Au cœur de la mobilisation agricole, il n’y a pas que les traditionnels rangs de la famille majoritaire, FNSEA et Jeunes agriculteurs (JA). Il y a aussi de nombreux non-syndiqués ; la Confédération paysanne a par endroits rejoint le mouvement ; et il y a la Coordination rurale (CR), syndicat aux revendications à la fois libérales et souverainistes. Vendredi soir, après les annonces de Gabriel Attal, cette organisation a appelé à poursuivre les manifestations. Sa section du Lot-et-Garonne a dit se mettre en route, lundi, pour aller bloquer le marché de Rungis, près de Paris.
Formée en 1991 par des déçus de la FNSEA, en opposition à la libéralisation de la PAC (Politique agricole commune), la Coordination rurale, qui a connu une progression ininterrompue jusqu’à aujourd’hui où elle occupe la 2e place dans le paysage syndical agricole, pourrait bien, avec ses mots d’ordre qui appuient sur les racines du malaise, profiter de la mobilisation actuelle.
Face à un président de la FNSEA déconnecté des réalités de sa base, Arnaud Rousseau, qui n’est autre que le patron de la multinationale Avril – 4e groupe agroalimentaire français –, Véronique Le Floc’h, éleveuse laitière dans le Finistère, semble beaucoup plus proche de ses troupes. Elle a été élue présidente de la CR fin 2022, au cours d’un congrès qui se tenait au Puy-du-Fou, en Vendée.
Sur le blocage de l’A62, près d’Agen (Lot-et-Garonne), samedi 27 janvier. © Photo Christophe Archambault / AFP
L’un des éléments qui a déclenché la colère, à savoir le retrait progressif d’ici à 2030 de la ristourne fiscale sur le gazole non routier (GNR), dont bénéficient jusqu’à présent exploitantes et exploitants agricoles – mesure finalement retirée par le premier ministre – est une revendication de la CR depuis longtemps : en mars 2022, déjà, le syndicat manifestait à Tulle et à Limoges pour demander la détaxation totale du GNR et le plafonnement du prix à 1 euro le litre. Et fin octobre, peu avant le vote du projet de loi de finances, il réitérait. « L’augmentation progressive du prix du GNR ? C’est non. La situation financière des agriculteurs ne le permet pas ! », dit alors un communiqué de la Coordination rurale.
A contrario, la FNSEA avait négocié avec le ministère de l’agriculture pour que le retrait progressif de l’avantage fiscal soit compensé par des contreparties, lesquelles favorisaient plutôt les grosses exploitations que les petites. Elle avait donc acquiescé à cette mesure.
Un syndicat anti-écologiste
Comme outre-Rhin, c’est la perspective de la fin de la déduction fiscale qui aura donc mis le feu aux poudres. Et de façon parallèle, en Allemagne, le puissant Bauernverband – partenaire de la FNSEA au niveau européen – n’est pas le seul sur les barrages. On y voit aussi une jeune organisation, Landschaft verbindet Deustchland, née en 2021 de la contestation, dans le sillage des Pays-Bas, d’éventuelles réformes écologiques dans le secteur agricole.
Moins d’impôts, moins de démarches administratives : voilà ce qui constitue, depuis toujours, le noyau dur des revendications de la CR. À cela s’ajoute une critique virulente des mesures environnementales et un rejet total du Pacte vert ou Green Deal européen, cet ensemble de réformes visant à rendre l’économie du continent moins émettrice de gaz à effet de serre et plus respectueuse des écosystèmes et de la biodiversité.
C’est ce visage anti-écologiste qui distingue radicalement la CR de la Confédération paysanne, favorable, quant à elle, à toutes les aides susceptibles d’accompagner l’agroécologie. Il la distingue également du double discours de la FNSEA qui, ayant cherché par tous les moyens à affaiblir le Pacte vert, continue à dire qu’elle se soucie d’environnement.
Un syndicat qui attire les laissés-pour-compte de la FNSEA
C’est précisément sur les terres de la FNSEA que la Coordination rurale a progressé, en rassemblant les laissés-pour-compte d’un syndicat aux positions hégémoniques, qui a poussé à l’agrandissement des fermes et à l’accaparement des ressources. Jusqu’à gagner, lors des dernières élections professionnelles, en 2019, la majorité dans trois chambres d’agriculture – ces organes départementaux aux missions de service public présidés par le syndicat vainqueur des élections : celles du Lot-et-Garonne, de la Vienne et de la Haute-Vienne. La CR a aussi longtemps été en force dans le Calvados, premier département où elle décroche, dès 1995, la tête de la chambre, qu’elle perdra en 2019.
