Ce dimanche 15 décembre, les vieilles pierres de Compostela ont tremblé devant des milliers de voix scandant unanimement « Altri Non ». Une marée humaine a inondé les rues de Compostela lors de la plus grande manifestation depuis le 1er décembre 2002, qui s’était tenue à l’époque sous le slogan « Nunca Más » (Plus Jamais Ça). Plus de 100 000 personnes venues de toute la Galice, par bus, trains et routes bondées, ont manifesté leur opposition à la plus grande catastrophe écologique qui menace le pays.
Comment en est-on arrivé à cette manifestation historique contre le projet d’une macro-cellulose à Palas de Rei (Lugo) ?
L’appel est venu de deux plateformes, la Plateforme Ulloa Viva et la Plateforme pour la Défense de la Ría de Arousa, qui mobilisent et sensibilisent depuis des mois sur cette menace. Le projet Gama, promu par Greenfiber, dont la multinationale portugaise Altri et le capital galicien de Greenalia sont actionnaires, a été présenté il y a 2 ans, mais c’est au cours de cette dernière année que la lutte a commencé lorsqu’il a été découvert que ce qui avait été initialement vendu comme une bio-usine de fibre textile écologique était en réalité une macro-cellulose prévoyant la production de 400 000 tonnes de cellulose et 250 000 de lyocell, une fibre semi-synthétique à base de cellulose de bois extraite de l’eucalyptus.
La Plateforme Ulloa Viva a effectué un travail de « fourmis » dans la zone touchée, expliquant aux riverains les conséquences du projet et réfutant les arguments des représentants de l’entreprise lors des réunions qu’ils organisaient pour le promouvoir. Cette accumulation de forces a conduit au premier grand événement de mobilisation, une manifestation qui a surpris beaucoup de monde à Palas de Rei le 26 mai, rassemblant plus de 20 000 personnes. Les images de ce qui s’est passé ce dimanche-là ont démoli le mythe d’une Galice rurale sans défense et docile et ont montré le haut niveau d’opposition qui existait dans la région et même comment la contestation sociale atteignait les parties les plus éloignées du pays. Tout cela malgré la tentative grossière du maire du PP d’empêcher l’afflux de manifestants en fermant tous les parkings de la municipalité. 15 jours plus tard, le 13 juin, est venue une autre image iconique, la manifestation maritime dans la Ría de Arousa avec 300 bateaux de pêche artisanale escortant le brise-glace de Greenpeace Arctic Sunrise, montrant une alliance entre l’écologisme et le secteur maritime et l’opposition des confréries de pêcheurs et de pêcheuses de fruits de mer à un projet qui entraînerait la mort de la Ría et la perte de milliers d’emplois. Par la suite, le 30 juin, une chaîne humaine a été organisée autour de la Xunta à Compostela.
La mobilisation avançait, avec l’émergence d’un écologisme populaire, large et inclusif, avec la Plateforme Ulloa Viva comme référence d’auto-organisation. Cette plateforme rassemble une nouvelle génération issue du noyau rural de Galice, et est dirigée principalement par des jeunes femmes travailleuses, avec une grande capacité d’organisation et de communication et capables de tisser des alliances avec d’autres organisations et luttes. Son fonctionnement interne est très intéressant, avec un noyau promoteur articulé autour du groupe Simiente et une procédure d’assemblée avec des nœuds locaux qui se sont même étendus à de nombreuses villes de Galice. Les groupes de base, appelés groupes vivants, délibèrent sur chaque décision et la somme de leurs opinions est mise en pratique par le conseil d’administration.
Mais que représente le projet d’Altri et pourquoi suscite-t-il tant d’opposition ?
Nous sommes face à l’un des plus grands exemples de capitalisme prédateur par les dommages écologiques et sociaux qu’il entraîne. Il s’agit d’une macro-cellulose de 360 hectares (la plus grande d’Europe, 10 fois plus grande qu’Ence), qui prévoit de prélever 46 millions de litres d’eau du fleuve Ulla chaque jour (dont 30 seraient restitués, à une température plus élevée et qui se déverseraient dans la Ría de Arousa), de promouvoir la monoculture d’eucalyptus (comme alternative au moratoire au Portugal) et qui aurait un impact très négatif sur l’économie locale environnante.
