Donald Trump discute avec le présentateur de Fox News Sean Hannity après un meeting à Harrisburg, Pennsylvanie, le 4 septembre 2024. Mandel Ngan/AFP
Lors du débat présidentiel du 10 septembre dernier, quand Kamala Harris le met explicitement en cause pour son rôle dans les émeutes de Charlottesville de 2017, c’est de l’autorité de Sean Hannity et Laura Ingraham, animateurs vedettes de Fox News, que Donald Trump se prévaut pour attester la véracité de sa version des événements.
Que le candidat républicain s’en remette à deux personnalités phares du prime time politique de la première chaîne conservatrice du pays (Hannity et The Ingraham Angle, leurs émissions respectives, attirent plus de 2,5 millions de téléspectateurs quotidiens) ne doit rien au hasard : depuis l’émergence de la radio conservatrice à la fin des années 1980, l’écosystème des médias conservateurs exerce une influence souvent cruciale sur les destinées du Parti républicain ; depuis 2016, il est un allié proprement indéfectible de Trump. On le constate à chaque intervention ou mention, sur ces chaînes et radios, de Trump ou de ses adversaires. Ainsi, quand Kamala Harris s’est jetée dans l’arène en acceptant l’invitation de Bret Baier, présentateur vedette du journal télévisé, ce 16 octobre, sur le plateau de Fox News pour un entretien de 60 minutes, elle y a été accueillie avec une agressivité tranchant violemment avec le ton cordial employé à l’égard du candidat républicain.
Retour sur l’histoire d’un acteur clé dans le dispositif de reconquête du pouvoir de l’ancien président.
L’essor fulgurant de la radio conservatrice au début des années 1990
Premier média conservateur accessible au grand public, le talkshow radiophonique investit les ondes en août 1988 avec le lancement sur 56 stations de radio AM du Rush Limbaugh Show, émission quotidienne de trois heures qui, jusqu’à la mort de son animateur en février 2021, occupe la première place du palmarès des émissions radio.
Ce nouveau genre est porté par les vagues d’innovation technologique et de déréglementation qui déferlent sur le secteur des médias au cours des années 1980 : généralisation de la transmission satellite, relâchement des règles de propriété, et surtout, en 1987, révocation de la Fairness Doctrine, qui depuis 1949 contraint les diffuseurs à proposer des programmes en lien avec les enjeux locaux et à favoriser le pluralisme des points de vue.
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Dès lors, le talkshow conservateur s’empare des ondes pour connaître un essor retentissant à partir de 1992, lorsque Bill Clinton fait son entrée sur la scène politique nationale : en 1994, le nombre de stations diffusant le Rush Limbaugh Show dépasse les 550. Les licences de diffusion sont accordées par le biais d’accords de troc (barter deals) par lesquels les stations acquièrent gratuitement les droits de l’émission en échange de leur temps publicitaire national, vendu aux annonceurs. Par ce système, les stations réduisent leurs coûts de production de façon drastique, mais il en résulte la dénaturation et l’uniformisation de la programmation radiophonique, qui répond de moins au moins aux enjeux locaux.
Le phénomène ne fait que s’exacerber sous l’effet du Telecommunications Act de 1996, qui relâche encore davantage les règles de propriété et permet la consolidation du secteur de la radio et la création de grands réseaux de distribution, tels que Talk Radio Network ou Premiere Radio Network. À partir d’avril 2001, le premier distribue le Laura Ingraham Show ; le second, le Sean Hannity Show, dès le lendemain des attentats du 11 septembre.
Mastodontes du prime time de Fox News, Ingraham et Hannity sont donc également des figures historiques de la radio conservatrice : jusqu’à son interruption en 2018, l’émission d’Ingraham est la première émission radio conservatrice animée par une femme dans un secteur que dominent très largement les voix masculines. Depuis la mort de Limbaugh, le Sean Hannity Show est quant à lui la première émission radio toutes catégories confondues, avec quotidiennement plus de 3 millions d’auditeurs, nettement devant Special Report with Bret Baier (2,13 millions) et The Situation Room with Wolf Blitzer (859 000), les JT de fin d’après-midi de Fox News et CNN.
