The Conversation - L’offensive massive lancée par les adversaires du régime d’Assad contre Alep vous a-t-elle surpris, ou bien fallait-il s’y attendre au vu du contexte international ?
Thomas Pierret - Dans les semaines qui ont précédé l’attaque, plusieurs articles parus dans la presse syrienne d’opposition ont évoqué une attaque imminente contre Alep. La plupart des journalistes et analystes syriens n’ont pas pris ces rumeurs au sérieux et, je le reconnais, moi non plus. Il ne semblait pas très sérieux d’imaginer que HTS soit en mesure de prendre Alep. D’autant que le chef de HTS, Al-Joulani, avait déjà fait quelques déclarations de ce type au cours des mois précédents. Les observateurs y voyaient des fanfaronnades.
J’ai donc été surpris le 27 novembre. A posteriori, on peut voir une logique dans le timing de cette offensive : affaiblissement des Iraniens, quasi-destruction du Hezbollah au Liban… le moment était propice. Il n’empêche que la surprise a été réelle. Et ce qui a peut-être été encore plus surprenant, c’est que la défense mise en place par le régime autour d’Alep s’est effondrée comme un château de cartes.
Pourtant, précisément du fait des rumeurs que je viens d’évoquer et qui s’étaient multipliées dans les mois précédents, le régime avait déployé des renforts dans la région. Mais il avait nettement sous-estimé à la fois l’ampleur de l’attaque et le degré de déréliction de ses propres forces. La 30e division, qui était là pour défendre Alep, s’est révélée être dans un état lamentable, minée par la corruption et les désertions. On sait que des soldats ont pu payer leurs officiers pour prendre des permissions prolongées. Les capacités et la combativité de cette division étaient donc très restreintes, et elle n’a opposé qu’une faible résistance à l’attaque conduite par HTS et ses alliés.
De qui parle-t-on précisément quand on parle de HTS ? S’agit-il d’une espèce de prolongement du Front al-Nosra, d’Al-Qaida en Syrie ?
Quand on parle de HTS, on parle, tout d’abord, d’une organisation qui est beaucoup plus centralisée que le Front al-Nosra, qui avait déjà à sa tête Al-Joulani, et dont HTS est issu. Au sein d’Al-Nosra, qui a été de 2013 à 2016 la branche syrienne d’Al-Qaida, il y avait des factions avec des orientations stratégiques et idéologiques assez différentes.
En 2016, il y a eu une rupture formelle des liens avec Al-Qaida, et après un certain nombre de réorganisations, HTS a émergé en 2017, avec un agenda clairement national, centré sur la Syrie, sans dimension djihadiste à vocation planétaire. De leur côté, les purs et durs pro-Al-Qaida qui refusaient la rupture ont créé leur propre organisation (Hurras al-Din), mais Al-Joulani a rapidement réussi à la réduire à peau de chagrin, que ce soit par la violence ou, surtout, par l’accaparement de ressources. Et dans le même temps, les Américains, avec de multiples frappes de drones, ont totalement décimé cette organisation parce que à leurs yeux, ils avaient affaire à Al-Qaida, une menace terroriste transnationale. En revanche, les Américains n’ont à peu près jamais ciblé HTS.
Pour Al-Joulani, la première étape a donc consisté à se débarrasser des djihadistes purs et durs qui voulaient absolument poursuivre le djihad mondial. Il y avait un certain nombre d’étrangers dans la région d’Idlib (notamment des Tchétchènes, des Ouïghours et des Ouzbeks) ; Al-Joulani leur a proposé un choix très simple. Ils pouvaient demeurer au sein de HTS, devenant alors une sorte de légion étrangère dénuée de toute autonomie et vouée à obéir aux ordres venus d’en haut. Ou alors ils pouvaient partir – une partie des Tchétchènes sont d’ailleurs allés combattre en Ukraine contre les Russes, les médias en ont parlé. S’ils restaient à Idlib et persévéraient dans leur ambition djihadiste internationale, ils s’exposaient à être mis aux arrêts par les hommes d’Al-Joulani.
HTS n’a donc pas d’autre ambition que combattre Bachar Al-Assad en Syrie ; mais jusqu’où Al-Joulani veut-il aller ? Espère-t-il prendre Damas, le fief du pouvoir de Bachar Al-Assad, et le renverser ?
