Soixante-quinze ans et toujours militant. Christian Corouge, figure de la CGT à Peugeot-Sochaux, jadis la plus grande usine de France avec 42 000 ouvriers, où il a travaillé pendant quarante ans (dont trente ans à la chaîne dans l’atelier de carrosserie), n’a pas lâché le drapeau rouge. Il est à ce titre l’un des protagonistes du livre Jusqu’au bout. Vieillir et résister dans le monde ouvrier (La Découverte, 2024), du sociologue Nicolas Renahy.
Exclu du Parti communiste français (PCF) en 1974 et impliqué dans la réalisation de plusieurs films sur l’usine Peugeot avec les cinéastes du groupe Medvedkine, Christian Corouge est aussi coauteur de Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue (Agone, 2011), avec Michel Pialoux.
Alors que le gouvernement s’avère incapable de faire face à la multiplication des plans de licenciements et des fermetures d’usines, l’ex-ouvrier spécialisé (OS) porte un regard aiguisé sur les choix politiques qui ont conduit à cette catastrophe sociale. Et sur la responsabilité de la gauche à « parler de lutte des classes ».
Christian Corouge en novembre 2024. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart
Mediapart : Qu’avez-vous ressenti à l’annonce des plans de licenciements massifs accompagnés de fermetures d’usines pour Michelin, la semaine dernière ?
Christian Corouge : Je ressens de la colère. Bien sûr, quand on connaît les conditions de travail dans les usines, le peu de salaire et de reconnaissance sociale qu’ont les salariés, on s’interroge. Il faut penser à tout ça. Mais le travail n’a pas qu’une valeur pécuniaire. Le travail, c’est la sociabilité, c’est la rencontre avec les autres, c’est un moyen de tisser des solidarités et de renforcer un humanisme qui va à l’encontre de cette société où le RN monte en flèche. Bref, c’est un moyen de combattre les injustices de classe.
La difficulté aujourd’hui, c’est que ces fermetures – de Michelin, Peugeot-Stellantis ou MA France, pour ne citer qu’elles – viennent du niveau européen. C’était beaucoup plus simple à mon époque : on avait un patron, on pouvait aller le secouer ! Là, ce sont des groupes européens, mondiaux… Comment a-t-on pu donner autant de puissance à des actionnaires qui peuvent déterminer la vie de dizaines de milliers de personnes ?
Ce sont des choix politiques, qui ont conduit non seulement à l’enrichissement des actionnaires mais aussi à la division de la classe ouvrière. Les livreurs de colis, les autoentrepreneurs sont des ouvriers d’usines qui en sont partis par dégoût. Ils sont tellement déçus que le Rassemblement national (RN) en profite.
La CGT a appelé à une grève illimitée chez Michelin à Clermont-Ferrand contre les suppressions d’emplois. La classe ouvrière est-elle suffisamment forte pour résister ?
Il faut agiter le flacon, mais malheureusement la solidarité des usines à côté n’existe pas, c’est chacun pour soi. On en est réduits à ça parce qu’il n’y a plus de grands ensembles de groupes ouvriers. Les grosses usines qu’on avait, comme Flins, Billancourt ou Sochaux, ont été cassées, découpées. On a appelé ça la « politique de l’artichaut » : on en a vendu des pans entiers à des sous-traitants pour ne garder que le « cœur de métier », l’assemblage des véhicules.
La colère s’est déportée sur des conneries, des faits divers !
Ce qu’il faut dire aujourd’hui, c’est que ces entreprises ont reçu des millions d’euros d’aides publiques depuis les années 2010, en faisant du chantage aux licenciements. Il faut maintenant leur faire payer la facture ! Jamais personne ne leur demande de comptes. Quand les usines partent, tout est déstabilisé. On voit des populations complètement désarmées, un habitat dégradé qui s’appauvrit, des militants politiques d’usines qui désertent le terrain pour plein de raisons. Et comme il n’y a plus de relais politiques, c’est la désaffection qui l’emporte.
Dans le pays de Montbéliard, quels effets politiques les suppressions d’emplois ont eus, à long terme, sur les gens et sur le territoire ?
Politiquement, c’est la disparition quasi complète de la gauche, c’est un désastre. Dans les quartiers populaires, à partir du moment où il n’y a plus eu de militants politiques ou syndicaux, on n’a plus parlé des vraies luttes, de l’enrichissement des actionnaires… La colère s’est déportée sur des conneries, des faits divers. Heureusement qu’à un moment donné les Insoumis sont intervenus dans le jeu politique pour redonner une fierté au groupe ouvrier. La première élection où Jean-Luc Mélenchon s’est présenté, il n’a pas fait un chiffre ridicule. C’est important d’être fier d’avoir d’autres couleurs politiques que celles de la direction.
