Megaphone - 1. L’opération Déluge d’Al-Aqsa a ramené » la question de Palestine » au centre de l’attention du monde et a exposé les préjugés inhérents à la position officielle et institutionnelle de l’« Occident », qui a non seulement soutenu Israël, mais a sacrifié également des valeurs, telles que l’objectivité journalistique, la liberté d’opinion et autres, afin de protéger le récit du gouvernement israélien, même lorsque ce dernier s’effondrait. Par position « occidentale » ici, nous n’entendons pas tous les pays occidentaux, ni qu’il y ait une position sans objection interne ou diverses versions. Nous entendons plutôt une position qui s’est elle-même définie comme « occidentale » et a justifié ses limitations sous cet angle. Comment les attitudes médiatiques et culturelles à l’égard du génocide en cours peuvent-elles être évaluées et expliquées ? Y a-t-il eu des changements dans ces attitudes entre l’année dernière et aujourd’hui ?
Gilbert Achcar -
Permettez-moi d’abord de préciser ce que l’opération Déluge d’Al-Aqsa est censée avoir accompli. Si par retour de la Palestine au « centre de l’attention mondiale », on entend la vague montante de condamnation de la guerre génocidaire menée par Israël et de solidarité avec le peuple palestinien, il serait plus exact de dire que cela s’est produit en dépit de l’opération Déluge d’Al-Aqsa plutôt que grâce à elle. En effet, le premier impact de l’opération a été que la sympathie mondiale pour la population israélienne a atteint son paroxysme, avec une exploitation médiatique intense de ce qui s’est passé le 7 octobre – non sans exagération et même fabrication de mythes. Toutefois, c’est la brutalité de l’assaut sur Gaza qui, en dépassant ce qui avait été observé dans toutes les guerres sionistes contre le peuple de Palestine, y compris la Nakba de 1948, a provoqué l’indignation d’une partie importante de l’opinion publique dans les pays occidentaux. Quant aux pays du Sud mondial, la majorité de leurs populations soutiennent la cause palestinienne, à l’exception de l’Inde, dominée par un gouvernement néofasciste et antimusulman qui partage l’état d’esprit du gouvernement néofasciste d’Israël.Le cœur du sujet est l’exceptionnalité de la guerre génocidaire que l’État sioniste mène à Gaza. Cela a exacerbé le fossé dans les médias occidentaux entre ceux qui ruminent le mythe de l’État d’Israël comme rédemption de l’Holocauste nazi, de sorte que qui conque s’y oppose est renvoyé à une généalogie qui le place dans la même catégorie que les nazis, et ceux qui dénoncent ce qui est en train d’être fait par un État aujourd’hui gouverné par une coalition de néofascistes et de néonazis, dont le comportement envers le peuple palestinien rappelle le comportement des nazis allemands. Le mouvement de solidarité avec la Palestine est nettement plus fort en Grande-Bretagne que dans des pays comme la France ou l’Allemagne. L’une des principales raisons en est la différence évidente entre le complexe de culpabilité des Allemands et des Français, dont les ancêtres ont été impliqués dans l’extermination des Juifs, et l’absence d’un tel complexe chez les Britanniques, qui voient leurs ancêtres, bien au contraire, comme des sauveurs des Juifs.
2. La Shoah est le levier culturel et historique de cette position, en particulier dans des pays comme l’Allemagne, ce qui les amène à retirer « la question de la Palestine » de la politique étrangère et à l’insérer dans un récit psychologique et historique de culpabilité et de responsabilité. Comment ce récit historique a-t-il été construit et transformé en un levier de soutien occidental à Israël ?
Il s’agit d’une très ancienne entreprise de propagande, qui a commencé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le mouvement sioniste a intensifié sa campagne envers les gouvernements occidentaux, les États-Unis en particulier, ainsi que le gouvernement soviétique, afin de les amener à soutenir le projet d’un État juif – d’abord, en exerçant des pressions sur le gouvernement britannique et, ensuite, à l’Organisation des Nations Unies lorsque la question lui fut soumise. La propagande s’est d’abord concentrée sur le rôle désastreux d’Amin al-Husseini [chef religieux palestinien] qui a agi en porte-parole de la propagande nazie pendant la guerre, de sorte que les Palestiniens purent être dépeints comme des disciples des nazis – contrairement à la vérité historique, comme je l’ai montré dans mon livre Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (2009).