Dans l’absolu, oui, mais n’oublions pas qu’on parle d’une organisation qui, il y a une semaine, ne contrôlait encore qu’un morceau de la province d’Idlib et rien d’autre.
De quels effectifs HTS dispose-t-il ?
Je n’ai pas de données exactes. Au vu de la superficie sur laquelle ces opérations sont menées, je suppose qu’on parle d’une organisation de plusieurs dizaines de milliers de combattants.
HTS n’est pas l’unique acteur des opérations qui se déroulent en ce moment. Il y a aussi l’Armée nationale syrienne (ANS), qu’on présente généralement comme « des rebelles modérés »…
Effectivement, il y a des factions de l’ANS qui participent à ces opérations. Très schématiquement, on peut situer les djihadistes étrangers, que j’ai déjà cités, à droite de HTS, et l’ANS, plus modérée, à gauche.
Par le passé, en 2017 et 2019, les groupes issus de l’ancienne Armée syrienne libre ont affronté HTS et ont perdu. Après leur défaite militaire, ils se sont vu proposer les mêmes conditions que les djihadistes étrangers favorables à Al-Qaida : vous pouvez rester, mais vous n’avez plus aucun rôle politique. La gestion politique d’Idlib, c’est nous. Si vous voulez rester combattre sur le front, vous êtes les bienvenus, mais vous nous obéissez. Ces groupes conservent une indépendance formelle. Ils ne font pas partie de HTS, mais dans le cadre de l’opération actuelle, ils sont complètement intégrés dans la chaîne de commandement.
En revanche, une deuxième opération a été lancée trois jours après le début de l’opération de HTS, exclusivement par des factions de l’ANS, venues du nord de la province d’Alep, vers le nord et l’est de la ville d’Alep. Ces groupes sont très disparates – on y retrouve des locaux, qui ont toujours résidé dans le nord de la province d’Alep, mais aussi des gens d’autres provinces, qui se sont opposés au régime et ont été chassés par ce dernier ; parmi eux, il y a des gens relativement modérés, mais aussi des personnes que l’on pourrait qualifier d’islamistes, plus proches des salafistes ou des Frères musulmans que des djihadistes. Et puis, on retrouve aussi au sein de l’ANS des groupes commandés par des Turkmènes qui se réclament d’une sorte de nationalisme turcique. En tout cas, la principale distinction par rapport à HTS, c’est que les groupes de la très hétéroclite ANS ne sont pas issus du djihadisme international (bien que, je le répète, HTS a rompu ses liens avec le djihadisme international) et qu’ils sont, en outre, directement financés par la Turquie.
Tous ces groupes considèrent-ils que la Syrie, en tout état de cause, doit continuer d’exister dans ses frontières actuelles ?
Les groupes rebelles commandés par des Turkmènes dont je viens de parler sont proches des nationalistes turcs d’extrême droite, ceux du parti MHP, qui tiennent un discours pratiquement annexionniste. Ainsi, ce mardi, le leader du MHP, Devlet Bahçeli, a déclaré : « Alep est une ville turque. »
Les Turkmènes de Syrie se sont rapprochés de ce parti politique turque parce qu’ils ont compris qu’ils pouvaient ainsi se rapprocher de milieux susceptibles de leur fournir un soutien important. En plus, depuis des années maintenant, le MHP est en coalition gouvernementale avec Erdogan, de sorte que s’en rapprocher est très utile.
Reste qu’arracher à la Syrie un bout de son territoire, ce n’est pas du tout la ligne de l’État turc, y compris sous la gouvernance d’Erdogan, parce que la Turquie est très attachée, sur le plan du droit et de la forme, à l’intégrité du territoire syrien. Pour une raison très simple : la principale inquiétude d’Ankara, c’est l’indépendantisme kurde, qui concerne la Syrie, mais aussi l’Irak et bien sûr la Turquie elle-même. D’où l’attachement turc à l’intangibilité des frontières.
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Justement, les Kurdes participent-ils d’une façon ou d’une autre aux opérations actuelles en Syrie ?
Les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui sont essentiellement dominées par les Kurdes, ont d’abord brièvement essayé d’en profiter. Et puis, elles en ont vite été les victimes.
