Essayons de ramener cette question à des proportions plus rationnelles. Le rétablissement de fait de la Pangée (l’ancien continent unique) dû à l’expansion de l’espèce humaine qui, par ses moyens technologiques et ses mouvements remet en connexion tout le vivant, conduit automatiquement à une diminution du nombre d’espèces, car les endémiques nées d’un long processus de différentiation (spéciation) se retrouvent en contact avec des espèces proches dominantes et peuvent être absorbées ou éliminées par elles. A l’inverse, de nouvelles espèces arrivant d’ailleurs peuvent enrichir et combler des manques en termes de fonctionnalité, dus à l’action destructrice des écosystèmes par les humains.
Quand on fait le bilan à l’échelle de la biosphère, on constate autant d’effets positifs des « invasions » que d’effets négatifs. De nombreuses espèces jugées négativement dans un premier temps ont ainsi produit des effets positifs (la Jussie qui héberge aujourd’hui les dernières colonies françaises de la très rare Guifette noire, les écrevisses américaines jouant un rôle majeur dans le renouveau des populations d’ardéidés [populations de hérons] en Europe, etc.).
La situation est mouvante et souvent imprévisible. Les récents travaux scientifiques indiquent ainsi plusieurs éléments : il y a de la place dans les écosystèmes pour les nouveaux, les nouveaux s’intègrent et évoluent, les nouveaux ne conduisent pas la plupart du temps à l’extinction des autres.
Un avantage pour l’invasive (absence de prédateurs) peut devenir un problème pour elle (apparition d’un prédateur qui a découvert la bonne occasion auquel elle n’a pas le temps de s’adapter). Ainsi, on ne sait pas pourquoi l’algue « tueuse » Caulerpa a presque disparu de Méditerranée après avoir conduit une invasion spectaculaire. On n’a pas non plus de visibilité sur les processus en cours dans le phénomène d’intégration du Frelon asiatique en Europe.
On a aussi du mal à définir ce qu’est une espèce indigène. Si les humains il y a quelques milliers ou centaines d’années avaient éliminé les espèces qui l’ont suivi, nous n’aurions pas aujourd’hui en Europe de nombreuses espèces considérées comme « patrimoniales » et faisant l’objet de programmes de conservation. Le cas du Lapin de Garenne est intéressant à ce sujet : il est souvent considéré comme un gestionnaire majeur d’écosystèmes de pelouses rases, considéré comme « Quasi menacé » en Europe selon l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). Mais qui se souvient que, hors d’Espagne, son pays d’origine, c’est une espèce introduite et pendant longtemps invasive en Europe…et considérée souvent comme un fléau dans les milieux insulaires de l’hémisphère sud !
Mais, à l’inverse, l’éradication de l’espèce sur certaines des îles Kerguelen (Terres australes françaises) a conduit à un chute brutale de la biodiversité floristique : des plantes exogènes invasives en ont profité et leur action a été beaucoup plus impactante que celle du Lapin !
L’analyse des dispositions réglementaires concernant les espèces exotiques envahissantes pose beaucoup de questions et révèle de surprenants systèmes d’intérêt n’ayant pas grand-chose à voir avec la rigueur scientifique : ainsi, le règlement de l’Union européenne de 2014 visant à imposer aux états membres un contrôle des populations de ces espèces exclut le Vison d’Amérique car le Danemark ne veut pas que l’on remette en cause son commerce et la France y a inclus le Loup (qui est une espèce native !) pour satisfaire les éleveurs et les chasseurs !
La question des espaces directement anthropisés (jardins et cultures) est particulièrement complexe. Si la plupart du temps les espèces fabriquées par les humains par sélection artificielle sont dépendantes de ceux-ci et donc peu susceptibles de s’installer là où on n’avait pas prévu qu’elles le soient, il peut en être différemment pour les espèces « ornementales » introduites, en particulier en milieu insulaire.
Il est aussi indispensable d’interroger les méthodes employées pour lutter contre des espèces invasives : en effet, quel impact sur la biodiversité quand on utilise des produits chimiques évidemment très dangereux pour lutter contre des espèces (cas des Fourmis électriques par exemple ou du Moustique tigre) ?