Cette légende a continué à être tissée au fil des décennies, Gamal Abdel Nasser et Yasser Arafat étant tour à tour décrits comme des imitateurs d’Adolf Hitler. Les derniers à être nazifiés sont le Hamas et le Hezbollah. Le Déluge d’Al-Aqsa a fourni une occasion unique de porter ce récit mythique à son paroxysme. Dès le début, Netanyahou et ses collègues, mais aussi divers gouvernements occidentaux, ont décrit l’opération comme « le pire massacre de Juifs depuis la Shoah ». Cette façon de présenter les choses vise à dépeindre l’opération Déluge d’Al-Aqsa comme une continuation de la série de crimes racistes auxquels les Juifs européens ont été soumis tout au long de l’histoire, en la détachant ainsi de la séquence historique à laquelle elle appartient vraiment, qui est l’histoire des luttes populaires contre le colonialisme en général, et l’histoire de la résistance au colonialisme sioniste en Palestine en particulier.
3. Les récits changent et s’adaptent aux transformations sociales et politiques. Cela s’applique au récit de la Shoah, dont les traits ont changé ces dernières années. Alors que ce récit portait initialement sur la relation de l’Occident avec ses composantes juives, il a commencé à se transformer, sous une pression visant à le redéfinir, en un récit sur le danger de l’Islam pour les Juifs, en particulier après les événements du 11 septembre. Comment ce récit a-t-il été réorienté pour s’aligner sur le changement politique ?
La question est plus complexe que cela, il me semble. L’accent sioniste sur l’Islam a été conforme à la montée de l’islamophobie en Occident au cours des dernières décennies, en particulier après les attentats du 11 septembre à New York et Washington. Cela s’est produit dans le cadre d’une montée mondiale de l’extrême droite, dont l’État sioniste a été pionnier avec l’arrivée du parti néofasciste Likoud au pouvoir en 1977 ; puis en 2001, l’accès d’Ariel Sharon, alors figure la plus radicale du Likoud, au poste de premier ministre, quelques mois avant le 11 septembre ; et enfin et surtout, l’installation de Netanyahou à ce même poste sur le long terme à partir de 2009. Ils ont tous contribué à la fabrication de l’idéologie de l’extrême droite contemporaine, dans laquelle les Juifs ont été remplacés par les musulmans, de sorte que l’État prétendant représenter l’héritage de la lutte antinazie est devenu un rouage central de la tradition opposée, celle de l’extrême droite islamophobe contemporaine.
Cependant, la question se complique lorsque l’on tient compte de l’objectif israélien de « normalisation » avec les États arabes réactionnaires, et plus particulièrement avec le royaume saoudien. C’est pourquoi il existe un discours parallèle qui fait la distinction entre « bons » et « mauvais » musulmans, en mettant l’accent sur la caractérisation du Hamas et du Hezbollah comme antisémites, et, bien sûr, en les qualifiant de terroristes, afin d’établir une différence entre eux, ainsi que l’Iran qui les soutient, et les États de la « normalisation », c’est-à-dire l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et les monarchies du Golfe. La même distinction était au cœur de la rhétorique de l’administration George W. Bush après le 11 septembre.
4. Le débat sur la position arabe sur l’Holocauste était un moyen de transformer ce récit, en concevant une culpabilité arabe ou un antisémitisme arabe susceptible de remplacer l’ancien ennemi. Comment évalueriez-vous ces tentatives, à la lumière de votre livre sur le sujet ?
Ces tentatives ne résistent pas à l’épreuve de la réalité et à l’examen des faits historiques. J’ai consacré à les réfuter un épais ouvrage, salué même par certains historiens éminents de la Shoah et qu’aucun historien prosioniste n’a pu contrer autrement que par les épithètes et les insultes habituelles, en particulier l’accusation voilée d’antisémitisme. Ils ont donc préféré le conjurer par une conspiration du silence, au point qu’aucun journal ou magazine américain de premier plan n’a publié une recension du livre, à la grande déception de mon éditeur américain, l’une des plus grandes maisons d’édition américaines. Quant à la traduction hébraïque, elle n’a été ni revue, ni commentée, ni même mentionnée dans un quelconque journal israélien. Publiée en 2017 après des années de pression de la part d’Israéliens antisionistes, la publication en a été contractée par l’éditeur américain, qui détient les droits de traduction, avec le Van Leer Institute, où plusieurs intellectuels israéliens juifs et palestiniens ont travaillé, le plus célèbre parmi ces derniers étant Azmi Bishara lorsqu’il était encore dans le pays. En fait, on peut remarquer que le débat historique sur ces questions s’est estompé ces dernières années pour être remplacé par des accusations générales sans prétention scientifique.
