Alors que Notre-Dame de Paris s’apprête à renaître de ses cendres, certaines des questions sanitaires soulevées par l’incendie restent d’actualité. Cinq ans après que Mediapart a révélé des taux de concentration au plomb dix fois supérieurs au seuil d’alerte dans des écoles proches de l’édifice, la mairie de Paris a certes pris en compte la problématique. Mais les réponses, très disparates, qu’elle apporte à des cas pourtant alarmants ne cessent d’interroger.
Depuis 2021, des contrôles sont faits dans les crèches, les maternelles et les écoles élémentaires. L’analyse des prélèvements effectués dans 131 bâtiments a révélé qu’au regard des forts taux de pollution, de leur emplacement et de l’âge des enfants, des mesures de plombémie auraient dû être préconisées dans quarante établissements selon les recommandations du Haut Conseil de la santé publique (HCSP).
Or, pour douze d’entre eux, dont certains avaient des taux de plomb parfois plus de douze fois supérieurs au seuil d’alerte, la mairie de Paris a décidé de « ne pas recommander » de contrôle médical. Il se trouve que ces crèches et écoles se situent, pour la plupart, dans des quartiers plus populaires. Certaines sont classées en réseau d’éducation prioritaire (REP).
Questionnée sur cette différence de traitement, la mairie minimise les dangers encourus par les enfants. « Sans être en mesure de donner un chiffre avec certitude », elle admet néanmoins, auprès de Mediapart, qu’au moins « deux ou trois cas » de saturnisme ont été déclarés au cours des dépistages dans ces établissements et, sans en avoir des éléments de preuve, elle soutient qu’« en général, d’autres sources de pollution étaient présentes dans l’environnement de l’enfant ».
Dans l’école élémentaire Reuilly, à Paris en 2019. © Photo Marta Nascimento / REA
« L’incendie de Notre-Dame a eu au moins un point positif, il a permis de faire prendre conscience aux politiques et à l’opinion publique que le saturnisme infantile est un enjeu de santé environnementale », explique à Mediapart le docteur Jérôme Langrand, directeur du centre antipoison et de toxicovigilance de Paris, qui avait été chargé des tests de plombémie des enfants habitant et scolarisés près de la cathédrale.
« Certes,poursuit-il, les plus vulnérables sont les enfants qui habitent des logements insalubres, mais ce serait caricatural de réduire les dangers du plomb à ces situations. Même à faible dose, le plomb a des effets nocifs pour les enfants. Il faut prendre en compte tous les lieux où ils passent du temps, et les écoles sont une source d’exposition à ne pas négliger. »
Aucun suivi médical
Depuis l’incendie de Notre-Dame, en avril 2019, les autorités, mises en cause pour avoir dissimulé la pollution au plomb qui en a découlé, sont sorties de leur déni. Saisi en mars 2020, par la direction générale de la santé (DGS), le HCSP a d’ailleurs recommandé de revoir à la baisse les seuils d’alerte de pollution au plomb. La mairie de Paris a dans la foulée lancé un plan d’action.
Mais étonnamment, elle n’est pas en mesure de savoir précisément combien d’enfants atteints de saturnisme l’ont été à cause de leur exposition dans les établissements. « Compte tenu du cloisonnement, pour des raisons de secret médical, entre la démarche du “plan plomb” et les enquêtes environnementales réalisées à la demande de l’ARS [agence régionale de santé – ndlr], nous ne pouvons pas croiser les informations. Concrètement, nous ne pouvons pas croiser la liste des noms des enfants à qui les médecins de PMI/santé scolaire ont établi une ordonnance d’un côté [dans le cadre des contrôles de pollution dans les établissements scolaires – ndlr] et le nom des enfants pour lesquels une enquête environnementale a été réalisée à la demande de l’ARS, de l’autre. »
En somme, aucun suivi médical n’est organisé pour mesurer l’impact, sur la santé des enfants, des pollutions au plomb retrouvées dans les crèches, les maternelles ou les écoles élémentaires. Ni la mairie de Paris ni l’ARS ne se donnent les moyens de le connaître ou ne le souhaitent. La mairie insiste : les cas de saturnisme « ne signifi[ent] pas que la source de leur plombémie élevée était la source identifiée dans l’école ou la crèche ».Le problème est qu’ils ne signifient pas non plus l’inverse.
