Voilà au moins vingt-cinq ans que la question hante chacune de ses campagnes : une fois au pouvoir, quelle majorité pourrait bien trouver François Bayrou pour gouverner ? Depuis longtemps, le Palois répond sans jamais se lasser : une « nouvelle majorité », « centrale », qui irait « de la droite républicaine à la gauche réformiste ». Douce chimère, raillent ses contempteurs à travers les époques. Le 13 décembre, peu enclin à le nommer, Emmanuel Macron lui fait part du même scepticisme. « Je vais réussir », se voit-il rétorquer, jusqu’à plier.
Il est comme ça, François Bayrou. Sûr de lui et de sa bonne étoile. Une « mystique de la prédestination », écrit Libération en 2007, qui le persuade qu’il est le mieux placé pour sortir le pays de la crise politique dans laquelle il est embourbé. Autour de lui, un cercle d’irréductibles se laisse emporter par sa conviction. Jean-Paul Mattei, le vieil ami pyrénéen devenu député, résume : « Avec François Bayrou, il peut y avoir d’un coup quelque chose de magique qui fait que ce qui n’allait pas marcher finit par se débloquer ».
Huit jours après sa nomination, le camp présidentiel attend encore, dans un mélange d’inquiétude et de cruauté, que la magie Bayrou opère. Le nouveau premier ministre n’a ni gouvernement, ni majorité parlementaire, ni garantie d’éviter le même sort que son prédécesseur, à savoir l’adoption d’une motion de censure. Sur France 2, jeudi soir, il s’est bien gardé d’annoncer une victoire. La composition ministérielle ? « Ça va venir, j’espère », a-t-il prudemment répondu. Quant à la perplexité ambiante sur ses chances de réussite, il a évité de lui opposer trop d’optimisme : « On doit essayer. Je crois qu’on peut y arriver. »
François Bayrou le 19 décembre 2024 sur le plateau de France 2. © Photo Valentine Chapuis / AFP
Entre l’assurance du 13 décembre et l’humilité du 19, le maire de Pau (Pyrénées-Atlantiques) a vu le climat politique s’assombrir autour de lui. Au sommet de l’État, les jours qui passent ont fait poindre une question, formulée ici par le conseiller d’une ministre de premier plan : « Est-ce qu’il ne va pas jeter l’éponge avant même d’avoir composé son gouvernement ? ».Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise (LFI), tente d’installer son idée dans le paysage : « François Bayrou ne passera pas l’hiver ! ».
La conviction des uns et des autres se forge à la lumière des premiers pas titubants du premier ministre. Jour 2 de son bail à Matignon : il quitte précipitamment une conférence de presse sur la situation à Mayotte, laissant ses ministres seuls face aux journalistes. Jour 4 : il prend un jet privé pour aller diriger le conseil municipal de Pau alors que se tient en même temps une cellule de crise à l’Élysée, à laquelle il n’assiste qu’en visio.
Jour 4, toujours : alors que le pays découvre l’ampleur du drame mahorais, il se prononce en faveur d’un rétablissement du cumul des mandats, dont il avait approuvé la suppression dix ans plus tôt. Jour 5 : à l’Assemblée nationale, attaqué sur sa présence à Pau plutôt qu’à Mayotte, il tente d’expliquer que lui et le chef de l’État ne peuvent pas « [quitter] en même temps le territoire national » et s’en prend à ceux qui n’auraient rien dit s’il était à la mairie « du Ve arrondissement ou de Neuilly-sur-Seine ». Dans son bureau, un ministre sortant lève les yeux vers son écran de télévision : « C’était lunaire, cette réponse, non ? ».
Dans les palais du pouvoir, on remarque aussi les arrangements de François Bayrou avec la vérité. Quand il affirme, en réponse à la présidente du groupe LFI Mathilde Panot, avoir participé « de la première à la dernière minute » à la cellule interministérielle de crise, des ministres tiquent. Plusieurs participant·es à la réunion, dont le président de la République, ont bien noté qu’il s’était déconnecté avant la fin des échanges pour parcourir les deux cents mètres qui séparent, dans la cité paloise, la préfecture de la mairie et ouvrir la séance de son conseil municipal.