La chambre de la Vienne, la Coordination rurale la conquiert précisément après la gestion catastrophique, par la FNSEA locale, de la construction d’une bassine complètement percée qui entraînera un dégât au coût pharaonique de 1,5 million d’euros.
Le Lot-et-Garonne est l’un des bastions du syndicat protestataire : la CR en est à son quatrième mandat, installée à la tête de la chambre depuis 2001. Elle s’y est distinguée par une gestion douteuse, tout récemment épinglée par la Cour des comptes. Celle-ci a relevé de nombreuses dérives sur la période 2015-2023 : abus de pouvoir, aménagement illégal du lac de Caussade et comptabilité lacunaire, où se niche une dette de plus d’un million d’euros à l’égard de son institution de tutelle, l’Assemblée générale des chambres d’agriculture.
Dans le Lot-de-Garonne, une gestion douteuse
Si le président de cette dernière, Sébastien Windsor, contacté par Mediapart, attend d’« analyser le rapport » avant de prendre des mesures, la dette, assure-t-il, a récemment été réglée. Reste que pour l’aménagement illégal du lac de Caussade, qui continue d’alimenter une quarantaine d’exploitations, le président de la chambre, Serge Bousquet-Cassagne et son vice-président, Patrick Franken, qui se trouve être le président de l’association des irrigants locale, ont été condamnés l’an dernier en appel à dix mois de prison avec sursis et 7 000 euros d’amende ; et la chambre du Lot-et-Garonne, à 40 000 euros d’amende.
Serge Bousquet-Cassagne conteste tous les points soulevés par la Cour des comptes. « J’ai constaté, de l’intérieur, l’inégalité et le dysfonctionnement des chambres d’agriculture. À la chambre du Lot-et-Garonne, nous avons donc voulu faire autrement, dit-il à Mediapart. On nous reproche d’avoir externalisé certains services, mais nous avons diminué nos coûts de gestion. » L’élargissement du bureau à huit personnes non élues, encartées CR ? « J’ai voulu agglomérer autour de la chambre différentes forces vives du département, toutes ne sont pas CR », répond le président de la chambre.
Au niveau national, la Coordination rurale a soutenu explicitement et à plusieurs reprises les choix menés par sa section départementale du 47. En dépit des entorses au droit pointées dans le rapport de la Cour des comptes, Véronique Le Floc’h affirme à Mediapart : « J’apporte tout mon soutien aux élus de Lot-et-Garonne. C’est dommage que l’on épingle à nouveau ceux qui utilisent l’argent bien mieux que les autres chambres, et au profit des agriculteurs. »
La bataille pour l’accès à l’eau
La question de l’eau est au cœur des actions de la CR, dans le Lot-et-Garonne comme en Charente-Maritime – même si elle y reste minoritaire –, et dans la Vienne. En Charente-Maritime, le président de la Coordination rurale locale n’est autre que le président de l’Asa des Roches, le céréalier Thierry Boucard. Cette association d’irrigation gère, sur les communes de La Laigne, Cramchaban et La Grève-sur-le-Mignon, cinq mégabassines, réservoirs artificiels à ciel ouvert, alimentés par les nappes souterraines l’hiver pour arroser des cultures l’été. Toutes ont été jugées illégales au terme d’un long feuilleton judiciaire mais continuent de fonctionner.
Dans la Vienne, le syndicat a refusé de signer le protocole du bassin de Clain, qui ouvre la voie à la construction d’une trentaine de bassines à condition, pour les agriculteurs et agricultrices bénéficiaires de ces réservoirs, de réduire leur consommation d’herbicides et autres produits.
Localement, tout comme dans ses prises de position au niveau national, le syndicat défend farouchement ce principe des mégabassines et celui des retenues collinaires, qu’elles soient légales ou non. Il n’encourage pas du tout des pratiques agricoles alternatives, moins consommatrices d’eau, ni ne se préoccupe de la préservation des écosystèmes, à l’heure où la ressource hydrique diminue.
Mais à la différence des FDSEA, les antennes locales de la FNSEA, la Coordination rurale a fait avancer le partage sur le terrain : là où elle gouverne, l’accès aux réserves d’eau n’est plus limité aux grands irrigants. Il s’ouvre aux petits maraîchers, et c’est probablement ce qui lui a fait gagner des voix.