Le parti de la classe ouvrière, pour l’instant, c’est d’abord l’abstention.
Mais moi qui suis militant depuis longtemps, je ne trouve plus personne pour me représenter comme député. Souvent ils sont attachés parlementaires et passent députés comme dans un déroulement de carrière. C’est aussi une des causes de la désaffection : il n’y a pas d’élus ouvriers, il n’y a pas de députés ouvriers, on a l’impression d’ovnis. Ce n’est pas motivant, pas entraînant. Les gosses d’ouvriers, souvent, baissent les bras.
La gauche est-elle en mesure de leur apporter une réponse politique ? Vous semble-t-elle être revenue de sa « parenthèse libérale » ?
Je pense que le discours de Mélenchon est intelligent, construit, historique. Il rappelle des souvenirs glorieux de la classe ouvrière, qu’il n’a pas abandonnée, et c’est important.
Mais comment ça va se traduire ? On se souvient de ce que Podemos et Syriza sont devenus. Il faudrait une politique beaucoup plus ambitieuse, notamment sur l’Europe libérale : il faut tout faire éclater, même si ça me gêne de le dire car je ne suis pas nationaliste. Les syndicalistes allemands ou belges le disent aussi : on ne peut plus avoir des directions mondiales d’entreprises.
On voit bien que la peste brune est à nouveau là, la bête immonde revient. En France, les médias ont une part de responsabilité lorsqu’ils diffusent l’idée que le RN est le « parti de la classe ouvrière ». Ils se trompent : le parti de la classe ouvrière, pour l’instant, c’est d’abord l’abstention.
Quand on prend une carte à la CGT, on devient différent des autres prolos, on fait un choix politique.
Mes copains, pour ceux qui ne veulent plus voter PC et qui en ont marre de Mélenchon, ne votent pas RN. C’est très humiliant pour nous d’entendre dire que les ouvriers votent RN. On se bagarre tous collectivement contre ça. Les mecs du RN n’osent pas venir coller [des affiches – ndlr] dans les patelins ouvriers, car ils savent que les gosses vont leur courir après. Bien sûr, il y en a qui votent RN, mais ça a toujours été comme ça.
Votre circonscription est tout de même tombée dans l’escarcelle du RN…
Oui. Avec quelqu’un de représentatif de la population comme candidat de gauche, il aurait pu en être autrement. On aurait voulu que Bruno Lemerle, qui a été délégué CGT chez PSA, se présente. Mais il y a une méfiance vis-à-vis du sérail politique. J’espère vraiment que les Insoumis ne vont pas tomber dans le piège parlementaire. Il faut que nous, les vieux, on les ramène de temps en temps à leur vraie histoire, car le pouvoir rend con. Je suis pour une gauche unie sur une ligne de lutte de classes, et que les syndicats aient leur mot à dire. Il y a un fonds commun à gauche, issu de la Résistance : ça s’appelle la Sécurité sociale. C’est ce qu’ils sont en train de piller, et le vote RN se nourrit de ça.
Vous avez connu une époque où il y avait des liens assez étroits entre la gauche, les intellectuels et la classe ouvrière. Vous avez été proche pendant des années de Chris Marker et Bruno Muel. Aujourd’hui on reproche beaucoup à la gauche de ne plus représenter que la bourgeoisie intellectuelle. Êtes-vous d’accord ?
Oui, même si j’ai encore des amis intellectuels qui n’ont pas lâché le morceau. De façon générale, ce n’est pas la même relation qu’avant. Après 1968, les intellectuels venaient à la rencontre des prolos sans prétendre leur asséner des vérités. C’était un partage de notre expérience et de la leur. C’est la sociologue Francine Dreyfus, l’épouse de Bruno Muel, qui était l’adjointe de Bourdieu, qui m’a sensibilisé au féminisme. Elle nous a tous remis en cause quand on avait 19 ans. C’est un apprentissage qui fonctionnait à cette période-là.
Nous avions noué des liens si étroits que le témoin de mon mariage était Chris Marker, et ma femme avait Colette Magny. On avait eu une brique et demie en cadeau pour acheter des bouquins quand on voulait. C’était ça l’aventure ouvrière. Maintenant, il semblerait que la vie culturelle ne soit plus qu’un endroit où il fait bon se montrer, être sur la photo.