Comme déconnecté
Pire encore, ses débuts à Matignon font émerger un questionnement, partagé sur tous les bancs ou presque, quant à sa compétence. Lui, le baron de la vie politique française, le triple candidat à l’élection présidentielle, dépassé à l’heure d’accéder, enfin, à une des deux fonctions suprêmes ? « Il découvre que c’est plus dur que prévu, reconnaît un ami de cinquante ans. François pensait que sa personnalité suffirait, d’une certaine manière, à lui ouvrir la voie. »
Plus encore qu’avec Michel Barnier, dont il partage les soixante-treize ans, le sentiment de déconnexion avec la vie politique actuelle est grand chez les interlocuteurs du Palois, dont plusieurs rappellent qu’il a quitté l’Assemblée nationale il y a douze ans et qu’il n’a été ministre qu’un mois sur les vingt-cinq dernières années. Après avoir échangé avec lui, un cadre de la droite lance, l’air halluciné, à ses collègues : « À côté, Barnier, c’était Obama ! ». Chez ses plus vieux compagnons de route, on fait même remonter à la surface la réputation du leader centriste, pas le genre à s’enfermer des heures pour bûcher ses dossiers. « C’est un intuitif, un littéraire », euphémise un proche.
Jeudi, face aux responsables des partis politiques qu’il réunit à Matignon, le chef du gouvernement aborde en préambule la situation à Mayotte et l’urgence de la reconstruction. Il faudra une loi spéciale, confirme-t-il, dont il a pu estimer le coût grâce à… des entrepreneurs des Pyrénées qu’il connaît bien. À Matignon, il tente un calcul qu’il réédite le soir sur France 2 : « Vous pouvez difficilement remplacer un toit à moins de 60 ou 80 000 euros et comme il y a au moins 80 000 maisons atteintes », la loi devrait coûter 4 à 5 milliards d’euros.
Alors que l’urgence est à la présentation d’un projet de loi de finances pour 2025, l’entourage de François Bayrou suscite aussi les inquiétudes du camp présidentiel. Huit jours après sa nomination, l’élu de Pau n’a nommé qu’une poignée de fidèles à ses côtés. Pour diriger son cabinet, il a refusé tous les noms proposés par l’Élysée et opté pour un de ses proches, Nicolas Pernot, dont le profil a pour le moins surpris dans la haute fonction publique. Directeur des services de la région Grand Est, l’homme accompagne François Bayrou de près ou de loin depuis quarante ans, mais il n’a que peu d’expérience de la gestion de l’État et de son budget.
Le premier ministre, « méfiant par nature et qui fonctionne à la loyauté » selon l’ami cité plus haut, a obéi à la même logique pour nommer sa conseillère parlementaire, Séverine de Compreignac, ancienne secrétaire générale du groupe MoDem à l’Assemblée nationale et son chef de cabinet, Pierre-Emmanuel Portheret. Le haut fonctionnaire est un proche parmi les proches, qui a dirigé les campagnes, les cabinets et les partis de François Bayrou. Il a été relaxé en février dernier dans l’affaire des assistants européens du parti ; au procès, il avait fini son audition en larmes, réconforté par son mentor.
C’est avec cette petite équipe, à laquelle il faut ajouter le binôme formé par les fidèles Marc Fesneau et Patrick Mignola, que François Bayrou s’attelle à ses urgences : gérer la crise à Mayotte, former un gouvernement, trouver une majorité, préparer un budget. Le point 2 est en cours de finalisation, assure-t-on à Matignon. Entre le retour du président de la République et Noël, la fenêtre de tir est réduite – dimanche soir ou lundi – mais elle existe.
Avec Wauquiez, Darmanin et Retailleau ?
Le casting, lui, est en train de s’affiner. François Bayrou veut un gouvernement de « gros poissons » de la politique et il est en passe de l’obtenir. Il a reçu longuement Xavier Bertrand quelques jours avant sa nomination, il s’acharne à convaincre Laurent Wauquiez et Gérald Darmanin de reprendre du service, il a approché Élisabeth Borne, il a publiquement dit son souhait de conserver Bruno Retailleau… Rachida Dati et Catherine Vautrin s’imaginent, elles aussi, poursuivre leur mission.
