Dans un pays encore marqué par près de trente ans de guerre civile (1983-2009) qui a fait plus de 100 000 morts, le parcours de Swasthika Arulingam est emblématique des fractures qui traversent la société sri-lankaise. Déplacée avec sa famille depuis le nord tamoul vers Colombo, la capitale majoritairement cinghalaise, elle a connu dès l’enfance la réalité des discriminations ethniques qui persistent dans ce pays de 22 millions d’habitants.
« Le fait d’être une femme issue d’une communauté minoritaire a façonné ma compréhension du racisme et du sexisme dans notre société », explique cette avocate formée au prestigieux College of Law de Colombo et diplômée de la School of Oriental and African Studies de Londres. Une double discrimination qui, plutôt que de la décourager, a nourri son engagement pour une transformation radicale de la société sri-lankaise.
De la rue au Parlement : l’héritage de l’Aragalaya
L’année 2022 marque un tournant dans l’histoire récente du Sri Lanka. Face à la pire crise économique depuis l’indépendance de 1948, des centaines de milliers de Sri-Lankais descendent dans la rue lors d’un mouvement de protestation sans précédent, l’Aragalaya (« la lutte » en cinghalais). Cette mobilisation historique aboutit à la chute du président Gotabaya Rajapaksa, issu d’une dynastie politique qui dominait le pays depuis des décennies.
Au cœur de ce soulèvement, Swasthika Arulingam s’impose comme l’une des figures de proue du mouvement. Mais pour cette militante aguerrie, la démission de Rajapaksa ne suffit pas : « L’Aragalaya m’a fait comprendre l’importance du pouvoir d’État pour donner du poids à notre action politique », analyse-t-elle.
L’Alliance pour la Lutte Populaire : une nouvelle force politique
C’est dans le sillage de cette révolte populaire qu’est née l’Alliance pour la Lutte Populaire (PSA), une formation politique qui entend prolonger dans les urnes l’élan de l’Aragalaya. À la différence des partis traditionnels sri-lankais, souvent structurés autour de grandes familles politiques et de logiques communautaires, le PSA se veut un mouvement transversal.
« Nous voulons être une opposition qui soutient le gouvernement quand il adopte des lois favorables au peuple, et qui s’y oppose fermement quand il agit de manière abusive », résume Arulingam. Une position qui tranche avec la pratique politique habituelle dans ce pays où le Parlement est souvent accusé de servilité face à l’exécutif.
Entre syndicalisme et politique institutionnelle
Présidente du Syndicat des Travailleurs Commerciaux et Industriels (CIWU) et de la Fédération Unie du Travail (UFL), Arulingam incarne également le lien entre luttes sociales et combat politique. Dans un pays où les réformes imposées par le FMI aggravent les difficultés des classes populaires, cette dimension sociale est cruciale.
Le défi est de taille : le Sri Lanka croule sous une dette de 83 milliards de dollars et l’administration du président Ranil Wickremesinghe, qui a succédé à Rajapaksa, poursuit une politique d’austérité contestée. Face à cette situation, le PSA propose notamment la création de « conseils populaires » pour permettre une participation directe des citoyens aux décisions politiques.
Les débats au sein de la gauche
L’approche du PSA ne fait pas l’unanimité au sein de la gauche sri-lankaise. Certains militants et organisations considèrent que l’engagement dans la politique électorale risque de désamorcer le potentiel radical du mouvement, plaidant plutôt pour le renforcement des syndicats et des organisations communautaires.
Pour Arulingam, ces critiques passent à côté de l’enjeu : « Les systèmes ne changent pas uniquement à travers le Parlement », reconnaît-elle. « Le changement de système que les gens réclament ne peut être obtenu que par un mouvement populaire soutenu et des luttes continues. Le Parlement n’est qu’un espace pour faire écho à cette lutte au sein des structures formelles de l’État. »
Un test pour la démocratie sri-lankaise
La candidature d’Arulingam intervient à un moment critique pour la démocratie sri-lankaise. Depuis son indépendance du Royaume-Uni, le pays a connu une alternance de périodes démocratiques et autoritaires, marquées par la guerre civile et la domination de quelques familles politiques puissantes.
Dans ce contexte, l’émergence d’une force politique issue des mouvements sociaux, dirigée par une femme tamoule et portant un projet de transformation sociale radical, constitue en soi un événement. Pour Swasthika Arulingam, il ne s’agit pas seulement de gagner des sièges au Parlement, mais de démontrer qu’un autre Sri Lanka est possible.
« Nous devons reconquérir cet espace politique qui a été corrompu par les élites politiques et économiques », affirme-t-elle. Un combat qui résonne bien au-delà des frontières de cette île de l’océan Indien, à l’heure où de nombreuses démocraties font face aux défis du renouvellement politique et de la justice sociale.
Mark Johnson
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