L’émergence de l’écosystème médiatique conservateur avec Fox News
C’est le lancement en octobre 1996 de la chaîne câblée Fox News qui permet la mise en place de l’écosystème médiatique conservateur. Pour Rupert Murdoch, propriétaire de la chaîne, et Roger Ailes, son directeur, l’objectif est de prendre le contre-pied de CNN, considérée comme étant à la solde des Démocrates, tout en positionnant Fox News comme chaîne d’information légitime.
Par le slogan « Fair & Balanced » – abandonné en 2017 –, elle s’approprie le métadiscours traditionnel sur l’objectivité journalistique pour dépeindre en creux les médias d’information dominants comme ayant failli à l’impératif d’impartialité. Il faut d’ailleurs distinguer le service de l’information, auquel est associé le service électoral (election desk), du service éditorial, dont relèvent les émissions d’analyse politique de prime time, même si ce sont elles qui assurent le succès commercial de la chaîne et définissent son identité. Parmi celles-ci, The O’Reilly Factor (1996-2017) et Hannity & Colmes (1996-2009) – qui devient Hannity à la suite du départ du progressiste Alan Colmes en 2009 – s’imposent comme émissions phares pendant la présidence de George W. Bush.
Ce sont les attentats du 11 septembre puis la Guerre d’Irak de 2003 qui mettent Fox News sur orbite : comparativement à ses concurrentes, elle est la chaîne dont le public s’élargit le plus et, à partir de 2001, ses audiences dépassent systématiquement celles de CNN.
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Surtout, là où traditionnellement les présentateurs tirent leur légitimité de leur indépendance vis-à-vis du jeu politique, les animateurs de ces nouveaux formats cherchent à maintenir leur autonomie et leur influence au sein du jeu politique, dont ils deviennent des acteurs à part entière, d’autant qu’entre 2002 et 2004, les publics montrent une proximité croissante avec le Parti républicain.
Une esthétique tapageuse au service d’un conservatisme fondamentaliste
Malgré la proximité des publics avec le Grand Old Party et leur allégeance envers le conservatisme, l’étiquette « médias conservateurs » est toutefois trompeuse.
Depuis l’émergence de la radio conservatrice, les médias de droite radicale ont opéré une rupture radicale avec la tradition conservatrice (mesure dans la conduite du débat politique, attachement à une intervention raisonnée et limitée de l’État, préservation du statu quo) et surtout avec la civilité du débat public : ces médias défendent en fait un conservatisme fondamentaliste porteur d’une réaction culturelle fondée sur des principes universels abstraits et comportant une forte dimension dogmatique et révolutionnaire.
Surtout, ils appartiennent au genre de « l’indignation tapageuse » (outrage programming) : leur objectif n’est pas d’édifier l’auditorat par une analyse dépassionnée de sujets qui intéressent les publics conservateurs, mais de susciter leur indignation, créer le scandale et hystériser le débat. Ils recourent pour cela au sensationnalisme, à l’exagération déformante, à la réinterprétation hyperbolique des événements de l’actualité et à des prédictions de catastrophes imminentes. Le tout servi par une rhétorique et un style abrasifs, où l’attaque ad hominem et la prise à partie le disputent à la vitupération et l’invective.
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Sont mises en avant les questions que les publics considèrent primordiales afin de créer un impact émotionnel maximal, de sorte que les petits sujets de niche sont élevés au rang de véritables scandales tandis que certains faits plus importants mais dont la résonance idéologique est jugée moindre sont souvent passés sous silence. Ainsi, en proposant un ordre du jour différent de celui des médias d’information grand public, l’écosystème médiatique conservateur reconfigure les hiérarchies de l’information et place de façon stratégique au centre du débat certaines questions dont la teneur informationnelle et la pertinence politique pourraient être jugées nulles selon les critères du journalisme professionnel.
