« Le temps de l’isolement est terminé », annonce Eléonore Merza-Bronstein, un keffiyeh au cou et une kippa représentant une pastèque sur la tête, depuis le 7e étage du bâtiment Paul-Henri Spaak du Parlement européen à Bruxelles. Son discours flamboyant, devenu viral sur les réseaux sociaux, prend part au combat de l’Alliance Juive Antisioniste de Belgique (AJAB). En effet, arborer aujourd’hui une kippa pastèque, ne symbolise plus seulement l’unité entre judaïsme et Palestine, mais également le judaïsme antisioniste.
Le décor est formel. Loin des espaces militants habituels, comme les manifestations dans la rue ou les campements d’étudiants dans leur campus, ici il n’y a pas de mégaphone, pas de banderole. Eléonore Merza-Bronstein est devant un drapeau européen, en direct d’une salle de conférence du Parlement de l’UE à Bruxelles, le cœur même de la démocratie à l’échelle européenne.
Photo : le lancement du réseau European Jews for Palestine (EJP) au parlement européen à Bruxelles, le 3 octobre 2024. (Miles Fischler)
Ce discours fait partie d’un évènement exceptionnel : le lancement du nouveau réseau juif européen en soutien de la cause palestinienne, « European Jews for Palestine » (EJP), le 3 octobre 2024. Cette date n’est pas anodine : à quelques jours de la date anniversaire du 7 octobre, elle correspond au 1er Tishrei 5785, le nouvel an dans le calendrier juif, la fête de Rosh Hashana.
Pour comprendre la création du réseau EJP, il faut d’abord suivre l’histoire de TSEDEK ! – collectif juif décolonial. Ce collectif militant apparait publiquement pour la prémière fois en juin 2023 en participant à la mobilisation populaire contre la violence policière en France suite au meurtre de Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans, tué par balle par le policier Florien M. lors d’un contrôle routier à Nanterre, dans la région parisienne.
Quelques mois seulement après, suite au 7 octobre, ce petit groupe de militants juifs gagne rapidement en visibilité. En décembre 2023, la Maire de Paris annule la conférence du collectif avec la célèbre philosophe étasunienne, féministe et juive, Judith Butler. D’autres ciné-débats organisés par ce collectif parisien sont annulés dans la foulée. Face à la censure, TSEDEK ! décide de riposter en co-organisant, avec l’Union Juive française pour la Paix (UJFP), un « Meeting juif international » et d’inviter d’autres groupes juifs antisionistes européens. L’affiche du meeting reprend une image iconique du Bund, mouvement ouvrier antisioniste du début du XXe siècle.
Le samedi 30 mars 2024 marque le début d’un nouveau réseau juif européen. Des représentantes et représentants de toute l’Europe arrivent dans la grande salle du Parti Ouvrier Indépendant (POI) dans le Xe arrondissement de à Paris : des Pays-Bas, d’Allemagne, du Royaume-Uni, du Danemark, de l’Espagne, du Luxembourg, de la Suisse, d’Italie… La salle est remplie. Un groupe de militant juifs du collectif sioniste « nous vivrons » est bloqué dehors par le service d’ordre du POI. Après une journée de tables-rondes, intitulée « Guerre coloniale en Palestine · Antisémitisme · Répressions », le lendemain est consacré à un temps d’échange entre les différents collectifs présents, qui décident de continuer à travailler ensemble : une liste de diffusion à l’échelle européenne est ainsi créée pour rester en contact. Une semaine plus tard, une déclaration commune contre le génocide et le sionisme est signée par treize collectifs juifs, venant de dix pays.
Il est intéressant de noter que quelques groupes juifs, pourtant présents au meeting à Paris, ne signent pas cette déclaration commune, la jugeant trop anti-sioniste. Le groupe Na’amod – Juifs britanniques contre l’occupation, créé en 2019 au Royaume-Uni est contre l’occupation et l’apartheid mais ne partage pas les positions antisionistes, alors que l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB) se définit plutôt comme ‘non sioniste’. En effet, dans son communiqué de presse du 7 octobre 2024, ‘Un an de carnage. Honorer les victimes en agissant pour la paix et la justice’, on trouve aucune critique au sionisme. En plus, le terme ‘génocide’ n’est pas utilisé dans le communiqué du groupe belge.