Je m’explique. Comme l’effondrement du régime a été plus rapide que l’avancée des rebelles, il y a eu, pendant une journée ou deux, une espèce de vide à l’est d’Alep : les combattants des FDS sont entrés dans cette région et notamment dans l’aéroport international d’Alep. Mais face à l’avancée des rebelles, ils ont vu qu’ils ne faisaient pas le poids et se sont vite retirés.
Je reviens à cette deuxième opération, celle qui a été est lancée par l’ANS, évoquée tout à l’heure. Elle avait pour principal objectif (désormais réalisé) la prise d’une ville, Tel Rifaat, située juste au nord d’Alep – une ville ethniquement arabe, mais contrôlée depuis 2016 par les FDS.
Il y avait dans cette région du nord d’Alep une espèce d’entremêlement des FDS et des forces du régime. Leur intérêt commun était d’empêcher les forces soutenues par la Turquie d’y progresser. Mais, maintenant, Alep est tombée. C’est pour cela que je dis que les FDS, en fait, ont été assez vite victimes de cette opération. Se pose maintenant la question du devenir de ce grand quartier turc d’Alep qui se nomme Sheikh Maqsood, un très grand quartier populaire à population kurde et défendu par des combattants kurdes.
HTS veut-il prendre ce quartier par la force ?
Je pense qu’on en est à une phase de pourparlers. Ce serait déraisonnable pour tout le monde, je crois, d’engager un combat là-bas. Enfin, pour l’instant. On verra si HTS va tolérer que les combattants kurdes y restent déployés avec leurs armes…
Mais en tout cas, les Kurdes ne vont pas s’opposer à HTS et à ses alliés si ceux-ci continuent leur descente vers le sud…
D’abord, ils n’en ont pas les moyens. Et puis, quand on descend vers le sud, on s’éloigne vite de toute zone d’activité des FDS. Ces derniers ne se sentent même pas concernés par le sort de Hama, que les rebelles viennent de prendre. Dès lors, une espèce d’entente tacite semble possible entre HTS et les FDS : ces deux forces ne sont pas, pour l’instant, intéressées par les mêmes régions de Syrie. HTS voulait prendre la ville d’Alep et foncer vers le sud. Les Kurdes, eux, s’intéressent à la vallée de l’Euphrate. Cela dit, à terme, HTS a une vision nationale, qui inclut l’ensemble du territoire syrien. Donc s’ils prennent un jour le pouvoir – évidemment, on n’y est pas encore –, à un moment ils vont regarder vers l’Est… Ajoutons que HTS, en partie, et ses alliés de l’ANS, totalement, sont liés aux Turcs ; ils peuvent donc difficilement s’allier aux FDS.
Concrètement, qui soutient HTS ?
Il y a certaines formes de soutien turc assez indirectes. Le seul pays du Golfe auquel il reste un minimum de bienveillance vis-à-vis de HTS, est le Qatar. Les autres puissances du Golfe détestent cordialement HTS, comme toute forme d’islamisme contestataire, et je suis certain qu’ils préféreraient une victoire d’Assad plutôt qu’une victoire de HTS.
Quelle analyse faites-vous de la réaction du régime de Damas et de ses protecteurs extérieurs ?
Des renforts ont été envoyés à Hama, notamment la 25e division, qui est l’une des forces d’élite du régime. Cet effort a échoué puisque la ville est tombée ce vendredi. De leur côté, les Russes bombardent, mais on n’est quand même pas, pour l’instant, au degré d’intensité de bombardements qu’on a pu voir à d’autres époques, je pense à 2019 ou 2016. Est-ce par manque de volonté ou y a-t-il des considérations tactiques ? Le fait est que les régions potentiellement à bombarder deviennent de plus en plus étendues…
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De plus, le corps expéditionnaire de l’aviation russe en Syrie semble avoir été fortement réduit, du fait des besoins en Ukraine (même si les analystes ne sont pas tous d’accord sur ce point). Ajoutons qu’on entend beaucoup de déclarations fracassantes, notamment venant d’Irak, aussi bien de la part de chefs paramilitaires que de représentants de l’État irakien. Mais à ce stade ces déclarations ne sont pas suivies d’effets. La priorité des Irakiens, et aussi des Iraniens, est défendre le corridor qui s’étend de la frontière irakienne au niveau de Boukamal jusqu’à la ville de Damas, laquelle se trouve à proximité immédiate du Liban. Pour Bagdad et pour Téhéran, il s’agit de la zone à défendre absolument, puisque c’est le lien terrestre avec le Hezbollah.