5. Le retour de « la question de Palestine » au centre de la politique a accompagné le « génocide » en cours à Gaza, qui a fait la une des journaux cette année, le gouvernement israélien étant accusé de perpétrer des crimes. Vous attendez-vous à ce que le « génocide » transforme les approches « occidentales » d’Israël et du récit centré sur la Shoah ?
Il n’y a pas de position « occidentale » unifiée sur la question. Il y a des gouvernements d’Europe occidentale, en Irlande, en Espagne et en Belgique, qui ont adopté assez tôt des positions condamnant l’agression sioniste contre Gaza et appelant à la solidarité avec le peuple palestinien en reconnaissant l’État de Palestine, une façon pour eux d’exprimer leur condamnation des actes du gouvernement Netanyahou et leur soutien à une solution pacifique au conflit en cours dans le cadre établi par le droit international. La réponse judiciaire à la guerre génocidaire sioniste, qui est gérée par la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale, est naturellement basée sur le droit international, dont la violation par l’État sioniste a atteint un niveau plus élevé que jamais auparavant.
Tout cela a affecté d’autres gouvernements occidentaux, au point que l’Allemagne elle-même, qui a été le plus ardent des partisans d’Israël pour des raisons historiques évidentes, a commencé à exprimer une réserve timide et à suggérer que ses exportations militaires vers Israël avaient été gelées. Quant à la Grande-Bretagne, même son Premier ministre actuel, prosioniste par excellence, a été contraint d’annoncer la suspension de quelques exportations militaires vers Israël. Le dernier événement en date est l’appel du président français à mettre fin aux exportations d’armes vers Israël tant que le pays est engagé dans une guerre meurtrière contre Gaza et le Liban.
Plus important encore, l’opposition à la guerre génocidaire menée par l’État sioniste est parvenue jusqu’à la Chambre des représentants des États-Unis, où quelques élus ont soumis des projets de loi visant à assortir les exportations militaires vers Israël de conditions strictes quant à leur utilisation. Même Joe Biden, que Netanyahu a décrit comme un « fier sioniste irlando-américain », a dû suspendre pendant un certain temps la fourniture à Israël des bombes les plus mortelles, pesant environ une tonne chacune, que les forces sionistes ont largement utilisées pour détruire Gaza et anéantir son peuple. Tout cela met en évidence la contradiction flagrante entre le droit international, dont la plus grande partie a été rédigée à la suite de la victoire sur le nazisme et ses alliés, et le comportement de l’État sioniste. Les gouvernements occidentaux sont confrontés à un choix difficile dans leur position sur ce droit international qu’ils ont défendu avec enthousiasme contre l’invasion russe de l’Ukraine et ignoré en ce qui concerne la guerre génocidaire à Gaza, avec des difficultés qui s’aggravent toutefois avec le temps.
6. Le deuxième développement qui a accompagné le retour de « la question de Palestine » a été la vague de solidarité avec Gaza, qui a surpris beaucoup de monde, surtout après des décennies de mise à l’écart de la question palestinienne loin du centre de l’attention publique occidentale. Voyez-vous dans cette solidarité la possibilité d’un changement politique dans les manières d’aborder « la question de Palestine » en Occident ?
S’il y a une lueur d’espoir au milieu de ce brouillard tragique qui hante notre région depuis le début de la guerre génocidaire à Gaza, elle consiste sans aucun doute dans le mouvement populaire de solidarité qui s’est développé dans les pays occidentaux – en contraste avec le tableau morose des pays arabes à cet égard – notamment aux États-Unis, où ce mouvement est surtout important en raison de la centralité du rôle des États-Unis dans le soutien à l’État sioniste, de leur complicité de fait avec lui et de leur pleine participation à la guerre génocidaire qu’il mène. Nous en sommes arrivés au point où la position sur cette guerre est devenue un facteur avec lequel il faut compter lors des élections américaines. Il s’agit d’un développement important, et il faut espérer qu’il se poursuivra et atteindra le point où il pourrait changer l’équation internationale au sujet de la Palestine.