Pourtant, lorsqu’un cas de saturnisme est détecté, c’est-à-dire lorsqu’un enfant a un taux de plomb dans le sang supérieur à 50 microgrammes par litre (μg/l), une déclaration est faite auprès de l’ARS et une enquête environnementale est déclenchée pour déterminer les origines de l’intoxication. L’ARS confirme auprès de Mediapart « ne pas participer au suivi médical individuel des enfants » mais se trouve « informée si une plombémie supérieure à 50 µg/l est détectée chez un enfant ».Elle nous précise qu’« une dizaine de cas de saturnisme infantile sont déclarés chaque année à Paris »,avant de nous renvoyer « vers la direction de la santé publique de la ville de Paris, en charge de ce dossier ».
Actuellement, une enquête est en cours au sujet d’un enfant scolarisé dans une maternelle du XVIIe arrondissement, selon les précisions de la mairie. Le cas n’a rien d’anodin : l’intoxication au plomb peut provoquer des lésions neurologiques irréversibles et d’autres troubles de la santé (atteintes digestives, cardiovasculaires, cancéreuses, troubles de la reproduction). C’est pourquoi la vigilance est accrue pour les femmes enceintes et les enfants.
Selon une directive de la direction générale de la santé, si des poussières sont retrouvées à l’intérieur d’un logement ou d’une classe « au-dessus du seuil de 70 μg/m2 (microgramme par mètre carré), il y a un risque d’intoxication au plomb pour les enfants exposés ».
Le pédiatre Rémi Laporte, spécialiste des risques liés aux contaminations au plomb et membre du HCSP, rappelle que « 50 μg/l [de sang – ndlr] représentent un seuil d’intervention, défini pour conduire des politiques de santé publique. Mais à 25 μg/l, on sait déjà qu’il faut agir car dès qu’il y a du plomb, même à très faible dose, il y a danger. Une plombémie de 12 μg/l est associée à la perte de 1 point de QI, et 6 à 7 points de QI peuvent être perdus pour une contamination comprise entre 1 et 100 μg/l », assure-t-il.
Or, sur les 131 établissements contrôlés par la mairie de Paris, 92 présentent des pollutions au plomb. Sous forme de poussières retrouvées sur le sol des salles de classes, dans des peintures écaillées de murs, de plinthes ou dans les cours de récréation.
Plus du tiers des établissements contrôlés fortement pollués
Une part importante de cette pollution est liée à l’ancienneté des bâtis construits avant 1949 et avant que la céruse de plomb ne soit interdite dans les peintures. Mais contrairement à l’amiante, aucune loi n’exige que des diagnostics soient faits sur la recherche du plomb dans les établissements scolaires (alors même qu’ils sont obligatoires pour les logements construits avant 1949).
Qu’a fait la mairie dans ces conditions ? À l’issue des diagnostics et dans les cas de pollution, elle a demandé au personnel chargé de l’entretien des écoles et des crèches de procéder au nettoyage. Une « formation » leur a été délivrée en ce sens. Les terres extérieures polluées ont été retirées ou rendues inaccessibles, et des travaux de peinture ont été planifiés, parfois un an plus tard. En attendant, du scotch a été mis sur les peintures écaillées, ainsi que nous avons pu le constater dans deux des établissements pollués.
© Infographie Mediapart
Le problème est que le suivi médical n’a pas été systématiquement recommandé par la ville, alors même que, dans près de quarante établissements, les enfants et le personnel ont été exposés à de fortes concentrations de plomb. La mairie de Paris a précisé, auprès de Mediapart, que la décision de prescrire un test de plombémie aux enfants est prise pour les crèches, « par le médecin de PMI [protection maternelle et infantile – ndlr] » et, pour les écoles maternelles et élémentaires, « par le médecin de santé scolaire », dépendants, dans les deux cas, de la ville.