Un écosystème médiatique au service du projet trumpiste en constante expansion
Depuis le milieu des années 2010, cet écosystème n’a cessé de se développer. À la radio, une nouvelle génération d’émissions telles que le Ben Shapiro Show, le Charlie Kirk Show et le Dan Bongino Show ont fait leur apparition à la fin de la décennie.
Bien que Shapiro fasse parfois montre d’un certain recul critique envers Trump, tout comme Bongino et Kirk, il en est un ardent soutien. En amont du débat présidentiel du 10 septembre avec Kamala Harris, il déclare à l’antenne que Trump « va écraser Harris », qui n’a aucune chance face à lui car elle est incompétente et manque de réactivité. Le 7 octobre, Shapiro accompagne Trump lors de sa visite de la tombe de Menachem Mendel Schneerson, rabbin loubavitch et leader spirituel du judaïsme mondial ; le lendemain, il lui ouvre son antenne pour un entretien par téléphone.
Dans le secteur de la câblodiffusion, Fox News a vu son monopole remis en question par le lancement de One American News Network (OANN) (2013) et de Newsmax (2014), chaînes qui offrent un espace d’expression aux voix conservatrices trop radicales pour être audibles sur les autres supports et grandes pourvoyeuses de théories du complot et de contenus fabriqués.
Toutes deux offrent à Trump un territoire de repli quand sa relation avec Fox connaît des tensions, quand le discours de Fox n’est momentanément plus aligné sur le sien et qu’il cherche à ce que ses positions soient validées. En cela, OANN et Newsmax lui apportent une loyauté indéboulonnable. D’ailleurs, lorsqu’au soir de l’élection de 2020 l’election desk et le service de l’information de Fox News reconnaissent la victoire de Joe Biden et, dans les jours qui suivent, réfutent les allégations de Trump selon lesquelles l’élection a été volée, une partie du public, qui considère ce relâchement dans le soutien à Trump comme une trahison intolérable, migre vers OANN et Newsmax.
Entre juin et octobre 2023, Fox News prend ses distances par rapport à Trump. En avril, lorsque la chaîne accepte de payer $785,5 millions en règlement à l’amiable de l’action en justice intentée contre elle par Dominion Voting Systems pour diffamation – Trump et ses avocats avaient accusé le fabricant de machines de vote d’avoir truqué ses équipements pour favoriser Biden –, elle se sépare de l’animateur de Tucker Carlson Tonight, émission qui attire le plus grand nombre de téléspectateurs, et voit ses audiences baisser fortement.
Si en amont des primaires républicaines, Trump reçoit plus de la moitié du temps d’antenne que les trois chaînes câblées conservatrices consacrent aux candidats, Fox News lui accorde moins de temps qu’à Vivek Ramaswamy et Ron DeSantis. Sur Newsmax, il bénéficie au contraire de plus d’attention que tous les autres candidats réunis, et OANN parle même huit fois plus de lui que de l’ensemble de ses concurrents.
La période de froid entre Trump et Fox News n’a été que de courte durée. La quasi-intégralité des animateurs de la chaîne soutiennent désormais activement la candidature de l’ancien président, que ce soit en jouant le rôle de caisse de résonance de sa campagne de désinformation – le 1er octobre, Hannity développe, montage trompeur à l’appui, les allégations de Trump selon lesquelles les populations touchées par l’ouragan Helene en Géorgie attendent toujours le secours de l’État fédéral – ou en fournissent aux téléspectateurs des contre-récits leur permettant de faire sens de l’hostilité dont Trump fait l’objet. De la jeune génération d’animateurs radio aux nouvelles chaînes câblées en passant par le prime time de Fox News, à quelques semaines de l’élection, Trump bénéficie de l’appui inconditionnel d’un establishment médiatique conservateur entièrement acquis à sa cause et œuvrant activement à sa victoire.
Sébastien Mort, Associate Professor, Université de Lorraine
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