Un bus de campagne garé près d’un champ vide après la soirée électorale de Kamala Harris, le 5 novembre 2024 (Kevin Dietsch/Getty Images)
L’image la plus importante de l’élection de 2024, à mes yeux, a été produite un soir de la Convention nationale démocrate, lorsque les délégués ont dû passer devant des manifestant.e.s qui scandaient les noms et les âges d’enfants palestiniens tués. Les participants n’ont pas simplement ignoré la manifestation, comme on aurait pu s’y attendre ; au contraire, ils se sont bouchés les oreilles de manière outrancière, ont fait des grimaces et, dans un cas notable, été jusqu’à entonner sur un mode sarcastique la chanson : « Eighteen years old ! » (chantée aux anniversaires ndt). En regardant cet incident sur une vidéo, j’ai eu le cœur serré, non seulement en raison du caractère grotesque et de la grossièreté morale de la scène, mais aussi parce qu’elle confirmait de la façon la plus écœurante qui soit le renfermement sur soi et la suffisance de l’appareil fficiel du parti démocrate. Les participant.e.s à la convention ont littéralement mis en scène leur manque d’intérêt pour ce que vivent et ressentent ceux et celles qui se trouvent en dehors de leur cercle d’intérêt.« La-la-la, je ne vous entends pas » - ou, comme l’a dit Kamala Harris elle-même après avoir été interrompue lors d’un meeting, « c’est moi qui parle maintenant ». Pas pour longtemps, comme il s’est avéré.
Le meilleur moment de la campagne de K.Harris en a été le tout début, lorsque lui a été donnée l’occasion de donner corps au sentiment de soulagement collectif suscité par la décision de Joe Biden de tirer sa révérence, et là de proposer quelque chose de nouveau. Ensuite, tout est allé de mal en pis. Elle et son entourage ont semblé penser que des changements purement superficiels suffiraient. K.Harris a refusé catégoriquement toute critique à l’égard de l’administration en place, ou même de suggérer une quelconque divergence de vues. Lorsqu’on l’interrogeait sur ce point, elle se contentait de répéter qu’elle n’était pas la même personne que Joe Biden (ou Donald Trump). Ses collaborateurs et ses partisans ont souvent réagi avec mépris, dédain et même racisme à l’égard de ceux qui trouvaient juste de lui en demander plus. Elle a ainsi gâché la large avance qu’elle avait acquise au cours de l’été. Bien que l’insécurité alimentaire et la pauvreté - en particulier celle des enfants - aient considérablement augmenté après l’expiration des mesures d’aide mises en place pour faire face à la pandémie, et que l’inflation ait progressé plus vite que les revenus de dizaines de millions d’Américains, la candidate Harris s’est finalement installée dans une campagne itinérante avec des milliardaires, des célébrités et des transfuges républicains néoconservateurs qui défendent un statu quo mal défini. C’était une réédition du « America is already great » d’Hillary Clinton : un discours creux , le ciblant de manière inadéquate un électorat républicain modéré inexistant, et souvent ouvertement hostile à une partie de sa propre base électorale nominale.
Selon le décompte actuel, Trump a obtenu moins de voix qu’en 2020, ce qui donne à penser qu’il était loin d’être imbattable. Mais Harris a élargi sa coalition jusqu’à l’incohérence. D’une façon humainement inacceptable -aussi bien qu’infructueuse- elle a tenté de marquer des points auprès de la droite sur la question de l’immigration, accusant Trump de ne pas s’être suffisamment investi dans la construction du mur. Ses manifestations, gauches et peu convaincantes, de sympathie à l’égard des Palestiniens s’accompagnaient d’une volonté évidente de suivre Benjamin Netanyahou dans une guerre régionale. La campagne de la candidate Harris était faite d’un fourre-tout de mesures, certaines bonnes, d’autres mauvaises, mais sans unité thématique ni vision claire. Elle a presque toujours donné des réponses évasives aux questions difficiles. Elle a également adopté un ton plus généralement aristocratique que proche du peuple, ce qui l’a placée, elle et ses ami.e.s et allié.e.s de l’élite, politiquement plus au centre que les gens qu’elle prétendait représenter.
