Ils interrogent et ils créent des fractures sur lesquelles il est nécessaire de s’interroger. On voit ainsi deux courants de pensée très différents s’opposer violemment aux thèses « animalistes » : un courant de droite (1) et un courant proche de la mouvance Confédération paysanne/PCF (Jocelyne Porcher, Paul Aries, Frédéric Denhez). Le titre du dernier livre de Jocelyne Porcher (Cause animale, cause du Capital) est ainsi éloquent (2).
En lisant les divers auteurs (les pour et les contre) on constate qu’aucun d’entre eux ne situe la problématique dans le contexte historique. Pourtant, il semble essentiel de s’interroger sur le pourquoi de l’émergence de cette question en début de 21ème siècle.
Confrontés à l’augmentation considérable de leur population et à la limitation des ressources dans le cadre de sociétés de gaspillage, les humains commencent à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème à penser leur existence dans le cadre d’une humanité commune et collective, même si bien sûr cette pensée est loin d’avoir conduit à un fonctionnement des sociétés cohérent avec cette pensée naissante.
L’émergence de la question « animaliste » participe de ce processus et la question du « soin » à apporter aux autres êtres « sensibles » est donc plus que légitime.
C’est la raison pour laquelle il est important de prendre en compte positivement ces mouvements et de débattre de leurs fondements, de comprendre que l’émergence des pensées « animalistes » participe de la montée de l’empathie envers le vivant, essentielle si l’on veut préserver la biodiversité, mais aussi changer la société humaine en s’appuyant sur les capacités de coopération et d’entraide des humains.
L’autre apport de ce mouvement est de rappeler que nos sociétés, comme tout le vivant, sont en évolution. Si notre espèce a été carnivore, prédatrice, en fait surtout nécrophage avant de pratiquer l’élevage (une forme de prédation), il n’y a pas de fatalité à ce qu’il en soit de même pour l’éternité.
Reste que cette approche (anti-spéciste) doit pour le moins être questionnée tant dans ses fondements que dans ses conclusions.
Traditionnellement en éthique environnementale (4), on distingue trois approches du lien entre l’humain et l’animal : l’anthropocentrisme, le biocentrisme et l’écocentrisme. Ceux qui s’opposent aux « animalistes » adhèrent le plus souvent à la première approche, et à l’inverse leurs défenseurs se rangent derrière les deux autres approches.
Un petit mot (forcément trop rapide et réducteur) sur :
- L’anthropocentrisme. Nos sociétés modernes (dans le cadre des religions monothéistes) ont développé la vision d’un humain supérieur, créature à l’image de Dieu, ce qui légitime la domestication des autres espèces et leur exploitation. Or, depuis Darwin, on sait que cette vision est erronée. Homo sapiens est le produit de l’évolution, comme toutes les autres espèces. Il n’est donc pas « au-dessus » et n’a donc aucun droit particulier à la vie. Ce n’est pas parce qu’il domine la planète (à l’heure de l’anthropocène) qu’il est supérieur. Du reste, au vu des risques qu’il fait peser sur lui-même et sur les autres espèces, il se pourrait bien qu’il soit une espèce bien faible en termes de temps de survie sur la planète (en biologie de la conservation, on parle d’une mauvaise « fitness » ou capacité adaptative).
Les opposants aux « animalistes » se situent clairement dans cette logique anthropocentriste. Ils argumentent en remettant en cause (souvent à juste titre) les conséquences aberrantes d’une pensée établissant une égalité (entre autres en termes de droits) entre les animaux et l’humain, mais évacuent la question des fondements de leur approche. Ainsi, Braunstein, pour justifier la nécessité d’établir une frontière entre l’humain et l’animal (et justifier ainsi le concept des droits de l’homme), ne trouve qu’un seul argument : la prise en compte du « bon sens ». C’est quand même un peu léger pour un philosophe…
Et les adversaires des « animalistes » autour du courant Porcher/Aries n’argumentent jamais sur le fond. Ils se contentent eux aussi de porter le fer contre les conséquences de l’approche « animaliste », jusqu’à l’absurde pour certains d’entre eux en prenant la défense de la corrida ou de la chasse…ou en tenant des propos caricaturaux. Non, le monde n’est pas menacé par les végans, mais bien par le capitalisme et le « trop de viande », l’agriculture intensive.
