Le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba a refusé de démissionner après la majorité perdue par son parti, le PLD, aux élections législatives du 27 octobre 2024. (Source : SCMP)
Le verdict des urnes dimanche 27 octobre a été sans appel : à l’issue des législatives, la coalition du Parti Libéral-Démocrate (PLD) avec le petit parti Komeito, au pouvoir quasiment sans interruption depuis les années cinquante, ne rassemble plus que 215 sièges (contre 279 avant le scrutin), soit bien en-deçà du seuil des 233 sièges pour obtenir une majorité nécessaire à gouverner.
Ce score piteux est le résultat d’une cascade de scandales de corruption sur le financement des partis qui ont éclaboussé des dirigeants du PLD, une forte apathie des électeurs et un sentiment de déni de la classe politique qui ne cesse de croître dans l’archipel nippon. Le principal parti d’opposition, le Parti Constitutionnel Démocratique (CDP), détient désormais 148 sièges à la chambre basse (98 avant le scrutin). Mais l’opposition est tellement divisée au Japon qu’il reste un espoir pour le Premier ministre de pouvoir gouverner.
« Notre objectif était de casser la majorité du parti au pouvoir et nous y sommes parvenus, ce qui est une grande réussite », a déclaré le chef du CDP, Yoshihiko Noda. « Il est devenu si difficile de prendre des décisions et de choisir un parti. Je pense que les gens ont perdu tout intérêt » dans la politique, souligne Miyuki Fujisaki, une électrice de 66 ans longtemps favorable au PLD qui travaille dans l’aide à domicile, interrogée par la BBC.
Le coup de grâce pour le PLD avant le scrutin avait été de multiples affaires révélées ces derniers mois mêlant des élus de ce parti accusés d’avoir empoché l’équivalent de millions de dollars d’argent versé lors d’opérations de collecte de fonds pour le parti. « Dans quel état pitoyable se trouve le PLD, souligne Michiko Hamada, une activiste de ce parti citée par la BBC. C’est ce que je ressens aujourd’hui. Cela revient à de l’évasion fiscale et c’est impardonnable. »
Ce revers est aussi la conséquence des hausses de prix à la consommation ces dernières années, loin d’être compensées par des hausses de salaires beaucoup plus faibles et le sentiment partagé par une majorité de Japonais d’une chute régulière de leur pouvoir d’achat.
« Quel désastre pour Ishiba ! »
Shigeru Ishiba a été élu à la tête du gouvernement par les parlementaires de la chambre basse il y a moins d’un mois, succédant à Fumio Kishida qui avait démissionné sur fond de crise de confiance au sein de son parti.
Cette cuisante défaite de la coalition au pouvoir a sonné l’alarme à la Maison Blanche, au département d’État et dans les milieux du renseignement américains où l’on s’interroge sur ses conséquences à venir pour l’alliance entre le Japon et les États-Unis, l’opposition japonaise étant, pour une partie d’entre elle, un adversaire déclaré du programme de réarmement engagé par le PLD depuis quelques années. « Quel désastre pour Ishiba », s’est exclamé un responsable gouvernemental américain non-identifié cité par le Nikkei Asia jeudi, un autre responsable s’interrogeant sur le risque d’un « chaos politique » de nature à entraver les réformes promises par le PLD pour renforcer le budget de la défense japonais.
Le PLD et le Komeito ont enregistré « une défaite incontestable », estime Sheila Smith, une chercheuse experte de l’Asie-Pacifique au Council on Foreign Relations, cité par le média japonais. Pour cette coalition, ce revers électoral risque d’engendrer un retour à une forte instabilité politique qui s’était traduite par une valse-succession de six Premiers ministres en cinq ans après le premier mandat de Shinzo Abe en 2006. Or si le Japon devait connaître à nouveau un tel épisode de gouvernements éphémères, « vous n’y trouverez pas la force d’attraction nécessaire pour travailler dans le cadre d’une alliance ou d’un agenda stratégique » cohérent, a-t-elle expliqué.
Même son de cloche auprès de Kenneth Weinstein, président de la section Japon au Hudson Institute, un think tank américain conservateur, pour qui il s’agit d’un « revers clair » à la fois pour Ishiba, le PLD et les liens Japon/États-Unis. « Avec l’arrivée d’un nouveau président américain [après les élections du 5 novembre aux États-Unis], il aurait été mieux de pouvoir compter sur une direction claire et forte au Japon et nous n’allons pas pouvoir compter sur cela », a-t-il déploré, lui aussi cité par le Nikkei Asia.
Cette période d’incertitudes politiques qui commence au Japon intervient au moment même où souffle une véritable tempête géostratégique sur le monde avec l’envoi par la Corée du Nord de soldats en Russie sur le front avec l’Ukraine, une guerre qui menace de dégénérer au Moyen-Orient et une alliance qui se resserre entre la Russie et la Chine, souligne cet expert. « C’est là où un leadership ferme et engagé au Japon pourrait faire une vraie différence dans le monde et nous tous, de chaque côté de l’alliance [américano-japonaise] en avons besoin pour aller de l’avant », a-t-il expliqué.
