Sa mort est toutefois passée inaperçue dans le milieu universitaire et médiatique algérien. Pourtant, il reste un chercheur et universitaire de renommée mondiale. Cette contribution a comme objectif de lui rendre hommage et de faire connaitre sa pensée dans l’univers universitaire algérien en tentant une lecture de l’espace et du paysage culturel algérien en partant de son approche et de ses catégories d’analyse.
Qui est donc F. Jameson ?
F. Jameson est un universitaire américain parmi les grands théoriciens contemporains des questions culturelles et du langage, mais aussi des problèmes politiques et sociaux. Né en 1934, il enseigne la littérature à l’université de Duke. Il est considéré comme l’un des plus grands « critique culturel » de son temps. Le terme « critique culturel » est un substitut pour désigner un type de travail intellectuel qui englobe l’esthétique, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, la théorie politique et d’autres domaines similaires pour lesquels il n’existe pas encore de nom adéquat. Tout dans le domaine des sciences humaines et de la culture retenait son attention, du cinéma à l’architecture en passant par la peinture et la science-fiction, et on dit de lui qu’il a lu plus de livres que quiconque sur la planète.
Sa particularité est d’appréhender le monde moderne à travers les langages culturels que véhicule le capitalisme, car, pour lui, la modernité est exclusivement de la sphère du capitalisme. Ce n’est qu’en analysant l’histoire, le développement et les contradictions de ce mode de production qu’on peut situer les enjeux liés à la « modernité », au « modernisme » ou à la « modernisation » en cours. Ce sont là des notions qu’il utilise pour déceler le monde contemporain.
Ce que révèle le postmodernisme
Dans son ouvrage « le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif », il décrit et analyse l’ensemble des phénomènes qui succède au « modernisme ». Il met en avant une périodisation, à savoir, dans le cas précis des langages, que le postmodernisme correspond à une étape du capitalisme tardif, qu’il est même la conséquence logique sur le plan culturel. Il reprend dans cette périodisation la même démarche de l’économiste belge Ernest Mandel du « troisième âge du capitalisme ». Il y a donc un deuxième, un premier âge et un âge primitif dans cette modernité.
C’est particulièrement au début des années 1980, après la biennale de Venise et surtout suite au livre de Charles Jencks, « Le langage postmoderne de l’architecture », que le débat sur le postmodernisme fut généralisé en Europe. Auparavant, au début des années 1970, le terme fut introduit dans le débat dans le sillage des théories déconstructivistes et des poststructuralistes de Derrida, foucault et Lacan ou encore de Lyotard. C’est une critique et un substitut au « modernisme ». Les grands traits de ce modernisme en architecture sont résumés dans le livre de l’italien Bruno Zevi « le langage moderne de l’architecture ». Et pour bien situer l’origine du débat, il faut revenir au premier ouvrage sur les langages culturels et esthétiques intitulé « Le langage classique de l’architecture » de John Summerson.
Ces trois moments du langage culturel et esthétique correspondent, selon Jameson, aux trois âges du capitalisme, qui ont par ailleurs des fonctions idéologiques, comme le souligne l’historien de l’architecture italien M. Tafuri, « A cause de sa fonction médiatrice, la culture a tellement identifié ses connotations idéologiques, qu’elle parvient à même à imposer les formes de refus et de contestation des ses propres produits, avec une roublardise qui dépasse la bonne fois des individus »[1].
Les 3 âges de la modernité
Globalement, le langage classique correspond au 18-19° siècle sous domination des empires coloniaux Français et Britannique. C’est le Paris d’Hausmann. Il constitue, selon M. Tafuri, une opération de couverture idéologique masquant les contradictions de « l’ancien régime », dans un moment où la société bourgeoise affronte le choc induit par la grande métropole urbaine et où le « capitalisme urbain en formation se heurte déjà aux anciennes structures économiques, basées sur l’exploitation précapitalistes du sol » [2].