C’est ainsi que K.Harris a répété non seulement les erreurs d’Hillary Clinton, mais aussi un grand nombre de celles qu’elle avait elle-même commises lors de sa campagne présidentielle ratée de 2019, laquelle avait de façon opportuniste pris le vent à gauche plutôt qu’à droite, mais avec autant de manque de sincérité et d’incohérence. Qui se souvient du grand moment de cette campagne, lorsqu’elle avait attaqué Biden pour son opposition au principe du « busing »(transport d’élèves pour imposer la mixité raciale ndt), et les implications que cela aurait eu pour une version plus jeune d’elle-même, pour finalement déclarer, lorsqu’on l’a interrogée, qu’elle s’opposait elle aussi au « busing » ? Ou lorsqu’elle a soutenu le programme « Medicare for All », en levant la main en signe d’approbation lors d’un débat sur le thème de la suppression des assurances privées, pour ensuite affirmer qu’elle n’avait pas compris la question ? Les électeurs, à l’époque comme aujourd’hui, l’avaient trouvée creuse et incompréhensible, une politicienne complètement artificielle, manifestement dépourvue d’une épaisseur idéologique dans laquelle elle aurait pu puiser et à laquelle aurait pu donner une expression. Elle donnait souvent l’impression d’être une étudiante attrapée alors qu’elle n’avait pas fait ses devoirs, essayant de comprendre ce qu’elle était censée dire, plutôt que quelqu’un qui exprime une position de fond bien établie. Même le droit à l’avortement, son cheval de bataille, a parfois été perçu comme un accessoire rhétorique, compte tenu de son inaction et de celle de son parti au cours des années qui ont précédé l’a décision Dobbs. Combien de fois auparavant les démocrates avaient-ils promis d’institutionnaliser et d’étendre les protections de l’arrêt Roe, pour ensuite laisser tomber la question après novembre ?
Tout comme en 2016, les partisans de Harris se sont retournés vers le racisme et le sexisme de la société américaine pour expliquer leur défaite. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’obstacles de taille, mais ils ne sauraient tenir lieu d’explication générale. Pour ce qui est de gagner des élections, Barack Obama avait franchi le premier obstacle, et l’importance décisive du racisme est mise en doute par la croissance rapide de la cote de popularité de Trump auprès des électeurs de couleur. De nombreuses sociétés dont il semblerait qu’elles ne soient pas moins misogynes et patriarcales ont élu des femmes à la tête de leur pays. Mais le plus important, c’est qu’il ne s’agit pas de phénomènes statiques. Trump mobilise ces forces ; la tâche de son adversaire est d’organiser la mobilisation face à elles et de les vaincre. Une campagne réussie fait fond sur le matériau fourni par la société existante, avec lequel elle compose un portrait du présent et une vision de l’avenir : elle ne se contente pas de reprendre des éléments figés provenant de l’opinion publique et du sens commun, mais elle les réorganise et, au bout du compte, elle produit de nouvelles formes. Le racisme et la misogynie ont considérablement augmenté ces dernières années, et c’est dû aux talents prodigieux de Trump dans ce domaine.
La catastrophe Harris n’est toutefois pas imputable uniquement à la candidate elle-même. C’est à Biden que revient la part du lion, en raison du narcissisme révoltant qui l’a conduit à rester en lice tout au long de la première moitié de l’année 2024, empêchant ainsi la tenue d’une compétition pour les primaires qui aurait pu éliminer Harris comme ce fut le cas en 2019, ou au moins la pousser à définir une politique plus cohérente. Pire encore, les hésitations de l’administration Biden : choisir l’axe de la restauration ou s’aventurer dans un nouveau style de gouvernance ? De manière ignominieuse du point de vue de la gauche, Biden a fait campagne sur l’idée que la société américaine devait être ramenée à son état naturel de moralité sociale et a expressément rejeté la nécessité d’un « changement fondamental ». Le phénomène Trump était vu comme une pollution fondamentalement extérieure à un corps politique sain par ailleurs. C’est une interprétation qui entrait en résonance avec toutes les années durant lesquelles les responsabilités de la défaite de 2016 ont été rejetées sur Bernie Sanders, la Russie, les mouvements sociaux progressistes et leurs excès rhétoriques, bref, sur tout le monde sauf sur la direction du parti démocrate.
