Si ce vent orageux de droite qui déferle sur le monde marquait davantage l’Europe que l’Amérique du Nord, celle-ci ne perd rien pour attendre. L’imbrication étroite de ces trois pays-économies dans l’ACEUM, suite de l’ALÉNA, imposé par la première présidence de Trump condamne les deux partenaires des États-Unis à marcher droit à sa suite sans s’illusionner à propos de fausses solutions dans le cadre capitaliste, sauf à la marge. Tant que reste en selle une démocratie représentative viable, le chemin reste ouvert pour la gauche anticapitaliste de secouer les puces du peuple-travailleur toujours majoritairement enlisé dans la torpeur de l’État providence consumériste en déliquescence mais de plus en plus répressif.
Réserve de ressources naturelles canadiennes et travail bon marché mexicain
En termes de leur PIB, le Canada et le Mexique sont de loin les principaux partenaires commerciaux des ÉU. 24% du PIB canadien (18% pour le Québec) est exporté aux ÉU soit environ les trois quarts de leurs exportations en biens et services. Par ailleurs, les importations canadiennes et mexicaines comptent pour mille milliards $US par an soit près de 4% du PIB étatsunien. C’est dire qu’une brutale hausse de tarifs de 25% aurait un impact inflationniste aux ÉU alors que la victoire de Trump repose principalement sur sa dénonciation.
À souligner l’important déficit commercial des ÉU vis-à-vis le Canada comme vis-à-vis d’ailleurs la plupart des pays du monde. Le dollar étatsunien, monnaie mondiale, permet aux ÉU, par un déficit commercial allant croissant et qui dure depuis un demi-siècle de piller les richesses du monde sans être pénalisés par une hausse des taux d’intérêt puisque leur monnaie sert des réserves de change pour les banques nationales et de moyen de circulation pour le commerce international.
Le déficit étatsunien vis-à-vis le Canada s’explique essentiellement par les importations étatsuniennes de ressources naturelles dont, pour le Québec, l’aluminium (en fait de la cristallisée hydroélectricité bon marché) et du bois de construction à même les forêts québécoises en mal de régénération. S’ajoutent certains produits agricoles mais non ceux sous gestion de l’offre bloquant les moins dispendieuses exportations des grandes fermes agro-industrielles des ÉU. Trump voudra casser cette gestion de l’offre d’où le blocage du Sénat canadien, prêt à la sacrifier, de la loi du Bloc québécois la retirant de futures négociations. Le déficit canadien, toutefois, s’explique surtout par les exportations de pétrole de l’Ouest qui fait du Canada le cancre climatique du G-7.
Au contraire, les déficits étatsuniens plus importants vis-à-vis de la Chine, de l’Union européenne et du Mexique concernent surtout les produits manufacturés. Bien que le commerce bilatéral de véhicules routiers et d’aéronefs soit non négligeable entre le Canada et les ÉU, le Canada est d’abord et avant tout la cour arrière de ressources naturelles des ÉU alors que le Mexique est la réserve de force de travail à bon marché de la zone ACEUM y compris pour les capitaux hors ÉU pour exporter aux ÉU. Ajoutons-y ces millions de Mexicain-e-s et autres migrant-e-s clandestin-e-s aux ÉU même que Trump voudrait mettre à la porte foutant le bordel sur le marché du travail et haussant les coûts. Cette spécialisation canadienne, à laquelle tiennent les ