Photo : Les Israéliens se rassemblent pour célébrer la Journée de Jérusalem, à Jérusalem, au début de l’année.Crédit : Naama Grynbaum
En Israël, on parle déjà du changement de régime, de l’assassinat de l’ayatollah Ali Khamenei et on hésite entre des frappes sur des installations nucléaires et des frappes sur des installations pétrolières. Israël est dans un état d’hubris. On est passé du fond du gouffre et du moral brisé par la déroute du 7 octobre - qui a été comparée à l’Holocauste - aux sommets de l’arrogance que représentent l’idée de renverser un régime et de déplacer des populations dans tout le Moyen-Orient. Et tout cela en l’espace d’un an. Cela se terminer dans les larmes et le sang.
Il est dans la nature de l’hubris, par définition, de se terminer par un désastre. Il est dans la nature d’une volatilité aussi extrême, passant d’un holocauste fictif à une victoire fictive, de finir par une catastrophe.
Pendant ce temps, des millions de personnes fuient devant l’armée israélienne pour tenter de sauver leur vie, déplacées, réfugiées, démunies, désespérées, blessées, orphelines et estropiées dans un cortège interminable de souffrances, à Gaza et au Liban. Bientôt ce sera le tour de la Cisjordanie et peut-être aussi de l’Iran. Jamais autant de personnes n’ont dû fuir devant la terreur engendrée par Israël, pas même lors de la Nakba de 1948. Ils n’oublieront jamais ce qu’Israël leur a fait. Jamais. À Israël et aux Israéliens, cela apporte non seulement de la joie, de la satisfaction et de la fierté nationale, mais aussi un sentiment de puissance comme ils n’en ont jamais connu, en tout cas pas depuis 1967.
Les succès militaires, aussi impressionnants soient-ils, sont en train de faire perdre la tête à Israël. La façon dont nous avons fait sauter les bipeurs et dont nous avons tué leurs chefs ? Que tout le monde tape batte des mains ! L’attaque contre l’Iran ne manquera pas d’en faire la démonstration. Mais les succès militaires ne sont pas la chose la plus importante. Qu’est-ce qui va suivre ?
Israël estime que le ciel est la seule limite pour les attaques, les conquêtes, les tueries et les destructions qu’il est capable de répandre. Et rien ne peut l’arrêter. Jamais auparavant Israël ne s’est retrouvé comme cela devant un objectif totalement vide, convaincu d’avoir devant lui l’occasion de frapper le coup décisif d’une vie. L’un après l’autre, nous avons vu s’écrouler les châteaux de cartes que l’on craignait tant : Les roquettes de Gaza, les missiles du Liban, les missiles de croisière du Yémen et les missiles balistiques de l’Iran n’impressionnent plus personne.
L’impuissance de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unis, renforce cette sensation de griserie. Tout est possible. Il semble qu’Israël puisse poursuivre sans entrave ses campagnes de conquête et de châtiments à la Genghis Khan. L’Amérique le supplie d’arrêter ; ses supplications ne font aucune impression sur les Israéliens. À juste titre.
Mais Israël pourrait découvrir que ses stupéfiantes victoires ne sont rien d’autre qu’un funeste piège à miel, comme l’enivrante victoire de 1967, dont nous mangeons encore aujourd’hui les fruits pourris. Ce qui est présenté comme des capacités militaires illimitées risque de finir par une victoire à la Pyrrhus. À Gaza, Israël continue de traiter de façon inhumaine des millions de malheureux, même après avoir annoncé que le Hamas avait été militairement vaincu. Pourquoi continuer ? Parce qu’il le peut. Bientôt au Liban de la même manière.
Depuis des jours, on discute publiquement de la sanction -inutile et dangereuse- à infliger à l’Iran, comme s’il ne pouvait y avoir d’autre pays qu’Israël, de limite à ses possibilités et de personne qui puisse mettre un terme à sa soif de pouvoir. En l’absence d’un véritable ami susceptible de le faire, Israël ne s’arrêtera jamais de son propre chef avant qu’un désastre ne lui tombe dessus. Et cela risque de se produire. Les succès militaires ont une tendance à être trompeurs et éphémères.
Le dégoût des masses du monde entier finira par être suivi par celui de leurs gouvernements, et un jour (lointain), ils en auront assez. Israël ne bénéficie d’aucun soutien international, à l’exception des États-Unis et de l’Europe. Il est vrai qu’ils n’ont pas encore bougé le petit doigt, mais un jour, l’opinion publique pourrait y changer quelque chose.
Le passé regorge de pays ivres de pouvoir qui n’ont pas su s’arrêter à temps. Israël est en passe de les rejoindre. En attendant, l’idée que des millions de personnes au Moyen-Orient prennent la fuite devant lui dans la terreur, subissent des souffrances et des humiliations indescriptibles sous nos bottes, devrait susciter chez tout Israélien un sentiment de honte et de peur. Au contraire, cela remplit le cœur des Israéliens de fierté et les encourage à rechercher plus de la même chose. Et rien ne pourra l’arrêter.
Gideon Levy