De fait, les réseaux de la CR se retrouvent beaucoup parmi les petits irrigants – ceux qui n’étaient pas dans les cercles privilégiés de la FNSEA et étaient restés à l’écart des répartitions des premières bassines –, et dans des fermes restées familiales, dans un contexte où les exploitations gigantesques gagnent de plus en plus le territoire.
On retrouve aussi des encartés CR en nombre chez celles et ceux qui pratiquent l’agriculture dite de conservation, une méthode qui se passe de labour mais qui a recours au glyphosate pour désherber au moment de semer. Elle a ses adeptes, en particulier en Charente, dans les plaines céréalières d’Île-de-France et dans le Nord. La CR a d’ailleurs défendu sans nuance la réautorisation du glyphosate qui était en discussion à Bruxelles cet automne. « La CR tient à rappeler que le glyphosate est un allié utile pour les agriculteurs », peut-on lire dans l’un de ses tweets, le 24 octobre.
De la même façon, l’organisation syndicale soutenait l’an dernier le maintien des néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles, quand la Cour de justice européenne a rappelé à l’ordre l’exécutif français.
Un recours à la violence rarement puni
C’est autour de la question des mégabassines que la CR a montré son autre visage : un visage violent, dont les méthodes, aux cibles bien précises, vont plus loin que le traditionnel dépôt de fumier ou blocage routier. Ces deux dernières années, des membres du syndicat s’en sont effet pris à des figures de la Confédération paysanne ou des milieux écologistes, pour leur engagement contre les mégabassines. Aucune de ces agressions n’a pour l’heure été poursuivie.
L’une des premières agressions, c’était il y a deux ans, contre l’un des porte-parole du mouvement Bassines non merci !. Au cours d’un rassemblement contre les mégabassines, sur un pont routier à Mauzé-sur-le-Mignon dans les Deux-Sèvres, un petit groupe de membres de la CR a tenté de passer un militant par-dessus la balustrade. La victime, jointe par Mediapart, a porté plainte à la gendarmerie, l’un des agresseurs a rapidement été identifié sur les réseaux sociaux, mais l’affaire est restée sans suite.
Deux mois plus tard, c’est au Salon de l’agriculture, Porte de Versailles à Paris, que celui qui est alors porte-parole de la Confédération paysanne reçoit une gifle d’une personne non identifiée. Quelques jours plus tard, le stand du syndicat subit une intrusion physique et reçoit des insultes de la part de trois personnes de la CR, dont le président de la section du Lot-et-Garonne. Deux plaintes ont été déposées, la première a été classée sans suite, l’autre est sans résultat à ce jour.
L’an dernier, la Confédération paysanne est à nouveau visée, à l’occasion de son congrès national, organisé en avril dans une ferme de la commune de Vicq-sur-Breuilh, dans la Haute-Vienne, où la CR préside la chambre d’agriculture. Le président (CR) de la chambre et le président de la CR du département y déversent un tas de fumier avant l’ouverture du congrès. Des menaces sont proférées dans la presse. Aucune plainte, cependant, n’est déposée. « Nous pensons qu’il faut plutôt se serrer les coudes et non pas se diviser entre paysans, c’est déjà assez galère comme ça ! », témoigne Thomas Gibert, paysan de Haute-Vienne et membre du secrétariat national de la Confédération paysanne.
Dans le même département, à Limoges, la projection d’un documentaire sur le marais poitevin, organisée trois mois plus tôt par le collectif Bassine non merci ! Limousin, s’était vue suspendue par un lâcher d’animaux dans la salle de cinéma. Des rats, des ragondins, des pies et des pigeons. L’action avait été menée, là aussi, par deux syndiqués CR, dont le président de la section départementale. Une plainte a été déposée, elle a été classée sans suite.
Depuis le début du mouvement de colère actuel, la CR de Haute-Vienne manifeste par ailleurs une grande hostilité vis-à-vis du syndicat de gauche, à la différence d’autres endroits où les bases des deux organisations minoritaires du monde agricole tentent des rapprochements. Le président de la CR 87 appelle à des barrages routiers en précisant que la Confédération paysanne n’y est pas la bienvenue.