Après sa victoire en 2020, obtenue grâce notamment au talent manoeuvrier d’Obama et de Jim Clyburn, Joe Biden a semblé comprendre qu’il fallait s’attaquer à un ensemble de problèmes plus structurels. À cette fin, il a absorbé une partie de l’énergie et des idées des campagnes de Sanders et d’Elizabeth Warren, contre lesquelles il s’était auparavant positionné comme l’alternative raisonnable. Et son administration a effectivement tenté, au cours de la première moitié de son mandat, de renforcer l’État-providence américain d’une manière qui aurait réellement pu permettre de s’attaquer aux sources matérielles du phénomène Trump. Mais c’était trop peu et trop tard. En étouffant la contestation de la gauche lors des primaires de 2016 et 2020, les démocrates se sont coupés de la base populaire qu’ils auraient pu rallier à cette cause et qui leur aurait confié un mandat clair en ce sens. Ne disposant pas de la marge législative nécessaire, ils ont essayé de se frayer un passage par des marchandages. Ce qu’ils ont obtenu, c’est plus que rien, mais loin d’être suffisant.
Au beau milieu de son mandat, Biden était devenu de facto un président de l’austérité, veillant à l’abandon des mesures d’expansion de l’État-providence, y compris non seulement la suppression du crédit d’impôt pour enfants et de l’aide temporaire en espèces, mais aussi le resserrement du SNAP (programme de lutte contre la faim ndt) et l’exclusion de millions de personnes de Medicaid, le tout pendant une période où les démocrates avaient yous les leviers en main. Progressivement, Biden a délaissé la demande d’une politique sociale progressiste et a axé ses interventions en matière fiscale sur le déficit, reproduisant ainsi le comportement qui avait été fatal à l’administration Obama et créé les conditions de l’ascension de Trump. Symbole de cette capitulation, Joe Biden a décidé de céder aux souhaits des entreprises qui voulaient que l’on en finisse avec la pandémie en tant que question de politique publique - et en particulier avec une politique publique qui renforçait le pouvoir des travailleurs sur le marché de l’emploi - alors même qu’elle continuait à ravager la vie des Américains. En lieu et place des ambitions progressistes antérieures, Biden a fait valoir un nationalisme économique plus ou moins emprunté à Trump et un nouveau libéralisme inspiré de la Guerre froide. Imaginez qu’au lieu du second New Deal, Franklin D. Roosevelt ait cherché à se faire réélire en faisant campagne sur le retard en matière d’armement, comme l’a fait plus tard John F. Kennedy.