Inspirés par cette nouvelle dynamique internationale, de nouveaux collectifs se créent, autant pour y participer que suivre le mouvement, comme AJAB en Belgique ou le collectif Marad – collectif juif décolonial en Suisse romande – « marad » étant la racine commune aux langues sémitiques pour dire « révolte ».
Le réseau informel issu du meeting de Paris continue avec des réunions en ligne, des échanges par courriels et des séances de rédaction d’un manifeste commun, qui fonde l’identité et les objectifs de l’EJP, « Qui nous sommes et pour quoi nous nous engageons ». Alors que la déclaration commune d’avril 2024 suite au meeting international à Paris était rédigée rapidement et focalisée principalement sur l’urgence d’arrêter le génocide à Gaza, le manifeste de l’EJP est plus développé, notamment sur le sens de l’engagement pour la Palestine en tant que juives et juifs, sur la revendication d’une identité juive en opposition au sionisme, et sur la lutte contre l’antisemitisme et son instrumentalisation.
Qui sont les juifs et juives antisionistes ?
L’EJP est aujourd’hui composé de 23 groupes provenant de 16 pays différents. La plupart sont informels, sans entité légale ni compte bancaire et la majorité a été créée suite au 7 octobre 2023, et dans un mouvement de mobilisation contre le génocide à Gaza. Ces collectifs sont créés de manière organique : les militants et militantes se rencontrent sur le terrain, lors de mobilisations contre la guerre, de manifestations, et décident de pérenniser cette solidarité en portant d’une seule voix leur conviction antisioniste. Le protocole est souvent simple : trouver un nom, créer un logo, ouvrir un compte sur Instagram.
Ces collectifs sont ainsi très actifs et présents sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les manifestations pour la Palestine et sur les campements universitaires. Tous se disent très sollicités par les autres organisations de solidarité avec la Palestine, ainsi que par les journalistes. Avec très peu de moyens et un petit nombre de militants, ce renouveau du judaïsme antisioniste en Europe a vite gagné de la visibilité, dans le milieu militant pour la Palestine, mais également au-delà.
Pour l’anthropologue Eléonore Merza-Bronstein, ce n’est qu’un début. Elle affirme que « le temps où nous étions considérés comme de voix marginales et pas représentatives est terminé. Nous sommes déterminés à peser dans le débat public, à venir vous bousculer, nous sommes déterminés à faire entendre que nous refusons à Israël la centralité de notre existence. (…) Nous reconnaissons, enfin, que la création d’un état nation juif en Palestine historique a entrainé une injustice contre le peuple palestinien, injustice qui perdure aujourd’hui, et dont Gaza est probablement un des épisodes historiques les plus violent. (…) Nous pensons, au contraire, que nous pouvons faire communauté partout, au-delà de frontières nationales, hérités des empires coloniaux. (…) c’est justement parce que nous sommes juives, parce que nous nous sommes juifs, fiers de notre histoire, que nous tenons sans équivoque au côté du peuple palestinien. »
La ligne politique antisioniste, qui appelle à la libération du sionisme de toute la Palestine historique, de la Méditerranée au Jourdain, est assumée et revendiquée, même si l’étiquette « antisioniste » n’est pas toujours utilisée par les membres du réseau qui choisissent souvent de ne pas la mettre en avant. Il lui est souvent préféré le terme « décolonial », ou un positionnement « pour une paix juste » ou « pour la Palestine ». En plus de leur engagement pour la Palestine, ces groupes ont une démarche de reconnexion à la culture juive, autour des fêtes juives et de leurs traditions, s’inscrivant dans une tendance progressiste, ouverte et laïque. L’âge des militante et militants est pour la plupart entre 25 et 35 ans : c’est la nouvelle génération du militantisme juif antisioniste, inspiré par les mouvements féministes et queer, et de pratiques importées du mouvement juif antisioniste étatsunien.
