Jan Willem Stutje conclut sa passionnante biographie d’Ernest Mandel [1] par cette phrase : “Quoique son optimisme n’ait pas toujours été compréhensible à la lumière des faits, au plus le monde s’enfonce dans ces faits, au plus se renforce la nostalgie pour cet optimisme, pour l’humanisme de Mandel, ainsi que pour ses analyses, dans l’espoir qu’elles indiquent une issue”. Je n’aurais peut-être pas utilisé ici le mot “nostalgie” mais, pour le reste, je suis entièrement d’accord avec ce jugement. Les analyses de Mandel, son humanisme et, oui, aussi son optimisme, sont perçus aujourd’hui comme nécessaires par ceux et celles qui cherchent une issue. C’est sans doute une des raisons de l’écho important du livre de J.W. Stutje dans les médias flamands. Les projets d’édition ou de réédition de livres de Mandel vont dans le même sens.
Sans tomber dans un optimisme “mandélien”, deux choses me semblent dès lors pouvoir être considérées comme acquises. Premièrement : cette biographie n’est pas un point final, mais un nouveau point de départ pour les idées de Mandel. Nous ne sommes pas en train de tourner la dernière page d’un vieux bouquin mais d’en écrire une nouvelle, dans un livre révolutionnaire qui garde toute son actualité. Deuxièmement : ce n’est certainement pas la dernière fois que nous nous rassemblons pour partager l’héritage intellectuel d’Ernest Mandel – ou plutôt pour le collectiviser en le questionnant. Le Centre Ernest Mandel ne devrait pas tarder à vous inviter, dans les mois qui viennent, à un nouveau colloque sur l’apport de Mandel à la théorie des ondes longues et la manière dont cette théorie peut nous aider à mieux comprendre le capitalisme contemporain, pour mieux le combattre. En effet, un ouvrage important de Mandel, les “Long Waves of Capitalist Development”, devrait enfin être édité prochainement en français.
Avec “Rebel tussen droom en daad” (Rebelle entre rêve et action), J.W. Stutje a signé une excellente et très intéressante biographie, riche en jugements politiques féconds, mais aussi en anecdotes qui mettent en relief la profonde humanité et l’optimisme de la volonté chez notre camarade. Grâce au film de Tariq Ali, nous savions déjà que Mandel était parti plein d’enthousaisme vers les geôles nazies en 1944, parce qu’il avait l’illusion de se rapprocher ainsi de l’inévitable révolution allemande, épicentre de la révolution mondiale. Mais je ne m’étais jamais imaginé Mandel citant Goethe et d’autres poètes allemands dans ses tracts destinés aux soldats du Reich. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. De cette biographie, Mandel émerge non seulement comme un théoricien marxiste de premier plan, comme un militant révolutionnaire infatigable et un grand humaniste, mais aussi comme une personne aux émotions profondes et à la culture très étendue. Et c’est bien comme cela que nous l’avons connu.
Dans le cadre de cette intervention, je souhaiterais dire quelque chose de l’optimisme de Mandel et de ses pronostics. Comme l’écrit JW Stutje, « toute explication de l’optimisme parfois exubérant de Mandel doit tenir compte de la période historique dont Mandel et la Quatrième Internationale étaient l’expression : le siècle qui a commencé avec la Deuxième Internationale dans les années ’80 du 19e siècle. Le siècle au cours duquel la classe ouvrière grandit, se développa socialement et culturellement et forma de grands syndicats et partis organisés sur une base nationale. Sur le flanc gauche de ce moument, la IVe Internationale trouvait son identité en cherchant des points de rupture dans l’hégémonie des partis traditionnels”. Ceci me paraît très juste et important. Nous sommes effectivement entrés dans une autre période. Une période dans laquelle le mouvement ouvrier s’enfonce dans une crise profonde. Une période au cours de laquelle le schéma stratégique dans lequel le parti révolutionnaire se construit sur le flanc gauche du grand mouvement ouvrier est mis en question dans les faits. Nous devons donc trouver une autre voie, élaborer une autre manière de faire de la politique anticapitaliste. Ce n’est pas de la petite bière, comme aurait dit Ernest. Mais c’est possible, et le résultat de notre camarade Olivier Besancenot dans les élections présidentielles françaises qui viennent d’avoir lieu en apporte la preuve.