Le pire, c’est que M. Biden a continué à cautionner tout ce que Netanyahou souhaitait faire, permettant ainsi un génocide à Gaza et l’escalade d’une guerre multidimensionnelle. Quelle que soit l’idée que Biden ait pu se faire de la signification de sa propre élection dans la lutte mondiale pour la démocratie et l’État de droit, il l’a réduite à une grotesque parodie après le 7 octobre. (Là encore, imaginez que Roosevelt soit non seulement resté honteusement neutre dans la guerre civile espagnole, mais qu’il ait donné à Franco les bombes à larguer sur Guernica). S’il est sans nul doute vrai que relativement peu d’Américains ont cité la Palestine comme leur principal critère de vote dans les sondages de sortie des urnes, le sentiment que cette politique étrangère hypocrite et défaillante mène à un désastre mondial n’a pas dû faire grand-chose pour dissiper la perception précise qu’ont les jeunes électeurs que l’Amérique est, comme l’a si bien résumé un sondeur, « un empire moribond dirigé par des gens mauvais ». Si Harris, comme elle l’a constamment répété, travaillait sans relâche à la conclusion d’un cessez-le-feu, où diable se trouvait-il ? Cette insistance ne pouvait être perçue que comme un aveu d’incompétence ou un mensonge - ce qui, en fait, était le cas, comme le reconnaissaient parfois implicitement les porte-parole de l’administration. Et quel plaidoyer en faveur de la protection de la démocratie et de la lutte contre le fascisme pourrait sonner juste, venant d’un podium éclaboussé par le sang de milliers d’enfants ? En voyant l’entêtement de Biden, le refus injustifiable de Harris d’autoriser ne serait-ce qu’un Palestinien américain symbolique à prononcer un discours préalablement validé lors de la convention, et le choix de la campagne d’envoyer Ritchie Torres, le membre du Congrès préféré de l’AIPAC (lobby pro-Israël ndt), faire campagne dans le Michigan, on peut se demander si ces responsables politiques se souciaient de gagner ou de perdre. Ils ont tour à tour qualifié les Républicains de menace mortelle et promis de les faire entrer dans leur gouvernement ; ils n’ont cessé de lancer des mises en garde contre la pénétration fasciste que pour couvrir le régime d’extrême-droite et raciste le plus agressif au monde sur le plan militaire.
En d’autres termes, les démocrates ont complètement échoué à imposer les termes du débat idéologique à tous égards. Leur attitude défensive et leur hypocrisie n’ont servi qu’à encourager Trump tout en démobilisant leurs propres électeurs, qu’ils vont sans doute maintenant blâmer - comme si des millions d’individus désagrégés et désorganisés pouvaient être considérés comme un agent responsable et fautif de la même manière que les dirigeants d’un parti politique. Mais ce sont les dirigeants du parti qui sont à blâmer, même si beaucoup au niveau central s’en sont souciés ou ont même semblé vouloir réfléchir sur cette décennie désastreuse. Est-ce que ceux et celles qui ont déploré le fait que la révolte de 2020 autour de George Floyd coûterait des voix aux démocrates en raison de la nature extrémiste des revendications qui y étaient associées ont pris en compte la constatation empirique que l’inverse s’est avéré vrai ? Que la courte victoire de Biden en 2020 était probablement attribuable à des manifestations bruyantes que les libéraux souhaitaient plus silencieuses et plus calmes ? Quelqu’un a-t-il pris acte de la popularité exceptionnelle de Sanders auprès des électeurs latino-américains, un électorat autrefois très important que les démocrates sont aujourd’hui sur le point de perdre purement et simplement ?
Les pathologies dont souffrent les démocrates ne sont d’une certaine manière pas le résultat d’erreurs. C’est le rôle structurel et la composition du parti qui produisent son orientation ambiguë et incohérente. Il s’agit du principal parti du capitalisme néolibéral mondialisé et en même temps, par tradition en tout cas, du parti de la classe ouvrière. Au fur et à mesure que la puissance organisée de cette dernière a été balayée, les allégeances de ce parti se sont quelque peu précisées : Harris s’est notamment rapproché de la tranche d’électeurs la plus riche en termes de revenus. Les seules questions sur lesquelles Harris a laissé entrevoir une rupture avec Biden concernaient un traitement plus favorable des milliardaires qui l’entourent, et ses conseillers les plus proches comprenaient des personnalités telles que David Plouffe, ancien premier vice-président d’Uber, et le beau-frère de Harris, Tony West, ancien directeur juridique d’Uber, qui l’ont exhortée avec succès à abandonner le populisme de l’ère Biden et à cultiver les relations avec les entreprises partenaires.