Si l’usine voit le jour, à quelques centaines de mètres des habitations et des fermes seront installées trois chaudières pour l’incinération du bois, deux générateurs électriques, une usine de regazéification de gaz liquéfié et une cheminée de 75 mètres qui rejettera dans l’atmosphère autant de dioxyde de carbone que celui émis par 21 500 voitures.
L’impact environnemental d’un projet comme Altri serait plus que suffisant pour s’opposer à son installation, mais c’est encore plus grave si l’on considère tout ce qui est en jeu.
L’emplacement de la macro-cellulose « impliquerait la destruction complète ou l’altération irréversible » d’une zone proposée pour entrer dans le Réseau Natura (paralysé depuis 2011) selon un rapport du Conseil de la Culture Galicienne.
La conservation d’une zone d’une valeur écologique particulière comme celle-ci ne semble pas faire partie des priorités gouvernementales, pas plus que la protection du développement économique galicien.
L’installation de la macro-cellulose met en péril la viabilité et la continuité d’un secteur agroalimentaire qui mise sur la production extensive, écologique et locale, ce qui aura non seulement des conséquences économiques et sociales mais aussi environnementales.
Le secteur primaire est le principal moteur de la région et a un grand poids dans l’ensemble de la Galice, tant par le nombre d’exploitations que par leur qualité. Protégés par des appellations d’origine et des indications géographiques protégées, ainsi que des projets certifiés par CRAEGA (Conseil Régulateur de l’Agriculture Écologique de Galice), leur activité favorise la création d’une zone sûre de prévention des incendies grâce à l’engagement pour le pâturage du bétail et la production agroécologique.
Dans ce contexte, trois des principaux syndicats agricoles comme Unións Agrarias, Sindicato Labrego Galego et Fruga se sont opposés à l’implantation de cette industrie étant donné l’incompatibilité qui existe par rapport à l’activité paysanne.
De son côté, la Plateforme pour la Défense de la Ría de Arousa s’est également positionnée contre le projet, alertant sur la grave détérioration de l’état des eaux de la Ría et les graves conséquences qu’aurait pour la pêche et la récolte des fruits de mer la pollution des eaux du fleuve qui l’alimente.
En somme, l’installation d’Altri à Palas constituerait un revers environnemental et social encore pire que celui du Prestige, une attaque directe contre l’avenir du cœur de la Galice.
Un autre facteur qui explique le succès de la manifestation du 15 décembre est la capacité de connexion de cette mobilisation avec d’autres luttes contre des attentats écocides : le lien avec la lutte contre la grande cellulose de Galice, ENCE, installée dans la Ría de Pontevedra est clair, mais dans la manifestation de Compostela on a aussi vu des banderoles de luttes contre l’exploitation minière comme celle de Touro (La Corogne) ou contre la prolifération de macro-parcs éoliens sur nos montagnes. Altri est devenu la fer de lance, le parapluie qui accueille beaucoup des luttes en défense du territoire qui se menaient depuis la dernière décennie en Galice. Une bonne partie de la société galicienne a dit stop, fatiguée que sa terre devienne une zone de sacrifice au profit des multinationales. Le peuple galicien sait qu’Altri n’est pas un projet de plus. Si on permet son existence, ce sera un autre clou qui perpétue la Galice comme région périphérique condamnée à servir le capital. L’accélération et le désespoir des multinationales en essayant d’imposer leurs plans dévastateurs pour la Galice n’est pas passé inaperçu, étant de plus en plus conscients que ce n’est pas une attaque individuelle ni locale mais un système prédateur qu’il faut contester et ce n’est que par l’accumulation des forces qu’il existera une opportunité.
La lutte contre Altri transcende donc une lutte locale concrète, c’est une lutte stratégique pour la Galice.
Quelles conséquences cela peut-il avoir sur le plan politique galicien ?