Pour changer fondamentalement la gauche, il faut remettre les pendules à l’heure. Quand on prend une carte à la CGT, on devient différent des autres prolos, on fait un choix politique, ce n’est pas une carte pour se donner une assurance sociale en plus. On se dit qu’unis on peut transformer la société.
Les partis de gauche ne reprennent pas forcément ces valeurs-là. On a toujours demandé plus aux ouvriers : quand il y a eu la guerre de 14, c’est eux qui se sont fait saigner ; quand il y a eu la guerre de 40, ils ont résisté ; quand il y a la guerre d’Indochine ou d’Algérie, ils se sont fait matraquer à Charonne ou ailleurs. On en prend toujours plein la gueule, et le lendemain le député passe déposer une gerbe et c’est fini : « Rentrez au bercail, ne vous plaignez pas. » Aujourd’hui j’ai l’impression qu’on revient au XIXe siècle. Après avoir connu des heures glorieuses, c’est difficile à vivre.
Face au RN, il faut y aller collectivement, sur les marchés, distribuer des tracts, discuter.
La gauche est dans le marasme parce qu’elle ne veut pas parler de lutte des classes. C’est ce qui a produit l’élection de Trump aux États-Unis. La gauche en a fait un épouvantail, mais ça ne suffit pas. Elle aurait pu s’appuyer sur les grandes grèves qu’il y a eu dans l’automobile. Quand des copains aux États-Unis débrayent dans l’automobile, on en est très fiers, même à Sochaux !
Dans son livre, le sociologue Nicolas Renahy montre que pour vous, dans la lutte contre l’extrême droite, la force du groupe est centrale. Plutôt que de stigmatiser l’électorat du RN, vous préférez aller « le chercher ». Qu’est-ce que ça veut dire en termes de militantisme ?
Face au RN, il faut y aller collectivement, sur les marchés, distribuer des tracts, discuter. C’est du quotidien, il faut être présent physiquement. C’est toujours très compliqué car il faut créer le groupe, le faire vivre, l’alimenter et aller à la rencontre des gens. Mais en même temps, dans nos villes moyennes et nos villages, on les connaît, les électeurs du RN. On a tous travaillé avec leurs pères, ils étaient tous grévistes dans les années 1968 et 1989 [année de la plus grande grève des usines Peugeot à Sochaux – ndlr]. Ils n’ont pas un passé de droite. On sent chez eux qu’il y a une fierté, et en même temps une désolation par rapport aux choix politiques qui sont faits.
Ce qui me fait peur, c’est que des idées aussi rétrogrades que celles du RN aient encore cours en 2024. Qu’est-ce qu’on n’a pas su transmettre ? Nicolas Renahy raconte bien comment on fonctionne avec les vieux. Quand on a passé autant de temps à l’usine, qu’on était retoucheur, taulier, peintre, électricien, mécano, on ne va quand même pas laisser nos copains et copines aller réparer leur propre voiture dans un garage. On propose de réparer des bagnoles chez moi, en solidarité avec les pauvres. C’est normal, ça existait avant et ça continue.
Un groupe antifasciste ne peut vivre qu’à travers ça. Dans le groupe il y a un Algérien, un Turc, un Portugais. J’ai un facho qui habite en face de chez moi : il a mis deux ans mais il a fini par venir, car sa voiture ne passait pas au contrôle technique. Il était demandeur. Je pense qu’il ne votera plus RN.
Pendant la campagne du Nouveau Front populaire, la CGT a appelé à « voter pour son programme ». Faut-il que des liens plus étroits soient noués entre syndicats et organisations politiques ?
Je ne dirais pas les choses ainsi, mais il y a des circonstances qui obligent la CGT. Et c’était le cas en 2024. Sophie Binet a eu raison. Vu la conjoncture, je pense qu’elle va être de plus en plus obligée d’intervenir de cette manière, c’est une question d’honneur : on ne lâchera rien sur l’essentiel, on ne veut pas de cette société-là. Ce n’est pas notre veine. Et si la CGT peut pousser un peu les gens de gauche, tant mieux. La lutte contre le RN est difficile, mais on va y arriver. Gustave Courbet disait : « À quoi sert la vie si les enfants n’en font pas plus que leurs pères ? » Et Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Quand tu es sur une chaîne de montage, tu cogites avec ça et ça te permet de survivre, c’est l’étincelle. C’est là que les patrons ont peur.
Mathieu Dejean