien des Emirats arabes unis aux RSF. Tant que les Emirats financent la RSF et lui fournissent des armes, il ne peut pas s’y produire, a déclaré Macklemore [1].
Une attitude cohérente comme celle-ci ne se retrouve pas actuellement parmi les gouvernants ayant une influence géopolitique, bien que la connaissance de quels Etats soutiennent quel belligérant soit largement répandue.
Pas de cessez-le-feu en vue
A Genève, l’espoir d’un cessez-le-feu s’est déjà envolé alors que les négociations étaient encore en cours. En effet, en même temps qu’elles see tenaient, la SAF et les SRF ont bombardé des zones résidentielles et des hôpitaux. Alors que la SAF bombarde sans relâche, surtout au Darfour, les SRF attaquent régulièrement Omdurman [ville située sur le Nil en face de la capitale Khartoum], contrôlée par la SAF. On peut s’attendre à ce que les actes de guerre des deux parties s’intensifient encore après la fin de la saison des pluies.
Même si les combats entre les généraux devaient cesser, une véritable paix est encore loin. En effet, la guerre a ravivé d’anciens conflits et fragmenté la population civile. La montée en puissance des milices locales et la militarisation de la population civile ont multiplié les acteurs de la guerre et les ont portés dans presque toutes les couches de la population.
De plus, la guerre a largement détruit l’infrastructure du Soudan et donc des conditions cruciales pour garantir une certaine autosuffisance du pays. Afin d’éviter une hécatombe due à la crise alimentaire, il serait important que l’aide humanitaire ne se limite pas à la livraison de denrées alimentaires, mais qu’elle rétablisse avant tout les capacités d’auto-approvisionnement de la population, par exemple en créant les conditions permettant de cultiver des plantes utiles et de garantir la potabilisation de l’eau. Pour cela, il faut à la fois assurer des accès au niveau local et un grand déploiement de l’aide internationale. À l’heure actuelle, rien de tout cela ne semble à portée de main.
Saskia Jaschek