Bien souvent, les espèces invasives jouent le rôle de boucs émissaires : on montre qu’on agit en éliminant (en plus il s’agit d’espèces étrangères en situation irrégulière, ce qui n’est pas dans l’air du temps) et pendant ce temps là on continue à dégrader les écosystèmes. Et on gaspille les moyens financiers dans les campagnes d’éradication dont on aurait besoin pour protéger les écosystèmes. Souvent pour rien, tant de nombreuses campagnes d’éradication d’espèces se sont révélées illusoires. On sait pourtant que les espèces invasives s’installent prioritairement dans des milieux dégradés ou néo-formés par les humains, là où les espèces autochtones sont fragilisées ou absentes. Et on utilise trop souvent le concept de corrélation en guise de causalité : l’installation d’une espèce « exogène » en lieu et place d’une espèce « locale » peut être en fait non l’élimination de la seconde par la première mais le résultat de la disparition de la seconde à cause de la dégradation de son écosystème due aux activités humaines. Dans ce cas l’« étrangère » ne fait que prendre la place laissée libre. Le cas de la Perche du Nil du film « Le cauchemar de Darwin » est particulièrement emblématique à ce sujet. On sait aujourd’hui qu’elle n’a pas éliminé les espèces autochtones, mais qu’elle avait été introduite depuis longtemps et restait marginale justement parce que ces dernières la contrôlaient. L’eutrophisation du lac, conséquence des activités humaines, aurait causé le déclin des espèces locales et dans la foulée aurait inévitablement conduit à l’explosion de l’ »étrangère » !
Bien souvent aussi les argumentaires « scientifiques » visant à lutter contre les invasives sont…bien peu scientifiques et relèvent plus d’a-prioris culturels que d’études sérieuses. Les concepts utilisés sont aussi à interroger : ainsi de la fourmi électrique introduite à Tahiti jugée comme ayant vocation à éliminer les autres espèces, alors que bien sûr elle existe à l’état naturel en Nouvelle Calédonie sans bien sûr éliminer les autres. Bien souvent aussi, on entretient la confusion entre l’impact économique pour les humains d’une espèce exotique envahissante et son impact sur la biodiversité qui est utilisé pour cautionner les mesures d’éradication sans en fait d’étude sérieuse. Non que l’impact économique doive être négligé, mais il doit être considéré comme tel et on ne doit pas s’abriter derrière un soi-disant impact sur la biodiversité qui n’a pas été établi.
En conclusion, il serait plus efficace de résoudre les problèmes de fond (sauvegarder et restaurer les milieux naturels, généraliser une agriculture bio et respectueuse de la biodiversité, stopper l’artificialisation des territoires et la déforestation à l’échelle planétaire) et concentrer la lutte contre les invasives sur les milieux insulaires fragiles, là où les effets négatifs des espèces exotiques envahissantes sont souvent avérés et où l’action peut être efficace.
Il convient aussi d’utiliser le principe de précaution : comme on ne maîtrise rien et que l’on ne comprend pas grand chose, il est hautement raisonnable de limiter (voire d’interdire) les introductions volontaires d’espèces hors de leur zone historique de présence quand il est avéré qu’elles peuvent être invasives et qu’elles peuvent s’installer dans les écosystèmes et de limiter autant que ce peut les introductions involontaires en analysant les processus concrets conduisant à ces introductions, afin d’agir sur ces processus plutôt que d’avoir à agir après coup sur les résultats. Il est aussi indispensable de prohiber les introductions d’espèces « gibiers » d’élevage dans les milieux naturels, tant les effets délétères sont connus et pourtant systématiquement absents des réflexions : mais c’est vrai qu’il ne faut pas toucher à l’activité cynégétique de loisir. L’exemple de la disparition du Sanglier en France et son remplacement par des « cochongliers » prolifiques est à cet égard particulièrement symbolique.
Fragiliser la biodiversité par l’introduction de stress due à l’arrivée d’espèces nouvelles dans le contexte actuel de déclin du vivant n’est évidemment pas une bonne idée tant il est vrai que les changements vont trop vite pour permettre aux espèces et aux écosystèmes de s’adapter et que cette problématique s’ajoute aux autres causes de déclin (chimie, dégradation des écosystèmes, réchauffement climatique).
In fine, tout sera affaire de compromis et nécessite à chaque fois des analyses solides et mesurées, incluant les systèmes d’intérêts économiques privés, qui sont le plus souvent totalement « oubliés ».
Frédéric Malvaud
BIBLIOGRAPHIE
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