Le Japon devient-il moins « japonais » ? Une question qui taraude les sociétés riches lui a longtemps été étrangère : la montée des inégalités sociales. Or celles-ci sont désormais au cœur du débat politique nippon. Couplée à une série de faux pas et à un projet « néonationaliste » de réforme de la Constitution - qui ne semble pas une priorité pour l’opinion -, l’apparente inattention du gouvernement de Shinzo Abe aux préoccupations de beaucoup de Japonais a été une des causes de la défaite du Parti libéral démocrate (PLD) aux élections sénatoriales de juillet. Parmi ces soucis figurent les inégalités sociales.
Les disparités sont aujourd’hui d’autant plus durement ressenties que le Japon a longtemps été une société relativement égalitaire : écart réduit des revenus, mobilité sociale comme facteur d’intégration et politique de compensation palliant les excès du productivisme. Une répartition équilibrée des retombées de l’expansion que reflétait le sentiment de la majorité d’appartenir à la classe moyenne. La « bulle économique » (inflation des actifs) de la seconde moitié des années 1980 puis le coût social de son éclatement ont eu raison de cette perception.
Aux disparités régionales entre pôles de croissance et campagnes en voie de paupérisation s’ajoutent les inégalités entre les individus qui, selon l’OCDE, augmentent plus vite que dans le reste des pays industrialisés. Dues partiellement au vieillissement de la population, elles frappent aussi une partie des jeunes qui ne trouvent que des emplois à durée déterminée ou des petits boulots. L’abandon, au début des années 2000, des plans de relance, aussi coûteux qu’inefficaces, était une nécessité. Mais la politique néolibérale qui a suivi, sans filet social suffisant, a accentué plus qu’elle n’a ralenti la montée des inégalités, sensibles depuis l’éclatement de la « bulle spéculative ».
Capitalisant sur le mécontentement des laissés-pour-compte de la reprise, le chef de l’opposition démocrate, Ichiro Ozawa, a « renversé la vapeur » de la priorité au réformisme des années Koizumi, le prédécesseur de M. Abe de 2001 à 2006. Le capitalisme de marché est bon pour ceux qui ont la capacité de survivre, a fait valoir M. Ozawa, mais ses excès doivent être rectifiés afin que chacun puisse avoir une vie décente. Un message entendu par l’électorat et désormais largement repris par la presse car la « nouvelle pauvreté » touche des catégories sociales importantes : sans-abri, jeunes, femmes divorcées, personnes âgées.
Au cours de l’expansion des années 1960-1980, le Japon passait pour pratiquer un « capitalisme communautaire » par son souci de trouver un équilibre entre efficacité économique et justice sociale sous la houlette étatique. Aujourd’hui, après la vague de déréglementations et de privatisations animée d’une aversion toute « thatchérienne » pour le secteur public, il s’emploie à reconstruire une société plus équitable et solidaire. Le mot kyosei (symbiose) est l’expression du jour : un contrepoint au « tout-marché » mettant l’accent sur la dépendance mutuelle des différentes composantes de la société et non pas sur une accentuation de la compétition entre celles-ci.
« Le Japon a gagné en efficacité mais il a régressé en termes d’égalité. Et il doit se poser la question de l’équilibre entre l’inégalité comme facteur d’efficacité, stimulant la compétition, et l’inégalité comme facteur de régression, réduisant par exemple l’accès à l’éducation de jeunes en raison de la diminution des revenus des parents », estime l’économiste Toshiaki Tachibanaki, auteur de plusieurs livres sur les nouvelles disparités sociales.
Le patronat nippon, qui a toujours fait de la stabilité sociale une condition de la compétitivité, est également conscient des « dérives » d’un réformisme managérial trop radical. La réduction des effectifs stables par l’embauche massive d’employés temporaires, moins qualifiés, est en effet à l’origine de défaillances en matière de qualité des produits. Et les entreprises tendent à revenir à des méthodes de gestion plus adaptées à la société japonaise.
DOCTE LEÇON DE REDRESSEMENT
Au lendemain de l’éclatement de la « bulle financière », l’économie nippone était devenue une moribonde à laquelle n’était épargnée aucune docte leçon de redressement : déréglementation, primauté de l’actionnariat, petit gouvernement... Les Etats-Unis indiquaient la « voie royale » de sortie de crise. Lentement, le capitalisme japonais a évolué : il est plus différencié dans ses modes de gestion, plus ouvert aux acteurs étrangers et plus autonome vis-à-vis de l’Etat. Plus orientées vers le profit que vers les parts de marché, recentrées sur le métier d’origine, les entreprises ont repensé leurs liens capitalistiques, dégraissé et restructuré leur réseau de sous-traitance. Et le Japon est de retour : il domine aujourd’hui les marchés de la robotique, des écrans plats, des caméras numériques ou des puces électroniques et Toyota est devenu le premier constructeur automobile mondial.
Ses chefs d’entreprise insistent sur le fait qu’il n’y a pas qu’une recette gagnante - anglo-saxonne - pour gérer une économie. Fujio Mitarai, le président du patronat (Keidanren), qui a passé vingt ans aux Etats-Unis pour Canon, reconnaît les mérites de la gestion à l’américaine... tout en les jugeant non transposables tels quels compte tenu du contexte historico-social nippon. « Le Japon a modifié et renforcé son modèle économique plus qu’il n’a adopté les recettes américaines », résume le politologue Steven Vogel, de l’université de Californie.
La vague néolibérale, qui a ouvert la porte à des dérapages - avec des tentatives d’OPA hostiles -, a encouragé des entreprises à imiter les modes de gestion anglo-saxons. Mais les plus performantes d’entre elles l’ont fait avec modération. Toyota et Canon, par exemple, ont maintenu l’emploi à vie (c’est-à-dire garanti) qui permet de renforcer l’esprit d’équipe tout en gagnant en souplesse grâce à l’accroissement du travail temporaire - sans tomber dans les excès du « salariat jetable ». Et nombre d’entreprises qui ont privilégié excessivement le travail temporaire tendent aujourd’hui à retourner aux contrats à durée indéterminée. La fidélisation des employés reste « notre principal atout dans la concurrence mondiale », estime M. Mitarai.
D’autres sociétés ont annoncé un renforcement de la formation interne et se disputent les nouveaux diplômés, conscientes que la principale richesse d’une entreprise reste ses employés, particulièrement dans une société vieillissante qui devra bientôt faire face à une pénurie de main- d’œuvre qualifiée avec la mise à la retraite des générations du « baby-boom » de 1947-1949.