- Le biocentrisme et l’écocentrisme. Ces deux courants sont différents mais en fait très proches. Ils partent du principe qu’Homo sapiens n’est pas une espèce à part, donc n’a pas de droits particuliers et qu’il faut élargir la notion des droits de l’homme aux animaux « sensibles » (pour les biocentristes) ou aux écosystèmes et paysages (pour les écocentristes).
L’argumentation des animalistes paraît d’un premier abord convaincante (elle fait référence aux théories scientifiques de l’évolution) mais pose pour le moins question. En effet, concernant l’approche « biocentriste », se pose le problème de la définition de l’espèce « sensible » ou dans le vocabulaire des philosophes les plus solides de ce courant (5) des espèces « conscientes et sentientes ». Définir la « conscience » est extrêmement délicat, voire illusoire et les différents auteurs évacuent vite cette question. Ils s’attachent plutôt à définir le caractère « sentient » : une espèce peut ressentir la souffrance, la peur, etc…Ces espèces devraient avoir les mêmes droits que les humains (d’où l’interdiction de les tuer, de les domestiquer, de les manger). Et de la même manière que refuser des droits à des humains d’une autre « race » fait de vous un raciste, refuser ces droits à des êtres qui ne sont pas des humains fait de vous un « spéciste ». Les « animalistes » se définissent donc comme des « anti-spécistes ».
Cet argumentaire présente pourtant d’importantes failles.
La première est la question de la limite entre humain et animal et entre les animaux entre eux, question fondamentale dès que l’on pose les problèmes en termes de droits.
Et le moins que l’on puisse dire est que la confusion règne. Les auteurs « animalistes » n’appuient jamais leurs théories sur une approche scientifique solide. Et pour cause, car on arriverait vite…à l’impossibilité de vivre pour Homo sapiens. Quelles sont en effet les espèces « sensibles » (dans le sens où elles peuvent éprouver une souffrance proche de la nôtre) si ce n’est celles qui possèdent un système nerveux, c’est-à-dire les « eumétazoaires » (6) qui incluent les méduses, l’ensemble des protostomiens (pour simplifier l’ancien groupe des « invertébrés », dont tous les insectes, mais aussi les vers (dont nos parasites !), les arthropodes et les mollusques), puis les deutérostomiens (des étoiles de mer à Homo sapiens en passant par les « poissons » ?
Accorder les mêmes droits que pour les humains (en tout cas les droits fondamentaux à la vie et à la liberté) à tous ces animaux confine à l’absurde et rendrait la vie d’Homo sapiens impossible sur terre. Dans le domaine de l’alimentation, on pourrait bien sûr imaginer un monde où l’humain se nourrirait uniquement de végétal, cela reviendrait à porter atteinte aux écosystèmes pour installer des cultures, ce qui reviendrait à remettre en cause…les droits des animaux sauvages à bénéficier de l’espace vital. En effet, une grande partie des prairies sur la planète dépend aujourd’hui de l’élevage et ces prairies sont essentielles pour la biodiversité dans un contexte où le retour à d’importantes populations d’herbivores sauvages est illusoire dans un monde qui abrite bientôt 9 milliards d’êtres humains et serait de toute façon contradictoire avec les espaces voués à l’agriculture végétale. On est vite dans l’impasse.
C’est la raison pour laquelle, chez tous les « animalistes » il y a glissement sémantique et on parle des animaux en les réduisant à ceux qui sont proches de l’humain, sans jamais définir clairement le concept d’animal « sentient ». Ainsi, les auteurs de Zoopolis définissent trois catégories d’ « animaux » : les animaux domestiques, les animaux sauvages, les animaux « liminaires », qui sont des animaux sauvages, mais vivant près de l’homme ou en étant dépendants et définissent des droits différents pour chacune des catégories (en plus des fameux droits fondamentaux). Cette caractérisation est discutable : ainsi, la catégorie « liminaire » n’a pas de fondement scientifique. Ces animaux sont des animaux sauvages !
Et les auteurs en arrivent à reconnaître que leurs thèses conduiraient à supprimer les espèces domestiques, ne laissant que celles pouvant être des animaux de compagnie. Contradiction supplémentaire…
Cette impasse est bien lisible dans un écrit d’Aurélien Barrau (7) : « J’espère que les plantes ne sont pas tout à fait comme les animaux. Si elles devaient éprouver une forme de sensibilité à la douleur, ce serait terrible puisqu’il deviendrait extraordinairement difficile de vivre sans causer de tourments ». Il faut noter déjà que le philosophe animaliste parle des animaux en général, dans ce flou cité plus haut. Mais surtout il est très intéressant de noter que c’est la question du « tourment » qui est centrale dans l’argumentaire. Mais ceci pose un sérieux problème : que dire du « tourment » de l’épervier quand il tue le moineau, du « tourment » de la fauvette qui avale une chenille vivante, etc…
On voit qu’Homo sapiens est mis « à part » car les autres espèces ne peuvent évidemment pas cesser de vivre pour ne pas causer de « tourment » aux autres. Elles n’y pensent d’ailleurs même pas ! Au nom de l’anti-spécisme, c’est une approche très…anthropocentrée !