Mandel peut-il nous aider dans l’élaboration d’un nouveau schéma stratégique ? Je pense que oui, même s’il n’a développé aucune théorie de la construction du parti (ce qui n’est certainement pas un hasard). Je voudrais souligner deux éléments à cet égard. Premièrement, Mandel a lui aussi connu des situations dans lesquelles le schéma stratégique était profondément mis en question. Après la deuxième guerre mondiale, par exemple, il n’y eut ni effondrement du capitalisme ni révolution mondiale, comme les trotskistes le pensaient, mais au contraire une nouvelle expansion du système et un renforcement des directions ouvrières traditionnelles, notamment de la social-démocratie. Cette évolution était totalement imprévue. Certes, la surprise restait inscrite dans le cadre général de la longue période historique invoquée par Jan Stutje. Le désarroi était néanmoins extrêmement grand. Les petits groupes trotskistes risquaient vraiment de se transformer en sectes propagandistes, dans le plein sens du terme. « Les marxistes eux-mêmes portent la responsabilité la plus lourde pour cette situation, écrivit à ce sujet le jeune Mandel, car ils n’ont tout simplement pas été capables de comprendre la société actuelle ». C’est pour une large part grâce à lui que ce risque de sectarisation a pu être évité.
Une deuxième raison pour laquelle Mandel peut nous aider à trouver une issue est que ses pronostics n’étaient pas toujours erronés, loin de là ! Le fait est bien connu : dès le début des années ’60, Mandel avait prévu la fin de l’onde longue d’expansion de l’après-guerre. Mais il y a plus : il avait aussi anticipé dans une large mesure sur la situation actuelle du système. L’analyse des ondes longues du capitalisme par Mandel est sans doute sa contribution scientifique la plus importante au marxisme. Il s’agit d’une analyse originale, distincte de celle de Trotsky, et tout à fait différente de celle de Kondratieff. Pour Mandel, le tournant de l’onde longue expansive à l’onde longue récessive - ou stagnante – est un produit spontané de l’économie capitaliste, mais il n’en va pas de même du tournant inverse, de l’onde longue récessive vers une nouvelle onde longue expansive. Ce tournant, selon lui, n’est pas causé par les lois internes de l’économie capitaliste mais par des chocs sociaux extérieurs à la sphère économique au sens strict, tels que des guerres et des contre-révolutions. Ce sont ces chocs “exogènes” qui créent les conditions du redressement drastique du taux de profit, tout en ouvrant de nouveaux marchés à la production capitaliste.
Sur base de cette analyse, Mandel pensait que le capitalisme mondial ne retrouverait pas facilement le chemin d’une nouvelle onde longue expansive, analogue aux “Trente Glorieuses”. La délocalisation d’une partie de la production des pays développés vers la Chine ou l’Inde, le chômage massif et la politique d’austérité ne suffiraient pas, selon lui, à assurer ce retour vers l’expansion. Même le redressement du taux de profit s’avèrerait d’après lui insuffisant, parce qu’il ne s’agit pas seulement de produire des marchandises : il faut aussi les vendre en masse afin de réaliser la plus-value qu’elles contiennent, comme disent les marxistes. Or, ce problème de la réalisation devient de plus en plus un casse-tête, parce que la hausse de la productivité rendue possible par la mise en œuvre de nouvelles technologies impose de fabriquer des quantités de marchandises sans cesse croissantes. “Qui les achètera ?”, interrogeait Mandel.
En soi, cette analyse n’est ni optimiste ni pessimiste. Mais elle est juste, et d’une grande actualité. Du fait de la politique néolibérale, le taux de profit est rétabli et les profits giclent à gros jets, tout le monde sait cela. Pourtant, le capitalisme n’est pas “aux petites pommes de terre nouvelles”, comme vous dites à Anvers : il n’est pas sorti de l’onde longue récessive. Le chômage reste massif. La croissance est là, mais il n’est pas question d’un nouveau régime d’accumulation du capital. Seuls les riche deviennent plus riches : les pauvres deviennent plus pauvres. L’inégalité sociale grandit. Les conditions de travail se détériorent à vive allure. L’environnement est gravement dégradé. Le climat notamment est déstabilisé de façon irréversible. La crise devient donc systémique, c’est une crise de la société dans son ensemble, une crise généralisée des rapports sociaux et de plus en plus clairement une crise de la civilisation. Telle est la situation que nous devons tenter de mieux appréhender en tant que marxistes, afin de chercher des issues, afin de ne pas nous laisser entraîner dans la crise du mouvement ouvrier - mais sans nous transformer en secte pour autant.
