Désinvolture à l’égard de la vérité, absence de scrupule moral, appétit du pouvoir… Depuis la crise ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin 2024, l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron apparaît plus que jamais pour ce qu’il est : autoritaire, toxique, chaotique, fou. Le sociologue Marc Joly a consacré un livre entier à la personnalité du président de la République, dont le titre résume la charge critique : La Pensée perverse au pouvoir (Anamosa, 2024).
L’auteur y réinvestit son expertise sur la perversion narcissique (il est l’auteur d’une thèse à ce sujet) pour comprendre, en résumé, pourquoi Emmanuel Macron ne peut pas laisser la gauche gouverner, et pourquoi il utilisera toutes les ficelles légales pour avoir gain de cause. Pas seulement en raison de « sa fonction objective de président au service du capital », mais aussi d’une « conception uniquement centrée sur lui-même de l’exercice du pouvoir » qui le prive de tout sens de l’altérité.
Marc Joly, auteur de « La pensée perverse au pouvoir ». © Photomontage Mediapart
Mediapart : À la veille d’une censure très probable de Michel Barnier, le président de la République n’est-il pas rattrapé par la « responsabilité » qu’il cherchait à fuir depuis la dissolution de l’Assemblée nationale ?
Marc Joly : En effet, il n’avait pas imaginé que le Nouveau Front populaire (NFP) puisse arriver en tête des législatives. Il s’est retrouvé dès lors dans une impasse, obligé de trouver des subterfuges pour empêcher que cette coalition, bénéficiant du pouvoir réglementaire et enclenchant de nouvelles pratiques parlementaires, revienne sans tarder sur ses principales réformes : une fiscalité qui avantage les grandes entreprises et les plus riches, et une réforme des retraites injuste et repoussée par une immense majorité de la population.
On ne saura jamais exactement pourquoi il a dissous. Le sait-il lui-même ? Mais ce qu’il a peut-être cherché à fuir, c’est la responsabilité de l’échec cuisant de sa politique de l’offre, sur tous les plans : industrialisation de façade, chômage artificiellement résorbé, dilapidation des deniers publics par des aides et exonérations fiscales non ciblées et captées par les grands groupes, explosion du déficit et de la dette, etc. Sans parler de la pauvreté ou du désarroi des fonctionnaires.
Et c’est bien parce qu’il est dans le déni – déni de sa faillibilité, déni de son imposture – qu’il n’a cessé d’encourager ses troupes à compliquer la tâche de Michel Barnier, en refusant toute mesure de justice fiscale ou toute remise en cause des allègements de cotisations patronales.
On a beaucoup critiqué Emmanuel Macron sous l’angle du « narcissisme », mais ce que vous expliquez est plus compliqué. Qu’est-ce qui a conduit à l’impasse démocratique actuelle ?
Non seulement c’est plus compliqué, mais, en plus, c’est un peu trop commode de ne pointer que le « narcissisme » de Macron, à l’instar d’un Alain Minc. Tous les mentors de l’actuel président, Minc, Attali, Jouyet, ont fondamentalement des comptes à rendre sur les conditions qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Macron. Il a été lancé dans le jeu politique par une oligarchie qui poursuivait un objectif : se donner une « gauche » à sa main, si je puis dire, et se débarrasser par conséquent d’une gauche qui nuirait à ses intérêts.
La droite, vers 2016, était en voie de normalisation libérale et européenne. Il fallait qu’il en aille de même à « gauche » : c’est ce qui explique le soutien dont a bénéficié Macron de la part des médias détenus par les forces d’argent, dès 2014-2015. Le fiasco Fillon, la montée de Marine Le Pen, l’influence grandissante de Mélenchon sur la gauche, tout cela a conduit l’oligarchie à troquer l’idéal d’une alternance « pacifique » gauche-droite pour, de fait, un idéal de parti unique, reléguant définitivement les « extrêmes » dans l’opposition.
Cette implication antidémocratique, Macron l’a mise pleinement en lumière : aussi solidaire et dépendant soit-il du capital privé qui a favorisé sa mise sur orbite, il prend au pied de la lettre le fantasme monarchique de la Ve République. Il est donc assez amusant de lire les lamentations d’Alain Minc. Comment pouvait-on douter de la folie narcissique et de la puissance de déni pervers d’un candidat qui déclara : « Parce que je veux être président, je vous ai compris et je vous aime » ?
Pourquoi est-il invraisemblable qu’Emmanuel Macron se décide à appeler le NFP à gouverner, même dans les termes posés par le Parti socialiste, qui plaide pour un « parlementarisme renouvelé » ?
Vous faites bien de dire « NFP », et non pas « gauche », contrairement à la quasi-totalité des éditorialistes et des journalistes qui pensent ainsi pouvoir réactiver l’hypothèse Bernard Cazeneuve ! Outre qu’il coûte cher à la collectivité, comme éphémère ancien premier ministre qui estime devoir se faire financer déplacements et frais de personnel – hors sécurité – en dépit d’une profession très rémunératrice [selon un rapport parlementaire révélé par Politico – ndlr], il n’a pas soutenu le NFP et ne devrait donc même pas entrer en ligne de compte. C’est juste une question de cohérence minimale.
Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse à Paris, le 12 juin 2024. © Photo Eliot Blondet / Abaca
Pour Macron, nommer aujourd’hui à Matignon une personnalité issue du NFP reviendrait à reconnaître qu’il a fait perdre près de cinq mois au pays, et que la série d’arguments qu’il a avancés pour ne pas faire ce que la logique imposait n’était que de pauvres prétextes, des manœuvres dilatoires assez grossières.
Tout le problème est là : il n’a pas fait les choses dans l’ordre, car sa fonction objective est d’empêcher une coalition comme le NFP de gouverner, et car l’idée grandiose qu’il se fait de lui-même s’oppose non seulement à la reconnaissance de ce fait, mais à la « normalisation » de sa politique comme une variante peu originale de la droite libérale-autoritaire.
Dans ces conditions, il ne peut que s’enfoncer encore plus dans le déni. Au-delà de la Macronie, cela a des répercussions sur toute notre vie politique. Tout est faussé. Faut-il rappeler que la lettre envoyée par Lucie Castets cet été n’a pas reçu de réponse de la part de Gabriel Attal ? Il a même refusé de la prendre au téléphone.
Parmi les « options stratégiques » évoquées pour Matignon, le nom de François Bayrou revient. Vous parlez de leur relation dans votre livre. Qu’ont-ils en commun qui rendrait ce choix vraisemblable ?
Oui, je cite en effet le témoignage exclusif de l’historien Patrick Weil. Il s’est entretenu au téléphone avec Bayrou, quelques jours avant le ralliement de ce dernier à Macron, le 22 février 2017. Les paroles que lui a tenues le maire de Pau ne laissaient pas présager un tel ralliement : « Je sais que c’est un pervers narcissique. » Je consacre de longs développements dans mon livre à la relation Bayrou-Macron. Ils ont en partage la même vision simpliste, mégalomaniaque et autocentrée du « système politique » français et de la fonction présidentielle. Le même verbalisme, aussi, à propos notamment du mythe d’une « souveraineté européenne ».
Et leur fantasme commun du « dépassement » laisse pareillement dans l’ombre la question de l’alternance démocratique. Leur relation a quelque chose d’assez malsain. Bayrou vit par procuration ce qu’il aurait rêvé de faire : abattre les « citadelles » du PS et de la droite. Macron sait qu’il doit le « traiter ». Dans une version intermédiaire de mon manuscrit, je notais que s’il ne devait en rester qu’un sur le radeau à la dérive du macronisme, ce serait lui, Bayrou.
Vous concluez en disant qu’Emmanuel Macron ne démissionnera jamais de son plein gré. Pourquoi ?
Parce qu’il est incapable de se représenter la fin de son pouvoir et que, dans son for intérieur, il se demande encore comment faire un troisième mandat d’affilée, ou comment préparer un retour en 2032. C’est son obsession. Cela va au-delà de l’habituelle difficulté des personnes de pouvoir à passer la main. Car cela va de pair avec une inaptitude profonde à s’inscrire dans l’histoire, dans une tradition, à tisser des liens avec le passé et avec autrui – si ce n’est sur le mode du théâtre, des commémorations en grande pompe. Il suffit de lire et d’écouter les macronistes : on dirait que le monde a commencé pour eux avec Macron. Leur vide est vertigineux.
Si la gauche parvient à ne pas se morceler, comme Macron l’escomptait après les européennes, a-t-elle une chance de résister à son entreprise destructrice ?
Le NFP, représentant en gros un ensemble d’aspirations relativement homogènes et potentiellement plus interclassistes que n’importe quel autre bloc, n’a pas d’avenir sans La France insoumise. Cela est peu discutable. C’est un premier point.
J’y insiste parce que résister à « l’entreprise destructrice » de Macron, comme vous dites, c’est d’abord s’entendre sur une stratégie commune de résistance au rouleau-compresseur des médias dominants, et à tous ces délires, très intéressés, qualifiant LFI de « premier parti antisémite de France ».
Si j’essaye de synthétiser les aspirations moyennes de l’électorat favorable au NFP et à l’union de la gauche autour d’un programme de rupture avec le macronisme et tout ce qu’il symbolise, je dirais aussi qu’il y a un préalable à tout : sortir du présidentialisme. Donc proposer immédiatement des réformes constitutionnelles en ce sens et s’engager à mettre fin au minimum au pouvoir de dissolution du président et à l’article 16.
Il me paraît inconcevable qu’on puisse se présenter à l’Élysée sans prendre un tel engagement. Et on pourrait même imaginer un ticket avec une personnalité désignée pour Matignon, laquelle, elle, s’engagerait à ne pas utiliser l’article 49-3. Il serait temps, ensuite, de faire naître un véritable régime parlementaire.
Mathieu Dejean