On présente ainsi une vision mythique de la vie, comme une harmonie : animaux et humains pourraient coexister, interagir et coopérer suivant des principes de justice et d’égalité, sans contradictions ni compétition ni prédation.
Les « anti-spécistes » pensent les autres animaux comme s’ils étaient des humains et voudraient leur imposer les cultures et les règles de vie des humains. Ainsi, quand on leur objecte que les animaux ne peuvent défendre et définir leurs droits, ils établissent une similitude avec les humains handicapés mentaux ou les enfants (protégés par les droits de l’homme) et revendiquent du coup que les droits des animaux soient défendus par…des humains.
N’est-ce pas là finalement encore un anthropocentrisme exacerbé ou tout au moins non revendiqué ?
Et qui conduirait à des impasses pour les humains (si tous les animaux étaient reconnus comme des personnes) en termes d’intérêts économiques (on ne pourrait plus faire une route), de santé et de médecine, d’alimentation (suppression de l’élevage), de confort (on ne pourrait plus tuer un moustique), de lien avec des animaux domestiques (on ne pourrait plus avoir de chats qui est un animal strictement carnivore), en terme de pratiques culturelles (soin symbolique des morts).
Juste un petit mot sur l’approche écocentriste, qui veut accorder des droits aux écosystèmes (et non aux espèces sensibles). En plus du fait que l’on arrive aux mêmes impasses pratiques que dans le cadre de l’approche biocentriste, s’y ajoute une pensée « essentialiste » (la nature a une essence propre) voire religieuse. Ce qui est pour le moins discutable.
La deuxième faille est la confusion permanente entre une pensée du droit (à la vie, à la liberté pour les « animaux ») et une pensée s’appuyant sur le devoir moral de prendre soin (ne pas faire souffrir, ne pas s’amuser à tuer). Ce sont pourtant deux approches différentes et les animalistes passent de la deuxième à la première par séries de glissements jamais argumentés.
En fait, on se perd à vouloir absolument, au nom du fait qu’Homo sapiens n’est pas « supérieur » à vouloir penser le monde en terme de dualisme : d’un côté les « personnes » pour lesquelles il n’est pas acceptable de porter atteinte à leur vie ni de les mettre en esclavage (et on y inclut les « animaux ») et de l’autre les « choses » (et on y inclut les plantes et ceux des animaux que l’on a décrété « non-sentients »). Il paraît beaucoup plus pertinent de penser les personnes (au sens de personnes humaines), les choses (au sens d’objets non vivants) et les êtres vivants (autres que les humains, dont on doit prendre soin en accordant une attention particulière envers ceux qui sont sensibles).
Une telle approche était déjà pensée par Montaigne (8) : « Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir ».
Une troisième faille se révèle quand on se pose la question des conséquences pratiques si on accorde des droits (soit aux individus, soit aux écosystèmes). Dans les faits, ces droits sont en fait mis en permanence en contradiction avec d’autres droits…qui sont toujours dominants quand il s’agit de faire des choix. Décider que tout être humain a droit au travail n’empêche pas le chômage dans les sociétés libérales. Et poser les questions en termes de droits permet d’éviter de prendre des décisions politiques (de préservation de la biodiversité, de soin envers les animaux) ; c’est en fait une vision libérale très influencée par la pensée anglo-saxonne. Ce n’est pas de droits dont nous manquons pour préserver la biodiversité et pour limiter la souffrance animale, ce sont de décisions.
Reste à ne pas évacuer un problème, celui de définir sur quoi fonder un humanisme qui consiste à penser des droits pour les humains (et pas pour les « animaux ») sans s’appuyer sur une pensée essentialiste et/ou religieuse de supériorité quelconque d’Homo sapiens.