Si Damas, et notamment ses lieux saints comme le tombeau de Zeinab, est menacé, alors l’Iran pourrait intervenir directement. Voir les rebelles approcher de Damas redonnerait à Téhéran une raison de projeter ses forces à l’étranger. Si le Hezbollah libanais est totalement neutralisé, alors l’énorme appareil militaire iranien, qui sert à projeter la force armée de l’Iran à l’étranger, va devoir se trouver d’autres raisons d’être. Défendre Damas pourrait en être une. L’Iran pourrait ainsi envoyer ses troupes directement, ou utiliser les forces paramilitaires irakiennes, qui sont très nombreuses. Celles-ci n’ont pas été déployées au Liban pour soutenir le Hezbollah face à Israël parce que cela n’aurait servi à rien : les combattants irakiens auraient été défaits eux aussi. Mais ces troupes pourraient être envoyées en Syrie pour se confronter à HTS.
Pour finir, à ce stade, quel scénario vous semble le plus probable sur l’échelle des possibilités qui va, schématiquement, d’un effondrement du régime d’Assad à une destruction totale de HTS et de ses alliés ?
Un scénario intermédiaire semble le plus envisageable : une espèce de stabilisation de la ligne de front, ou un enlisement dans le centre de la Syrie. Je vois mal HTS continuer sa marche triomphale vers le sud, ne serait-ce qu’à cause de la Russie qui tient à ses bases maritimes, navales et aériennes sur la côte méditerranéenne syrienne.
Sans oublier que des pays comme les Émirats et l’Arabie saoudite ou encore l’Égypte ne veulent absolument pas voir HTS à Damas. Ils préféreraient encore que la Syrie devienne une province iranienne !
De plus, quand on arrive au milieu de la Syrie, dans les provinces de Hama et de Homs, on se retrouve dans des zones dont le paysage démographique est assez différent de celui du nord. Les régions du nord de la Syrie sont presque à 100 % sunnites. Quand les combattants de HTS libèrent ces régions-là, ils libèrent leurs propres localités, leurs propres maisons. On a vu de nombreuses vidéos où des combattants rentrent chez eux et retrouvent leur mère. Au nord, les rebelles sont chez eux, donc. Mais quand on arrive au milieu de la Syrie, on se retrouve face à un mélange de localités alaouites, parfois chiites, chrétiennes, où le régime dispose de réseaux paramilitaires très bien implantés depuis des années, avec des gens prêts à se battre – en tout cas beaucoup plus que les soldats qui étaient déployés à Alep.
Enfin, plus on se rapproche de Damas, plus le régime peut concentrer les moyens militaires qui lui restent pour défendre une région qui serait de moins en moins étendue.
Quant au scénario d’un effondrement de HTS, il est imaginable, mais compliqué : imaginons que les Russes obtiennent un cessez-le-feu en Ukraine et décident de renvoyer leurs avions raser Alep pour faire fuir les rebelles, et que dans le même temps les Irakiens envoient 100 000 paramilitaires chiites… Mais à ce degré d’escalade régionale, je pense que la Turquie serait fortement tentée de contre-escalader, parce que dans ce scénario là, elle récupérerait sur son sol 1 ou 2 millions de réfugiés en plus. Et pour Ankara, c’est impensable. On l’a vu en 2020, quand une offensive des forces du régime de Damas est arrivée à quelques kilomètres de la ville d’Idlib. Idlib allait tomber, et les Turcs ont pris part aux combats. Ce furent les batailles les plus meurtrières de toute la guerre pour l’armée syrienne. Les Turcs ne laisseront pas le régime de Damas envahir ces zones du nord et envoyer par ricochet des millions de personnes supplémentaires vers la Turquie.
En tout état de cause, si la Syrie était un peu sortie des priorités des décideurs internationaux et des médias du monde entier, elle vient de revenir avec fracas sur le devant de la scène et il va falloir suivre de près ce qui s’y passera dans les prochains jours, dans les prochaines semaines voire à plus longue échéance.
Thomas Pierret, Chargé de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)
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