En Algérie, une fois la grande expropriation foncière achevée par le colonialisme, le langage classique exprime toute sa plénitude avec l’exemple, dans la ville d’Alger, du boulevard Khmisti(ex-la ferrière), la rue Didouche (Ex-Michelet) ou Ben Mhidi (ex- Rue d’Isly) ou le monumental Front de mer. La culture savante proprement algérienne et autochtone était à ce moment-là totalement exclue de cette nouvelle ère capitaliste. Elle s’est retrouvée tout le long du 19° siècle dans une situation de repli identitaire et territorial, de survie et de désespoir suite aux défaites qu’elle a subi en 1848, (Emir Abdelkader) puis en 1871 (El Mokrani-Cheikh Aheddad).
Le « langage moderne » a comme épicentre l’Allemagne des Années 1920 entre les deux guerres, avec la révolution démocratique qui a mis en place la république de Weimar en 1918. Ce langage est porté particulièrement et politiquement par la social-démocratie allemande au pouvoir misant sur les vertus de la démocratie parlementaire, dite bourgeoise, comme dynamique de l’émancipation humaine et du dépassement du capitalisme. C’est ce que portera l’école du Bauhaus avec ses figures de proue, Walter Cropius, Mies Van Der roh et Hans Meyer.
C’est aussi ce qu’on retrouve dans le programme de logements de la municipalité de Francfort, avec des intellectuels et théoriciens de la sociale- démocratie, sociologues, géographes, économistes, autour de l’architecte en chef Ernest May. De même pour les architectes de la mairie de « Vienne la rouge », une autre variante du même programme et de la même philosophie, connu sous le nom d’austro-marxistes. C’est aussi les mêmes idéaux que vont porter les CIAM[3], autour de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes. Mais si, à Francfort et à Vienne, le modernisme s’est construit autour de la question logement, posée par F. Engels et les utopiste, Fourrier, Owen…dès le 19° siècle, en introduisant un nouveau statut du sol par sa municipalisation, chez Le Corbusier et les CIAM il prend la forme « d’une offre de service à l’entreprise capitaliste », désormais engagée dans « la réorganisation du cycle production du cadre bâti »[4]. Mais, « la prudence des investissements, l’individualisme de l’esprit d’entreprise, la permanence de systèmes économiques archaïques comme la rente foncière » freinent dangereusement le développement et le rendement humain de ce modernisme, souligne Tafuri[5].
A Alger, c’est le bâtiment « l’Aero-habitat » qui exprime l’hypothèse la plus achevée de ce modernisme, sur le modèle de « la cité radieuse » de Marseille de Le Corbusier. C’est aussi un moment historique où la culture algérienne autochtone moderne commence à émerger. En littérature, c’est l’écriture de Kateb Yacine. En peinture, on peut citer Issiakhem. En musique, ce sont les premières tentatives de Cherif Kheddam. Dans l’Algérie indépendante, dans sa première phase sous Boumedienne, c’est Oscar Niemeyer à Constantine et à Bab Ezzouar qui exprimera le grand projet de modernisation du pays, avec ses limites et ses contradictions propres.
La culture « postmoderne » est surtout américaine. Pour Jameson, « elle est l’expression interne et super structurelle d’une nouvelle vague de domination américaine, économique et militaire, à travers le monde (…) le dessous de la culture est le sang, la torture, la mort et la terreur »[6]. C’est une esthétisation de la réalité selon la caractérisation de W. Benjamin. Mais si cette esthétisation est utilisée par Benjamin pour caractériser en son temps le fascisme, Jameson l’utilise pour désigner la « prodigieuse exultation face à ce nouvel ordre des choses, une fièvre de la marchandise, la tendance pour nos « représentations » des choses à exciter un enthousiasme et un changement d’humeur que les choses elles-mêmes n’inspirent pas nécessairement »[7].
On peut reconnaitre ici la littérature de K. Daoud ou de B. Sansal.
Crise du modernisme ou crise de la modernité ?