La politique galicienne se caractérise par son immobilisme, avec une majorité absolue solide d’un PP qui monopolise la Xunta depuis 2009. Les dernières élections régionales de février ont confirmé ce scénario, célébrées alors que le projet commençait tout juste à être connu dans sa véritable dimension et que l’opposition ne l’utilisait pas comme arme contre le PP (BNG et PSOE avaient voté en faveur de l’installation d’Altri à Palas de Rei deux ans auparavant). Il convient de tenir compte que la zone affectée, la région de A Ulloa, est un vivier traditionnel de votes pour le PP, qui aux élections régionales a atteint 64% dans la municipalité de Palas de Rei. Selon ce que nous ont raconté pour Viento Sur des représentants de la Plateforme Ulloa Viva, il y a des électeurs du PP qui y participent, ce qui peut indiquer une possible future usure électorale. [1]
Le Gouvernement du PP persiste à défendre Altri en agissant comme s’il était commercial de l’entreprise, déclarant Projet Industriel Stratégique par la Xunta en 2022. Altri a besoin de 250 millions d’euros publics des fonds européens dits pour la décarbonisation de l’économie. Même si les fonds Next Generation que réclame l’entreprise n’arrivent pas (du fait que tant l’UE que le Gouvernement de l’État remettent en question que ce projet remplisse les critères), la Xunta s’engage à couvrir sur la base de ses budgets les besoins en capital de ce désastre écologique, mettant en danger l’accomplissement des objectifs européens d’émissions.
Le Bloc Nationaliste Galicien, renforcé par les récents résultats électoraux régionaux, a changé son soutien inconditionnel au projet pour un rejet frontal. Allant jusqu’à être l’axe central du discours de sa candidate au renouvellement du parlement européen. Après ce virage, la CIG, syndicat majoritaire en Galice, s’est investie dans la mobilisation. Le BNG, très présent dans la manifestation de dimanche, peut capitaliser politiquement cette mobilisation dans un moment de croissance de ses attentes électorales. Le PSdeG très touché par les mauvais résultats électoraux régionaux effeuillait la marguerite jusqu’à ce qu’après cette dernière mobilisation massive on ait entendu son chef de file annoncer que le projet d’Altri ne recevra pas de financement étatique.
Quelle est notre proposition ? Passer de la défense à la construction de l’alternative
L’autodéfense est prioritaire en ce moment d’offensive maximale du capital et gagner ce bras de fer donnera des forces et des espoirs pour nous convaincre qu’un autre chemin est possible. Cependant, il est nécessaire de construire des alternatives pour continuer à ouvrir des horizons.
Notre pari pour une alternative émancipatrice se construit autour d’un système écosocialiste et démocratique qui va au-delà de la gestion du désastre du système actuel.
La transition écosocialiste implique un peuple avec des conditions matérielles dignes. Il s’agit de reconvertir une économie et une société hautement industrialisées et polluantes qui ont la classe ouvrière soutenant le poids du développement capitaliste sous la détérioration de leurs conditions de vie.
Au-delà de la lutte pour préserver un écosystème ou un modèle de vie, il est fondamental de mettre au centre du débat la question de la planification démocratique, participative et écologique de la production, de la propriété collective et de la gestion horizontale de nos ressources mises au service du bien commun. L’écosocialisme suppose un modèle dans lequel on priorise la production du nécessaire pour la vie et la redistribution de la richesse, face au modèle industriel extractiviste et une économie d’enclave qui accapare les ressources au service du capital.
Précisément, le chemin emprunté par les régions rurales affectées quant à la construction de nœuds d’auto-organisation populaire et la transformation de leur tissu productif et économique est un exemple parfait de notre proposition. Avec un secteur primaire soutenu par l’agroécologie comme protagoniste de son développement communautaire et de la relocalisation économique.
Il faut dire que des projets industriels imposés pour favoriser le bénéfice des multinationales contre l’opinion du peuple, non seulement ne trouvent pas leur place dans un système écosocialiste comme celui que nous proposons, mais supposent un coup profond pour la démocratie.
Notre pari pour la planification collective et démocratique de l’économie et des ressources (terre, eau, vent, temps, force de travail) suppose de mener à bien des processus participatifs et collectifs où l’on décide le quoi, comment, quand, combien et pour quoi.
La contestation du système capitaliste ne s’obtiendra pas uniquement en faisant pression sur les administrations ou en arrivant aux institutions, il faut une accumulation de forces et d’alliances qui soient capables de structurer des résistances et de proposer des alternatives. Sans doute, le peuple galicien auto-organisé et présent dimanche dernier à Compostela montre le chemin pour y parvenir.
Patricia Grela
Cristóbal López
Xaquín Pastoriza
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