Le parti de Biden est passé au nationalisme économique parce qu’après l’échec de Build Back Better (2020 -2021-important programme d’investissements publics ndt), il n’avait pas de programme de redistribution substantiel ni convaincant, et qu’il était dans l’incapacité d’en trouver un qui soit acceptable pour son aile liée aux milieux d’affaires. Comme l’a fait remarquer Bharat Ramamurti, ancien directeur adjoint du Conseil économique national, après l’élection : « J’aurais aimé que nous fassions entrer en vigueur les dispositions relatives au logement, à la santé et au crédit d’impôt pour les enfants prévues par le programme »Build Back Better« , de sorte que nous aurions pu nous appuyer sur des résultats concrets en matière de coût de la vie. Il faudrait que les gens se demandent quelle est la composante du Parti démocrate qui nous a privés de ces points d’appui dans la campagne électorale ». Au lieu de cela, Biden a repris l’idée de Trump : sortir du néolibéralisme par la droite, faire tourner les usines d’armement. Biden a poursuivi l’expansion massive des dépenses militaires engagée par Trump, la sécurité nationale constituant la principale justification idéologique du plein emploi et de la poursuite d’objectifs sociaux progressistes, comme c’était le cas pendant la guerre froide. À son tour, l’escalade dans la confrontation géopolitique et géoéconomique avec la Chine a donné sa cohérence au soutien indéfectible des États-Unis aux guerres de Netanyahou : la reprise de la concurrence entre grandes puissances a accentué l’impératif de renforcer une région stratégique cruciale placée sous l’hégémonie des États-Unis. Une fois encore, reprenant une approche de la politique étrangère développée par Trump, la stratégie de Biden a consisté à poursuivre cet objectif en résorbant les tensions persistantes entre Israël et les États arabes alignés sur les États-Unis (l’Arabie saoudite surtout, les États du Golfe et le Maroc ayant été pris en charge par Trump et l’Égypte il y a des décennies, à Camp David). Pour parvenir à cette solution, il est nécessaire de faire disparaître le mouvement national palestinien, qui constitue le principal obstacle sur cette voie. L’idée d’un État palestinien Potemkine peut revenir un jour, mais seulement après que le peuple palestinien aura été sévèrement châtié et qu’il aura subi une réduction numérique brutale.
La démobilisation de l’électorat démocrate est donc le produit du caractère contradictoire du parti à plus d’un niveau. Le fait que les démocrates doivent satisfaire des groupes d’intérêts antagonistes produit à la fois une incohérence dans le discours ( que défend ce parti ?) et une auto-annulation de son programme. Chantres de l’État de droit au niveau national et de l’ordre international fondé sur des règles, ils se sont livrés à une série spectaculaire de violations du droit national et international. Alors qu’ils promettaient un nouveau New Deal, ils ont exhorté les électeurs à exprimer leur gratitude pour la bonne santé économique qu’ils connaissaient déjà. Chaque mesure prise par les responsables de la politique du parti en vue d’atteindre un objectif impose une limite dans une autre direction. C’est en fonction de cette dynamique qu’une décennie de (pertinente) hystérie anti-Trump a d’abord conduit à l’adoption de certaines parties du programme de Trump par les Démocrates, puis finalement à sa réinstallation en tant que président à des niveaux inédits de popularité au sein de l’opinion publique. Rien ne vaut la réalité.
Au cours de notre siècle, la politique américaine a été bouleversée par l’onde de choc des crises du néolibéralisme et de la mondialisation capitaliste. Ces crises ont rejailli sur notre société et notre politique sous quatre formes principales : le rebond impérial et les guerres sans fin ; la désindustrialisation et la perte de substance de la société américaine ; la montée en puissance d’une classe de milliardaires hypertrophiée, prédatrice et de plus en plus folle, obsédée par l’eugénisme et l’immortalité ; et la crise climatique, désormais source de catastrophes naturelles régulières et de flux de réfugiés de plus en plus importants. À chaque fois, les démocrates ont cherché à rétablir la situation : gérer la crise, procéder au renflouement des banques, recoller les morceaux et tenter de revenir à la normale. C’est la forme que revêt cette orientation, autant que les questions de fond liées à la culture, à la race et au genre, qui me semble être la raison fondamentale pour laquelle les démocrates sont souvent perçus par tant d’électeurs comme une force qui entrave plutôt que comme quelque chose qui aide à s’en sortir. Et c’est au regard de cette politique de contention que l’obscénité de Trump est ressentie comme une libération par tant de gens.