Il est une dimension particulière de cette crise systémique que nous ne connaissons pas bien, ou pas assez bien, c’est celle de la dite “crise environnementale”. Lors d’un précédent colloque du Centre Ernest Mandel, j’ai tenté de dresser un premier bilan critique de la pensée de notre camarade en cette matière [2]. La question a été posée à cette occasion : comment se fait-il que certains concepts de base élaborés par Marx, tels que le concept de “métabolisme social entre l’Humanité et la nature”, de “régulation rationnelle des échanges de matières”, ont été si peu utilisés et développés par notre courant en général, et par Mandel en particulier ? Imputer la responsabilité à Marx lui-même, au fait qu’on trouve chez lui certaines citations plus productivistes qu’écologistes, ne constitue pas une réponse satisfaisante. En effet, on trouve parfois aussi, chez l’auteur du Capital, certaines citations ambiguës sur la révolution permanente, par exemple, mais cela ne nous a pas empêchés de nous orienter correctement en cette matière. Il y a donc une véritable interrogation. Elle s’adresse non seulement Marx mais aussi - et surtout – à nous-mêmes, donc à Mandel qui fut notre mentor.
Je ne vais pas répéter ici ma réponse à cette interrogation. Mais, pour ne pas exagérer dans la critique, il faut dire que Mandel, à partir des années ’70, ne cachait pas sa préoccupation face à la dégradation des équilibres naturels, et qu’elle était sincère. A titre d’exemple, je voudrais citer un bref passage de Power and Money, un passage qui peut aussi être interprété comme une autocritique sévère : “Today we have become aware, with much delay, that dangers to the earth’s non-renewable resources, and to the natural environment of human civilization and human life, also entail that the consumption of material goods and services cannot grow in an unlimited way. Saturation of demand, of consumption, is not only possible ; it is absolutely necessary for the survival of humanity. That is one of the reasons why it has become a life-and-death question to eliminate a system which institutionalizes scarcity by stimulating demand for ever-changing goods, with all the attendant frustrations and psychological or even macro-economic irrationalities”.
Certes, une préoccupation ne constitue pas encore un programme, une ligne politique et une activité. Néanmoins, si je puis apporter une petite note critique dans la discussion de cette excellente biographie, je trouve un peu dommage que J.W. Stutje ait attaché si peu d’importance à cet aspect de la pensée de notre camarade.
“La nostalgie” – et je reviens ici sur ma remarque au début de cette intervention – a peu à faire ici. Il ne s’agit pas du passé, mais de l’avenir. Aujourd’hui, le changement climatique figure au premier rang des problèmes de l’Humanité, à juste titre. Mandel a fort peu écrit sur le sujet, et ce qu’il a écrit était erroné du point de vue des sciences naturelles. Mais son analyse du capitalisme, en particulier son analyse des ondes longues, peut vraiment nous aider à intégrer la question climatique dans notre pensée politique. D’ici 2080, les émissions globales de gaz à effet de serre doivent diminuer de 80%. Cela demande une véritable révolution énergétique, qui doit commencer au plus tard d’ici dix ans. Cela demande un plan à l’échelle mondiale. Cela demande une conversion à l’énergie solaire et une réduction radicale de la consommation énergétique dans les pays riches.
En lisant les rapports du GIEC (IPCC) je m’efforce de ne pas tomber dans le catastrophisme trotsko-mandélien… Mais je ne vois pas bien comment le capitalisme peut relever ce défi, en tant que système basé sur la surproduction, la surconsommation, le gaspillage, la création artificielle de “besoins”… alors que tout ce processus nécessite inévitablement des flux matériels, notamment énergétiques. Je ne vois pas bien comment le capitalisme va résoudre l’affaire, quand on sait que les cellules photovoltaïques ne seront pas compétivives face aux combustibles fossiles dans les 25 ans à venir. Ou plutôt : je crains de voir trop bien comment le système va répondre : sur le dos des pauvres, des travailleurs, des petits paysans, en faisant des millions de victimes. En développant des technologies dangereuses comme le nucléaire, ou insensées comme les agrocarburants à grande échelle. En prenant le climat comme prétexte pour forcer l’ouverture de nouveaux marchés et pour imposer de nouvelles mesures d’austérité. Au terme de tout cela, il y aura peut-être une nouvelle onde longue expansive, qui sait ? Mais le prix que l’Humanité devrait payer est bel et bien de l’ampleur décrite par Mandel dans ses Long Waves of Capitalist Development. Pour l’éviter, il n’y a pas d’autre voie que de lutter pour une alternative socialiste. Ce qui, indiscutablement, nécesite aujourd’hui, et plus que jamais, une certaine dose d’optimisme.