Emma Chanlett-Avery, directrice pour les affaires de sécurité à l’Asia Society Policy Institute, a, elle aussi, souligné que c’est la stabilité politique qu’avait connu le Japon après le retour aux affaires de Shinzo Abe pour un deuxième mandat en 2012 qui avait permis de moderniser l’alliance entre le Japon et les États-Unis. Or, a ajouté cette experte de l’Asie, beaucoup reste à faire dans ce registre, dont tout particulièrement la modernisation des structures de commandement des forces américaines stationnées sur le sol japonais (quelque 40 000 hommes) et l’intégration des industries de production militaire conjointes nippone et américaine.
S’ajoute à tout cela la possibilité d’un retour à la Maison Blanche de l’ancien président Donald Trump après le 5 novembre. L’une de ses premières décisions pourrait être d’exiger du Japon de payer davantage pour la protection militaire que lui offrent les États-Unis, insiste Emma Chanlett-Avery. Dans ses mémoires publiées récemment, John Bolton, l’ancien conseiller pour la sécurité de Donald Trump, affirme que ce dernier souhaitait exiger du Japon de payer 8 milliards de dollars par an aux États-Unis pour cette garantie militaire. « Des négociations pour le partage des coûts [des forces américaines au Japon] pourraient s’avérer très délicates sous une administration Trump », explique encore Emma Chanlett-Avery.
Un ancien responsable militaire japonais cité par le Nikkei Asia a affirmé qu’un retour de Trump à la Maison Blanche exigerait du Japon une stature politique plus stable que jamais pour y faire face, un scénario moins que probable actuellement. « Sans un gouvernement stable au Japon, Trump y trouverait un avantage dans cette faiblesse », a-t-il souligné. Pour le New York Times, les résultats du scrutin législatif du 27 octobre ont « plongé la démocratie la plus stable de l’Asie dans l’instabilité »
« Il n’existe plus une seule vision cohérente pour le Japon et son avenir »
« Avec les trente dernières années de stagnation et de détérioration du niveau de vie, en particulier pour les jeunes, la frustration est maintenant là », explique Kunihiko Miyake, un ancien diplomate japonais devenu conseiller pour le Canon Institute for Global Studies à Tokyo, cité par le quotidien américain.
Pour cet expert, « il ne s’agit pas simplement d’un scandale politique lié à l’argent. C’est bien plus que cela : une question structurelle de long terme. »
Ce vote sanction provient de l’inaction des gouvernements successifs conduits par le PLD qui « paraissant très stables, ont reporté les changements de politique réels et négligé les problèmes graves de l’économie et de la société japonaises », analyse Jiro Yamaguchi, un chercheur expert des questions politiques de l’université Hosei de Tokyo cité par le journal. Pour ce chercheur, du fait du morcellement du paysage politique japonais avec les gains électoraux enregistrés par les huit partis d’opposition, « ce scrutin semble signaler l’avènement d’une fragmentation et d’une polarisation du système politique » japonais qui pourrait aussi devenir « un symptôme très dangereux pour la démocratie ».
Ces incertitudes offrent un contraste saisissant avec l’image d’un Japon sûr de lui qu’avait réussi à donner de son pays l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, assassiné par un ancien membre des forces armées japonaises en 2022. Ce dernier avait réussi pendant ses deux mandats à convaincre l’opinion japonaise que la stabilité politique était plus importante pour le pays que les réformes radicales. Mais « la diversité des partis qui ont acquis des gains [électoraux] lors de ce scrutin montrent qu’il n’existe plus une seule vision cohérente pour le Japon et son avenir », explique Kristi Govella, professeur associé au Nissan Institute of Japanese Studies de l’université d’Oxford, citée par le New York Times.
L’ambassadeur américain à Tokyo, cité également par le quotidien new-yorkais, s’est dit confiant dans le fait que l’alliance entre son pays et le Japon resterait stable. « Il y a des choses qui sont gravées car elles contribuent à cette alliance et à la dissuasion de cette alliance », a ainsi déclaré Rahm Emmanuel. Mais Shihoko Goto, directrice du programme Indo-Pacifique du Wilson Center à Washington, citée par le journal, ne partage pas cet optimisme convenu. « L’espoir est que le Japon restera un rempart » mais le résultat de ces élections jette une ombre sur cette perspective car le Japon de demain pourrait bien se détourner des menaces extérieures pour se concentrer sur de nouvelles priorités domestiques, a-t-elle expliqué. « En fonction des résultats au Japon et [ceux à venir] aux États-Unis [le 5 novembre], il y pourrait y avoir une incertitude extrême à travers la région. »
Dans un article intitulé « Le Japon plonge dans le chaos politique », le Financial Times souligne que pour gouverner, le PLD sera vraisemblablement contraint de trouver des compromis avec de petites formations politiques populistes dont les agendas sont très différents du sien. « Pour le Japon, bénéficier d’une certaine dose de concurrence électorale est un signe de bonne santé. Mais le danger est que tout cela se termine par un gouvernement faible et incohérent au moment où ses défis économique, démographique et sécuritaire n’ont jamais été aussi grands », ajoute le quotidien.