Pour leurs collègues du gouvernement démissionnaire, l’affaire est moins claire. Un ministre jure n’avoir « aucune nouvelle, rien ». Un autre a fait passer le message par tous les canaux qu’il a trouvés autour de François Bayrou : il veut rester. Dans les cabinets, le flou commence à tendre les uns et les autres. « Est-ce qu’on va devoir chercher du boulot dans quelques jours ? Ou, au contraire, reprendre du service le jour de Noël et annuler nos vacances ? s’interroge un conseiller ministériel. C’est pesant. »
Pas besoin d’attendre le casting, en revanche, pour connaître la couleur globale. Le gouvernement d’union rêvé par François Bayrou avec un tiers de centristes, un tiers de personnalités de droite et un tiers de personnalité de gauche ne verra pas le jour. La future équipe ministérielle ressemblera moins au gouvernement des trois tiers qu’au premier gouvernement Thiers, celui de 1836, une copie du précédent qui tente de donner l’illusion de s’ouvrir au centre-gauche.
En la matière, François Bayrou a essuyé refus sur refus, comme le racontait Mediapart vendredi. De la même façon que son prédécesseur, qui avait nommé Didier Migaud à la justice, il devrait s’en tenir à des personnalités ayant quitté les rives du socialisme de longue date, comme l’ancien ministre François Rebsamen, soutien d’Emmanuel Macron depuis 2017.
Habile, la direction du parti Les Républicains (LR) a menacé toute la semaine de ne pas participer au gouvernement si elle n’obtenait pas plus de garanties. Pour ne pas perdre son principal allié, le chef du gouvernement a offert à Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau les engagements qu’ils attendaient. Impossible, dès lors, d’imaginer le Parti socialiste (PS) y entrer. « Ça ne créerait que de la confusion et la confusion nourrit le populisme », a lancé Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, jeudi face à Laurent Wauquiez.
Pour faire plier le PS, un chantage à la stabilité
À rebours du mal qu’il a toujours dit du « déséquilibre » dans la formation d’un exécutif, François Bayrou devrait donc annoncer un gouvernement bien à droite, peut-être plus encore que le précédent. Cela lui permettrait au moins de sauver les apparences et de se donner un peu de répit. Sans répondre, toutefois, à la seule question qui vaille : comment éviter d’être renversé comme Michel Barnier, alors que des motions de censure ne manqueront pas d’être déposées après sa déclaration de politique générale le 14 janvier ?
Là-dessus, rien n’a bougé. Son ordre de mission était pourtant clair : sortir de la main du Rassemblement national en topant avec le PS sur les conditions de sa bienveillance. Face à des leaders socialistes pourtant largement ouverts à la négociation, François Bayrou est venu les mains quasiment vides. Sur le fond, une promesse de rediscuter à l’automne de la réforme des retraites… sans la suspendre. Sur la forme, une volonté de ne pas utiliser le 49-3 « sauf blocage » ; autrement dit, un engagement qui ne coûte pas cher, le 49-3 étant par nature dégainé dans une situation de blocage.
Comment faire bouger le PS avec si peu ? « C’était intéressant mais on ne voit pas bien le programme », lance Boris Vallaud, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, avant que François Bayrou ne clôture la réunion de Matignon. De retour au Sénat, son homologue Patrick Kanner confie son désarroi. « On est censé dire quoi à nos gars ? Il doit nous parler un langage plus socialiste, nous parler de précarisation, de services publics… »
Au fond, François Bayrou est persuadé, comme beaucoup dans le camp présidentiel, que le PS n’osera pas appuyer une deuxième fois sur le bouton de la censure. « Je crois qu’ils ont envie de ne pas aller à la catastrophe », a-t-il dit en juin sur France 2. Un cadre du précaire socle commun enfonce le clou en privé : « Si le PS ne joue pas le jeu, ça sera massacre à la tronçonneuse à la prochaine élection. Ils tomberont comme nous. » Une forme de chantage à la stabilité qui n’a, pour l’instant, pas suffi à faire plier la gauche non insoumise.
Ilyes Ramdani