Un dépistage est préconisé en fonction notamment « du niveau de concentration du plomb, de l’accessibilité de la source d’exposition aux enfants (poussières au sol ou cachées derrière un radiateur, jardinière ornementale accessible ou non, etc.), de l’âge des enfants, […] du temps passé dans la pièce concernée, activités menées, etc. ».
Mais alors pour quelles raisons, dans douze établissements dont les taux de pollution nécessitaient la recommandation d’une plombémie, la mairie s’en est-elle dispensée ? Pourquoi n’a-t-on pas procédé aux analyses sanguines qui semblaient nécessaires ?
Des élèves laissés sans suivi médical
Dans une crèche du nord de Paris, dans le quartier de la Goutte-d’Or, sur le tapis de motricité de la salle dite « des explorateurs », dédiée aux enfants âgés de 10 à 18 mois, le taux s’élève à 165 μg/m2, deux fois plus élevé que le seuil d’alerte. Interrogée, la mairie justifie l’absence de suivi médical par le fait que le plomb était « uniquement sur le tapis de motricité » et qu’il « n’avait pas été utilisé récemment par les enfants […] en d’autres termes, à supposer que des enfants aient effectivement ingéré des poussières présentes sur ce tapis lors d’une activité passée, il n’y en aurait plus eu trace dans leur organisme à la date de sa découverte ».
Taux de concentration en plomb relevé dans une école maternelle et une école élémentaire des XIe et XIIe arrondissements de Paris. Extrait des rapports des laboratoires de la ville de Paris. Le seuil d’alerte nécessitant une intervention est de 70 μg/m2. Là, les taux de concentration sont de 293 et 870 μg/m2. © Montage Sébastien Calvet
Pour les autres établissements sur lesquels nous avons questionné la mairie de Paris, elle ne nous a pas apporté d’explication, tout en assurant qu’elle nous « transmettr[ait] les éléments ultérieurement ».Dans le dortoir d’une école maternelle du XXe arrondissement, la pollution est de 338 μg/m2, bien au-dessus des 70 μg/m2. Mais là encore, aucun dépistage n’a été préconisé.
Dans une école maternelle de l’Est parisien, dans le XIe arrondissement, le taux de concentration au plomb atteint 293 μg/m2, plus de quatre fois supérieur au seuil d’alerte, et cela dans la salle de motricité, fréquentée quotidiennement par des enfants âgés de 3 à 6 ans. Dans le réfectoire, la pollution est de 166 μg/m2, trois fois le seuil d’alerte.
Interrogé, Laurent*, père d’un garçon scolarisé dans la maternelle, précise avoir « été informé comme les autres parents et en toute transparence par le directeur de l’ensemble des résultats ainsi que par un courrier de la mairie ».Dans cette lettre figure une série de taux de pollution, mais en conclusion , les services de la santé et de l’éducation de la ville écrivent que la mairie « ne recommande pas de dépistage ».Avis que Laurent regrette aujourd’hui d’avoir suivi.
C’est en lisant le contenu du rapport des prélèvements qu’Anne-Sophie, mère de trois enfants dont deux qui ont été scolarisés dans cette maternelle, s’inquiète : « La mairie ne nous avait pas envoyé le rapport ni le lien pour le consulter. On a eu une information très minimaliste et imprécise de la part de la mairie. Dans notre école, les travaux annoncés n’ont pas été réalisés comme prévu, et on ne sait pas quand ils seront effectivement exécutés. »
Dans une classe de CM1 de l’école Reuilly, dans le XIIe arrondissement, le taux de pollution s’élève à 870 μg/m2, soit plus de douze fois le seuil d’alerte. Certes, les enfants de 9 ans se mettent moins les doigts dans la bouche, mais, ainsi que le rappelle la direction générale de la santé (DGS), auprès de Mediapart, au-dessus du seuil d’alerte de 70 μg/m2, « des plombémies sont recommandées visant plus spécifiquement les enfants de moins de 7 ans » et « selon l’évaluation du risque, il n’y a pas d’obstacle à procéder à un dépistage au-delà de cet âge ».