Bien qu’en apparence MAGA (make America great again) soit un slogan chargé de nostalgie, le mouvement de Trump a été extrêmement fécond d’un point de vue historique : il a créé de nouveaux modes d’expression politique, ouvert de nouveaux espaces d’élaboration des politiques : déportations massives, agressions anti-trans, scepticisme à l’égard des vaccins. C’est pourquoi il est si destructeur. Au contraire, c’est la direction du parti démocrate qui est engagée dans un projet rétrograde. La seule façon pour le parti de concilier ses engagements contradictoires en faveur de la justice sociale et économique et de la croissance capitaliste est de recourir au restaurationnisme. Il cherche à retrouver un passé perdu dans lequel ces objectifs s’accordaient les uns avec les autres, et il écarte toute perspective future favorable, qui nécessiterait que les tensions internes soient arbitrées. Il suffit de considérer la façon dont Biden et Harris ont tous deux défendu des réformes dont tout le monde sait qu’elles ne peuvent être réalisées sans supprimer la procédure parlementaire et sans réformer le système judiciaire fédéral, ce qu’ils hésitent tous deux à envisager, se contentant parfois d’envisager des réformes aux contours étroits et autolimitées. Un tel travail, s’il était entrepris à plus grande échelle, nécessiterait un effort de remise en question de la société américaine et des institutions non démocratiques qui la définissent - une remise en question qui va à l’encontre de l’image d’une Amérique « déjà grande ». Même s’ils poursuivent des objectifs politiques bien distincts, les Démocrates se révèlent incapables d’expliquer clairement le sens de ces objectifs, la manière dont ils s’articulent entre eux et la façon dont nous pourrions y parvenir ; ils ne peuvent que répéter qu’ils ne sont pas Trump - et même cela n’est plus tout à fait vrai.
Il y a plusieurs décennies de cela, Stuart Hall, en réfléchissant sur le triomphe du thatchérisme, a observé un problème très similaire pour le Parti travailliste face à l’émergence du « populisme autoritaire » en Grande-Bretagne. Étant donné que le Parti travailliste, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas réussi à résoudre ce problème, l’affaire mérite d’être examinée sérieusement. (Il convient de noter que K. Harris a largement bénéficié des conseils du Parti travailliste, qui a récemment remporté une victoire électorale écrasante sur la base d’un programme vide, en dépit de la baisse du nombre de votants, uniquement en raison de l’effondrement de l’adversaire). Je le cite longuement :
« Je ne pense tout simplement pas, par exemple, que la direction actuelle du Labour comprenne que son destin politique dépend de sa capacité ou non à développer, au cours des 20 prochaines années, une orientation politique capable de répondre, non pas à un, mais à une série de questions conflictuelles au sein de la société, en les intégrant, dans leurs différences, au sein d’un projet unique. Je ne pense pas qu’ils aient compris que la capacité du Labour à se développer en tant que force politique dépend entièrement de sa capacité à puiser dans les énergies populaires provenant de mouvements très différents ; des mouvements extérieurs au parti qu’il n’a pas pu (et ne pouvait pas) susciter, et qu’il ne peut donc pas contrôler. Il en reste à une conception complètement bureaucratique de la politique. Si ces mots ne sortent pas de la bouche de membres de la direction du Labour, c’est qu’il y a quelque chose de subversif là-dedans. Si la politique incite les gens à formuler des revendications nouvelles, c’est assurément le signe que »les indigènes« commencent à s’agiter. Il faut en expulser quelques-unsou les écarter des responsabilités. Il vous faut en revenir à cette fiction, »l’électeur travailliste traditionnel" : à cette conception pacifiée de la politique propre au fabianisme, où les masses détournent les experts pour les porter au pouvoir, et où les experts font ensuite quelque chose pour les masses : plus tard... beaucoup plus tard. Une conception hydraulique de la politique.