En mai dernier, enfin, c’est la nouvelle secrétaire nationale du parti Les Écologistes, Marine Tondelier, qui avait fait les frais des attaques personnelles de la CR. En déplacement dans le Lot-et-Garonne, la militante politique est pourchassée pendant deux jours, du purin est déversé devant les deux mairies où elle a rendez-vous. « Vous incarnez la racine du mal dont souffrent les agriculteurs, lui adresse Serge Bousquet-Cassagne, président de la chambre d’agriculture 47 dans un communiqué en amont de sa visite. Le mal-être agricole, c’est vous. La guerre de l’eau, c’est vous. Les règles abracadabrantesques, c’est vous […]. Si vous venez, ça va mal se passer. » Marine Tondelier a porté plainte, une information judiciaire a été ouverte. Sans aboutissement à ce stade.
Interrogée au sujet de toutes ces agressions, Véronique Le Floc’h, la présidente du syndicat, n’en dément aucune. « Je comprends et je soutiens mes collègues. Je préfère qu’un agriculteur fasse cela plutôt qu’il se pende. Si on en arrive là, c’est parce que certains membres de la Confédération paysanne sont des extrémistes. »
Depuis la première manifestation à Saint-Soline, en octobre 2002, et encore plus après celle de mars 2023, réprimée dans une débauche de violences policières, la CR a mené toute une campagne de dénigrement à l’égard de la Confédération paysanne, appelant à des sanctions et à la dissolution des Soulèvements de la Terre ; et elle a, tout comme la FNSEA, remis en cause la pluralité syndicale.
« La Confédération paysanne ne représente pas le monde paysan mais travaille à sa destruction, écrit la Coordination rurale dans un communiqué fin mars 2023. Elle s’affiche avec des ONG qui se battent contre la faim dans le monde et dans le même temps, soutient la dé-production de notre territoire et l’importation de produits ne répondant pas à nos normes. La Coordination rurale a alerté à de nombreuses reprises les pouvoirs publics de cette impunité croissante de la part d’un syndicat qui n’a plus rien d’agricole. Nous attendons des sanctions fermes et massives. »
Au procès de Sainte-Soline, en novembre dernier, la CR s’est constituée partie civile contre les neuf personnes poursuivies, parmi lesquelles l’ancien porte-parole de la Confédération paysanne.
Une proximité avec l’extrême droite
Stigmatisation de la gauche paysanne, refus des mesures écologiques, défense des petits contre les gros, mais aussi dénonciation des accords de libre-échange : il n’en faut pas plus pour attirer l’extrême droite... La Coordination rurale séduit, à cinq mois des élections européennes. Marion Maréchal, tête de liste de Reconquête, s’est affichée mercredi avec l’eurodéputé Nicolas Bay en soutien de la petite mobilisation du syndicat à Bruxelles. Les deux zemmouristes voulaient aller à la rencontre de Véronique Le Floc’h. Il y a finalement eu un échange entre Marion Maréchal et le secrétaire général de la CR, Christian Convers.
Les liens avec Reconquête ont en réalité commencé à se nouer avant la vague de colère actuelle. Par endroits, comme dans la Vienne, les réseaux de Zemmour ont organisé de discrètes réunions dans des fermes. Le parti défend stricto sensu les mots d’ordre de la CR, comme « le blocage immédiat de toute nouvelle contrainte normative ou règlementaire et le maintien de l’avantage fiscal sur le gazole non routier », ou encore une opposition ferme « au Pacte vert européen et à ses conséquences funestes sur la production agricole française et européenne ».
Le Rassemblement national (RN) n’est pas en reste, où l’on est attentif aux discours syndicaux « qui alertent sur les conséquences des décisions de l’UE et qui refusent les compensations bidon du gouvernement ». Un positionnement perçu comme « plus lucide que celui des grands organismes qui ont trop l’habitude de négocier des choses qui ne sont pas négociables ». En de nombreux endroits du territoire, les élus RN tissent des liens avec le milieu agricole.
Dans le Lot-et-Garonne, le fils de Serge Bousquet-Cassagne a longtemps été une figure du parti de Marine Le Pen. Le père dit à Mediapart qu’il votera pour Jordan Bardella aux européennes. Si tout le monde avait les idées de l’eurodéputé RN, « on avancerait peut-être davantage », indique de son côté Véronique Le Floc’h, qui se défend toutefois de toute étiquette. Son syndicat est « apolitique », assure-t-elle, et si des élus, comme ceux de Reconquête, mettent en scène un rapprochement, la réciproque n’est pas valable. « Ce n’est pas avec des gens en campagne que nous allons traiter le problème du secteur agricole, mais avec le gouvernement. »
Amélie Poinssot