Le militantisme juif entre l’« ici » et la Palestine
Pour Eléonore Merza-Bronstein, la solidarité juive n’est pas uniquement avec la Palestine, c’est un engagement universel : « Notre judaïsme nous invite à être solidaires des peuples opprimés partout dans le monde, mais également ici — là où nous habitons, là où nous militons […] »
Dans le même esprit, Fenya Fischler, au nom du groupe juif belge flamand, Een Andere Joodse Stem (EAJS), Une autre Voix juive, parle du concept de « Doykait », ou de « ici-té ». Ce concept, sur la base du mot yiddish « do », qui signifie « ici », a été développé et promu par la doctrine du Bund, un mouvement socialiste juif ouvrier, laïc, utopiste, et fermement antisioniste, qui continue à inspirer le judaïsme antisioniste contemporain. Le Bund – l’union générale des travailleurs juifs – a été fondé en 1897 à Vilnius et a été très populaire au sein du prolétariat juif, mais aussi parmi l’élite, dans l’ensemble du Yiddishland de l’Empire russe, ce qui correspond aujourd’hui à la Pologne, l’Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie.
Créé en 2024 à Zurich, un tout jeune collectif juif antisioniste suisse germanophone a choisi le nom Kollektiv Doykait, en hommage à ce concept historique réinvesti par une nouvelle génération de juives et de juifs antisionistes. En parallèle, à Berlin, un collectif antisioniste, également faisant partie de l’EJP, s’est crée en 2021 nommé Jüdischer antifaschisticher Bund, ou tout simplement Jewish Bund, un hommage direct à ce mouvement révolutionnaire.
Ces références politiques et identitaires de l’histoire juive en Europe sont importantes, car ces militantes et ces militants s’engagent tout d’abord en tant que juives et en tant que juifs.
Le sens spirituel de l’engagement politique juif
Au nom du groupe danois, Jøder For Retfærdif Fred 5784, Jews for Just Peace 5784, créé en octobre 2023, Joy Kummer explique que son militantisme pour la Palestine est basé sur la morale juive. Elle reprend des concepts issus de la tradition religieuse juive comme « Tikkun Olam » en hébreu, qui signifie « réparation du monde », qui incite les juives et les juifs à œuvrer pour la justice, la compassion et la réparation des injustices de ce monde. Elle parle aussi de « Pikuah Nefesh », « sauver une vie », un principe selon lequel la préservation de la vie humaine prime sur tout le reste, mettant en avant son caractère sacré. Au nom de TSEDEK !, Avi Melka fait référence aux fruits consommés par tradition lors de Rosh Hashana, comme la grenade et la datte, et son discours se termine par une courte prière en hébreu.
D’un évènement à une nouvelle solidarité européenne
Lors du lancement d’EJP, des députés européens prennent également la parole afin de manifester leur soutien au nouveau réseau. La participation de la vice-présidente de la commission des affaires étrangères du parlement (AFET), Hana Jalloul (Socialistes et Démocrates, Espagne), du président de la sous-commission de droits humains (DROI), Mounir Satouri (les Verts/Alliance Libre Européenne, France), ainsi que Marc Botenga (La Gauche, Belgique) et Hanna Gedin (La Gauche, Suède) rejouent la solidarité des collectifs juifs à l’échelle institutionnelle.
Le renouveau du judaïsme antisioniste en Europe est un des effets majeurs du 7 octobre 2023 et fait pleinement partie de la mobilisation pro-palestinienne en Europe depuis. Cela signifie, peut-être, un certain changement dans le positionnement des juifs et juives d’Europe vis-à-vis de l’État d’Israël et de l’idéologie sioniste, à l’instar des juifs aux États-Unis et le succès des organisations « Jewish Voice for Peace » ou « If Not Now » parmi la jeunesse juive étasunienne. En tout cas, ces nouvelles voix juives se font désormais entendre en Europe et il est intéressant d’écouter ce qu’elles ont à dire aujourd’hui et pour demain.
Yoav Shemer-Kunz