Cette conception bureaucratique de la politique n’a rien à voir avec l’idée de mobiliser les forces populaires dans leur diversité. Elle ignore tout de la manière dont les gens prennent confiance dans leurs capacités en agissant : tout d’abord en se préoccupant de leurs problèmes immédiats ; ensuite, la conscience de leurs capacités accrues étend le champ de leurs leurs ambitions politiques, de sorte qu’ils se remettent à penser, par exemple, à ce que cela pourrait être que de diriger le monde. Leur activité politique [celle des Démocrates] est désormais déconnectée de la détermination la plus moderne qui soit, l’approfondissement de la vie démocratique.
Sans un accroissement de leur présence et de leur rôle dans les affaires nationales et culturelles, les gens ordinaires ne sauraient avoir l’expérience de la gestion de quoi que ce soit. Nous devons réapprendre que la politique consiste à développer les capacités populaires, les capacités des gens ordinaires. Et pour ce faire, le socialisme lui-même doit parler aux gens qu’il veut aider à se prendre en mains, avec des mots qui sont les leurs, en tant que gens ordinaires de la fin du 20e siècle.
Vous aurez remarqué que je ne parle pas de la question de savoir si le Labour Party a bien fait son travail sur telle ou telle question. Je parle de toute une conception de la politique : la capacité de nous saisir, dans notre imagination politique, des choix historiques immenses qui se présentent aujourd’hui au peuple britannique. Je parle de nouvelles conceptions de la nation elle-même : croyez-vous que la Grande-Bretagne puisse aborder le prochain siècle avec une conception de ce que c’est que d’être « anglais » qui a été entièrement construite à travers la longue et désastreuse campagne de conquête impérialiste de la Grande-Bretagne sur toute la planète ? Si vous pensez vraiment cela, vous n’avez pas encore saisi la profonde transformation culturelle nécessaire pour refaire les Anglais. Ce type de transformation culturelle est précisément ce à quoi le socialisme doit s’attacher aujourd’hui."
Trump a remodelé les Américains, et pour vaincre le trumpisme, et pour vaincre le trumpisme, la gauche n’aura pas d’autre choix que de faire de même.Malheureusement, il n’y a aucune raison de penser que les Démocrates sont capables d’accomplir cela, bien que les possibilités de le faire par d’autres moyens soient tout aussi brouillées.
La contradiction entre les fins qui sont l’essence du libéralisme et les moyens formels dont il se dote n’est pas un problème nouveau. On pourrait affirmer - et je le ferais - que pratiquement chaque moment historique où les conceptions libérales ont connu des succès importants a été rendu possible par des mouvements sociaux qui se sont imposés par en bas, souvent en passant par-dessus les protestations des décideurs et des penseurs libéraux, qui manifestaient leur opposition aux moyens en dépit de leur soutien abstrait aux fins. Le suffrage universel, l’État-providence, l’égalité devant la loi - ainsi en a-t-il été pour chacune de ces avancées.
À notre époque, il existe des forces libérales bien ancrées dans le système institutionnel, non seulement dans la politique officielle, mais aussi dans les universités, la presse, le monde judiciaire, le secteur à but non lucratif et même dans le monde des affaires, qui dénoncent la menace que le trumpisme fait peser sur la démocratie et l’État de droit, tout en s’efforçant chaque jour de vaincre leurs propres adversaires intérieurs de gauche : les manifestations étudiantes, les luttes ouvrières, les « excès du wokisme ». Lorsqu’ils organisent des opérations de démantèlement es campements (d’étudiants ou de sans-abris) ou qu’ils brisent des syndicats, ils font le travail de Trump à sa place, en remodelant les Américains sur un mode autoritaire. Le phénomène Trump ne pourra être mis en échec que lorsque les tenants libéraux de l’ordre institutionnel cesseront de vouloir étouffer la gauche contestataire au nom de la protection de la démocratie, et la considéreront plutôt comme une alliée et une réserve d’énergie. Et cela non pas parce que les idées de la gauche représentent déjà une majorité silencieuse réprimée - une illusion fantasmatique et complaisante - mais parce que la gauche est la seule à avoir une perspective cohérente à faire valoir contre les idées de la droite.