Et pour cela il existe la voie du matérialisme scientifique. Chaque espèce (animale, végétale ou autre) est issue de l’évolution qui a conduit à des espèces différentes. Et chaque espèce ne peut défendre que ses intérêts, les intérêts des individus dans le cadre de l’espèce qu’ils constituent et qui prend sens dans les relations de reproduction et d’échange génétique. Il n’y a pas de devoir moral de l’épervier à penser les intérêts du merle pas plus qu’il n’y a de devoir moral (d’impératif catégorique) pour Homo sapiens à défendre les intérêts des autres espèces.
Homo sapiens n’est donc soumis à aucun interdit moral de tuer d’autres animaux, d’en élever certains pour vivre.
Homo sapiens a établi des droits (les Droits de l’homme) pour régir ses relations dans le cadre de l’espèce humaine (relations intra-spécifiques) et dans le cadre d’un processus historique (processus de civilisation dont parlait Darwin), résultat de la sélection naturelle, qui l’a conduit à privilégier les instincts sociaux qui s’opposent à la sélection naturelle. C’est l’effet réversif de l’évolution dont parle Patrick Tort (9). Et la réussite évolutive d’Homo sapiens (au sens ou notre espèce domine la planète) vient justement de la mise en avant des compétences de coopération et d’entraide qui lui permettent de résister plus efficacement à la sélection naturelle et de conserver le mieux sa variabilité génétique, facteur d’adaptabilité (capacité à conserver ses « faibles », justement assurance pour l’avenir).
Et c’est bien dans ce cadre historique donné qu’Homo sapiens a intérêt à préserver les autres espèces et aussi à prendre soin des autres êtres vivants, conditions de sa survie. Ceci peut être à mon sens le mieux décrit par cette citation du philosophe Baptiste Morizot (10) : « Il faut transformer en profondeur notre compréhension philosophique du vecteur évolutif, grâce à l’écologie scientifique pour passer de l’idée du plus apte pensée en termes de performance, à l’idée de survie du mieux relaté. Qui a la meilleure « fitness » ? C’est celui qui a le rapport le plus harmonieux à la pérennité de ses proies, la meilleure entente avec ses rivaux, le rapport le plus généreux avec ses mutualistes, le moins toxique avec ses parasites, le moins destructeur pour ses hôtes, le plus respectueux envers ses facilitateurs. Voilà qui survit, c’est-à-dire dispose à terme de la meilleure reproduction différentielle ».
On peut ajouter celui qui celui qui conserve au mieux sa diversité génétique, lui permettant de s’adapter plus vite aux changements, celui qui fait peser le moins de pression sur ses ressources.
En conclusion, nous n’avons pas besoin de donner des droits aux animaux, mais bien de changer notre système politique et économique, conditions pour installer un autre rapport au vivant.
Pourtant, il est important de penser que, par delà les désaccords de fond, des convergences émergent avec les anti-spécistes :
- Homo sapiens n’est en rien un animal supérieur aux autres espèces.
- Il est, comme tout le vivant, en évolution aussi bien culturelle que génétique et rien n’oblige à penser qu’il doit conserver les mêmes comportements, nommés à tort « nature humaine ».
- la consommation de viande actuelle est bien au-delà des limites planétaires.
- se poser la question du respect des autres êtres vivants est au cœur de notre capacité à prendre soin des autres humains.
- le combat contre l’extrême chasse est partie intégrante des combats pour la biodiversité et pour des relations coopératives entre les humains.
Concentrons nous sur ce qui nous rassemble !
Frédéric Malvaud
Bibliographie.
(1) Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Grasset 2018
(2) Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital, Le bord de l’eau, 2019
(3) Charles Darwin, La filiation de l’homme, chap. 4, Champion classiques, 2013
(4) Julien Delord, L’extinction d’espèce, histoire d’un concept et enjeux éthiques, MNHN 2010
(5) Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis, Alma 2016
(6) Guillaume Lecointre et Hervé le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin 2001
(7) L’animal, est-il un homme comme les autres ? Aurélien Barrau et Louis Schweitzer, Dunod 2018
(8) Montaigne, Les essais. Livre 2, chapitre 11, 1590
(9) Patrick Tort, La seconde révolution Darwinienne, biologie évolutive et théorie de la civilisation. Kimé 2002
(10) Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject. 2016
- La libération animale, Peter Singer, Grasset, 1993
- La cause végane, un nouvel intégrisme ? Frédéric Denhez, Buchet-Chastel 2019
- Les animaux aussi ont des droits, Cyrulnik, Fontenay, Singer, Seuil 2013
- Animal, mon prochain. Florence Burgat, Odile Jacob 1997
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