Plus incompréhensible encore, pour des taux similaires relevés dans des établissements, les recommandations diffèrent. Exemple avec la rue Boileau, dans le très chic XVIe arrondissement de Paris, où un dépistage a été recommandé. À la différence d’une école classée en REP dans le XIe.
Taux de concentration de plomb retrouvé dans les terres d’une école élémentaire à Paris. Le seuil à ne pas dépasser, fixé par le HCSP, est de 300 mg/kg de terre. Plusieurs résultats de prélèvements dépassent ce seuil. Extrait du rapport réalisé par les laboratoires de la ville de Paris.
Plusieurs directeurs d’école que nous avons interrogés s’inquiètent. CommeAlain*, qui a bien vu que des scotchs ont été mis sur les peintures de plomb dégradées. « Lorsque j’échange avec la mairie, on me fait comprendre que je devrais déjà m’estimer heureux que des diagnostics soient faits et que des travaux soient prévus. Ils vont l’être plus d’un an après qu’on aura eu les prélèvements », soupire-t-il.
Ce directeur regrette que la mairie de Paris axe davantage ses efforts financiers sur « ce qui est visible ». « Elle est très active pour refaire les cours de récréation qui n’en ont pas forcément besoin et faire des cours dites “oasis” avec plus de végétation. Mais refaire des peintures pour enlever le plomb, ce n’est pas cela la priorité. »
Or, parfois ce sont les nouvelles terres de ces nouvelles cours dites « oasis » qui se révèlent polluées. Ainsi, dans une école maternelle du XIVe, les responsables des prélèvements préconisent dans leur conclusion que soient rapidement changées les terres de la cour destinées au potager. « Les enfants ne doivent surtout pas consommer les plantes comestibles présentes »,compte tenu de taux de concentration en plomb près de quatre fois supérieurs au seuil de gestion. Interrogée sur ces nouvelles terres contaminées, la mairie de Paris confirme cette pollution.
Pour Annie Thébaud-Mony, chercheuse honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et porte-parole de l’association Henri-Pézerat, qui a porté plainte à la suite de l’incendie pour mise en danger de la vie d’autrui, « le résultat est profondément préoccupant : alors que la majeure partie des écoles sont polluées, la mairie ne décide d’aucune mesure généralisée de repérage et de travaux, ni de suivi médical pour les enfants et le personnel intervenant dans les établissements »,déplore la scientifique.
La ville de Paris avoue d’ailleurs manquer d’informations sur le suivi même des tests de plombémie : « On ne connaît pas avec certitude la proportion d’enfants qui ont réalisé la prise de sang. Car, comme pour tout examen médical, le secret médical et le consentement sont de rigueur : aucun examen ne peut être obligatoire. »
Une inconnue de plus au regard de ce que les meilleurs experts considèrent comme une politique sanitaire à trous. Et décidément pas à la hauteur des enjeux.
Pascale Pascariello
* Certaines personnes, dont des chefs d’établissement, ont souhaité que leur anonymat soit préservé.
Nous avons analysé les 131 diagnostics mis en ligne par la mairie de Paris. Suivant les instructions du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), en fonction de l’ensemble des prélèvements réalisés par salle, de l’activité des enfants dans ces lieux et de leur âge, il ressort que douze établissements auraient dû bénéficier de recommandations médicales. Nous avons soumis certains cas à des médecins spécialistes du plomb. Dans les douze établissements, nous avons vérifié, dans le cas des crèches en particulier, qu’elles étaient ouvertes et accueillaient des enfants au moment des prélèvements. Nous avons par exemple exclu de cette liste l’une des crèches fortement polluée mais fermée depuis plusieurs mois lorsque les prélèvements ont eu lieu.
Nous avons eu des premiers éléments de réponse de la mairie de Paris le 25 novembre, et des compléments à nos questions le 30 novembre. La mairie doit encore, au moment de la publication, nous apporter des précisions sur plusieurs établissements pour lesquels des plombémies n’ont pas été recommandées.
L’Académie de Paris n’a pas répondu à nos question