Le terme postmodernisme s’est facilement substitué au modernisme. Il a un côté contemporain, très à la mode voire populaire, plutôt « populiste » selon Jameson, développant une rhétorique contre « l’austérité élitiste (et utopique) des grands modernismes »[8]. Le modernisme a en effet une dimension utopique et universaliste. Il réfléchissait sur le nouveau et cherchait à en observer l’apparition. « Les modernes s’intéressaient à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leurs tendances générales, ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique »[9].
Le modernisme reste associé à l’idée de progrès et de confiance. Le postmodernisme (en architecture, cinéma, TV, art plastique) aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu’aux nouveaux mondes. « Il est plus formel en ce sens, il ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus »[10]. Il célèbre l’image et le local avec la frénésie culturaliste voire essentialiste, caressant dans le sens du poil les replis identitaires ambiants.
Mais, si on assiste aujourd’hui au triomphe du postmodernisme, c’est plus l’expression de l’échec du modernisme que l’émergence d’une nouvelle alternative. Ceci s’explique, pour F. Jameson, par la « longue période d’ossification et de stase au milieu de monument mort »[11] dans laquelle s’est engouffré toute idée de modernisation. Parlant de l’architecture, il souligne « l’appropriation par l’Etat des formes et des méthodes du haut modernisme, la réadaptation des formes utopiques maintenant dégradées en des formes anonymes de construction à grande échelle de logements et de bureaux par une bureaucratie étatique dilatée (parfois identifiée à celle de l’Etat providence ou de la sociale démocratie). Les styles modernistes se voient chargés de connotations bureaucratiques si bien que rompre avec eux engendre un sentiment radical de soulagement, même si ce qui les remplace n’est ni l’utopie ni la démocratie, mais simplement les constructions commerciales privée de postmoderne post-providence »[12].
« Mais l’alternative, ne serait décidable qu’en passant par la question historique associée de savoir si le modernisme est, en fait, allé au bout de sa mission et de son projet, ou s’il a été interrompu et est resté fondamentalement inachevé et inabouti »[13].
Ce sont là les quelques lignes [14] et quelques citations de son excellent ouvrage sur le postmodernisme. Il a surtout le mérite d’offrir une démarche inédite pour lire et déconstruire notre monde contemporain à travers les langages culturels et avec sa périodisation suivant les 3 âges du capitalisme, il offre une sortie de l’ornière intellectuelle, culturelle et politique culturaliste et essentialiste dominante dans nos universités.
Nadir Djermoune
Enseignant chercheur/ institut d’’architecture et d’urbanisme
Université de Blida.
Notes
[1] M. Tafuri, Projet et utopie, Dunod, 1979, P. 6.
[2] Ibid, P. 9.
[3] CIAM : Congrès international de l’architecture moderne.
[4] M. Tafuri, P. 105.
[5] Ibid, P. 106.
[6] F. Jameson, Le postmodernisme et l’expression culturelle du capitalisme tardif, P. 38.
[7] Ibid, P. 16.
[8] Ibid, P. 85.
[9] Ibid P.15
[10] Ibid.
[11] Ibid. P. 434.
[12] Ibid P. 425. De son coté, J. KELLY va dans le même sens en donnant raison à la critique de R/ Venturi, l’un des pionniers du postmodernisme, quand il rejette les types modernistes « usés et intégré, se référant aux à l’architecture dénudé des années vingt, qui avaient abouti aux taudis préfabriqués des années soixante, même si, en fin de compte, le seul changement qu’elle suscité parmi ses adeptes ait été de coller un fronton sur des tours des années soixante ». Jane Kelly, Postmodernisme et féminisme, revue quatrième internationale, n°46, septembre-novembre 1993 ; P. 43-57.
[13] F. Jameson, OP. Cit, P. 243-435.
[14] Cette réflexion centrée essentiellement sur l’architecture, car c’est dans ce domaine « que se voient de la manière la plus éclatent les modifications de la production esthétique et c’est là que les problèmes théoriques se sont vus soulevés et formulés à titre principal » (P. 34). L’architecture est aussi « constitutivement l’art le plus proche de l’économique, avec laquelle elle entretient, via les commandes et le marché foncier, un rapport presque non médié », note Jameson, (P. 38).