Les libéraux tentent depuis maintenant une décennie de débarrasser le pays de Trump en l’ostracisant comme étant une aberration grotesque. C’est ce qu’ils ont fait par le biais de procédures judiciaires, mais aussi par des manifestations sophistiquées et répétées du consensus bipartisan de l’élite contre lui. Cela n’a fait que le renforcer. Le trumpisme ne peut pas être battu par des manœuvres subtiles parce qu’il parle à des forces bien présentes dans la société américaine - le racisme, la misogynie, la frustration de classe - et qu’il en donne une expression obscène et satisfaisante à ceux qui en sont les destinataires. Il ne peut être vaincu que par une confrontation directe, non seulement avec Trump, mais aussi avec ce qu’il représente et la refonte de l’Amérique qu’il prévoit. Qualifier son mouvement de fasciste entraîne cette implication inévitable, ce qui rend d’autant plus exaspérant le fait que tant de ceux qui lui collent cette étiquette manquent d’appétit pour une telle confrontation. « Ce n’est pas du courage que de se lamenter en termes généraux sur la méchanceté du monde et le triomphe de la bassesse, ou ou pour crier hardiment que la victoire de l’esprit humain est assurée,quand on écrit dans une partie du monde où il est encore permis de le faire », a écrit un jour Brecht. « Beaucoup font les braves comme si des canons étaient braqués sur eux, alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre. » (in « cinq difficultés pour décrire la vérité » 1934 ndt)
L’obstacle que représente aujourd’hui le libéralisme est d’autant plus exaspérant que la coalition de Trump souffre de sa propre contradiction interne, identique à celle des démocrates. J.D. Vance et Elon Musk semblent vouloir des choses bien différentes : Vance fait l’éloge de Lina Khan, par exemple, et semble porter une conception chauvine de l’aide sociale ; Musk propose de virer Khan, de réduire radicalement le poids de l’État et de délibérément provoquer la misère économique. Trump redistribuera bien sûr la richesse et le pouvoir vers le haut en tout en continuant à parler de donner du pouvoir au peuple et de la colère de la classe ouvrière. Il devrait être difficile pour lui d’y parvenir, de maintenir ces forces en équilibre. Néanmoins, les démocrates ont structuré leur propre coalition d’une manière telle qu’ils ne peuvent pas exploiter cette contradiction de façon crédible, tout comme ils ne peuvent pas évoquer l’association de Trump avec Jeffrey Epstein, qui a duré des années, sans doute parce que cela attirerait aussi l’attention sur Bill Clinton.
Si la solution était aussi simple que de lancer une attaque frontale en formant un troisième parti, nous l’aurions déjà fait. Une chose est claire, cependant, c’est que la volonté des institutions libérales de se joindre à la « résistance » a beaucoup diminué par rapport à ce qu’elle était il y a huit ans. Dans un sens, c’est effrayant : la résistance réelle sera plus réduite, plus isolée et plus exposée, car des acteurs puissants de notre société se rallient tacitement à la cause fasciste. En effet, ils ont déjà commencé à le faire, en validant la politique de Trump tout en dénonçant ses manières, ce qui est exactement ce qui a permis à Trump de gagner à nouveau. Les grandes entreprises libérales, la presse, les universités - des institutions qui dénoncent Trump sur le papier - ont évolué ces dernières années vers la mise en œuvre d’éléments de son programme à petite échelle, apparemment sans y avoir été contraintes.
D’un autre côté, notre rôle dans la défense des valeurs dont se réclamaient autrefois nos employeurs, nos représentants et nos porte-parole autoproclamés sera de plus en plus difficile à méconnaître ou à éluder. Comme l’a également observé Brecht, « Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie issue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulent manger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau. Ils n’aiment pas la vue du sang. Ils sont facilement satisfaits si le boucher se lave les mains avant de peser la viande » (ibid. ndt). Dire la vérité n’est pas en soi la solution, mais c’est le premier pas nécessaire, et le seul possible.
Gabriel Winant