De l’avis de la rédaction du journal qui signe cet article, le nouveau Premier ministre pourrait être tenté de jeter l’éponge mais il serait mal avisé de le faire au moment où son partenaire indispensable pour sa sécurité est sur le point de choisir un nouveau président. « Il vaudrait mieux qu’il reste pour l’instant, forme une coalition, adopte un budget et fasse quelques progrès sur la route de la réforme du système de financement des partis », ajoute le Financial Times.
Vers une alliance plus fragile avec les Américains ?
Le principal parti d’opposition, le CDP, quant à lui, s’il sort revigoré de ce scrutin, « ne devrait pas célébrer trop bruyamment » une victoire qui n’en est pas vraiment une pour lui, puisqu’en termes de sièges il reste loin derrière le PLD. « Plus sérieusement, ce vote n’était pas en sa faveur. Il n’illustre pas un tournant populiste ou un soulèvement de la société japonaise ; il s’agit plutôt d’un vote de lassitude à l’égard du PLD. Si le CDP veut gagner au prochain tour, il doit faire la preuve de son sérieux », estime le quotidien britannique.
Ce sérieux, poursuit le Financial Times, il doit le démontrer sur des sujets où il a montré exactement l’inverse, dont en particulier son opposition systématique aux mesures prises pour renforcer la sécurité du Japon, au risque sinon de répéter les erreurs de l’archipel dans les années 2009 à 2012 lorsque l’opposition, arrivée au pouvoir, s’était largement discréditée auprès de l’opinion publique japonaise pour ses choix souvent hasardeux. « Ce que feront ces deux partis [le PLD et le CDP] maintenant décidera au prochain tour [aux prochaines élections] si le Japon peut voter pour le changement », conclut le journal.
Shigeru Ishiba a annoncé son intention de ne pas se retirer. « Je vais pour ma part en revenir à l’essentiel : mettre en avant des réformes profondes à l’intérieur du parti ainsi que des réformes draconiennes en ce qui concerne la situation politique », a-t-il affirmé. Ce jugement est largement partagé par The Economist pour qui l’opposition aurait tort de chanter victoire trop vite car, si les Japonais ont certes voulu sanctionner la coalition PLD/Komeito, ils n’ont pas pour autant voulu remettre les clés du pouvoir à l’opposition. « Je souhaite que le PLD perde un peu, mais je ne suis pas vraiment prêt pour voir un changement de gouvernement », souligne ainsi Takahashi Sachio, un retraité électeur dans la banlieue est de Tokyo cité par l’hebdomadaire britannique.
Élargir par exemple la coalition actuelle à une petite formation de droite telle que le Parti du Japon pour l’Innovation basé à Osaka et ses 36 sièges gagnés dimanche dernier pourrait permettre au PLD de trouver la majorité pour gouverner. Car, estime The Economist, l’opinion japonaise dans sa grande majorité garde en mémoire l’intermède raté de 2009 à 2012. Les partis d’opposition « ne sont pas en mesure de faire face à la situation chaotique du monde aujourd’hui », estime Iimori Hitoshi, un médecin de la capitale japonaise, cité par The Economist, qui dit avoir voté pour le PLD.
Il reste néanmoins que nouvelle coalition de gouvernement ou non, « l’instabilité chez lui aura des implications importantes pour le rôle du Japon dans le monde », ajoute encore l’hebdomadaire britannique, en particulier auprès des investisseurs étrangers qui sont venus en masse au Japon ces dernières années précisément pour sa réputation de pays politiquement stable.
« La période pendant laquelle le Japon a démontré un certain degré de leadership global, qui avait commencé avec le retour de [Shinzo] Abe en 2012, pourrait bien se terminer aussi. La prochaine phase de la politique japonaise pourrait être turbulente », conclut The Economist. Lundi 28 octobre, Shigeru Ishiba s’est voulu rassurant et a promis devant la presse que son pays allait « renforcer encore davantage [ses] liens avec les États-Unis ».
Dans les faits, un Japon affaibli et une alliance plus fragile avec les Américains aurait de quoi réjouir le régime communiste de la Chine voisine, surtout si cela était conforté par une victoire de Donald Trump le 5 novembre et un retour à la politique d’isolationnisme stratégique qu’il avait menée pendant son mandat à la Maison Blanche. Pékin aurait alors les coudées franches pour redoubler d’ardeur afin de conforter son influence en Asie d’où son souhait non dit est d’en chasser les États-Unis.
Pierre-Antoine Donnet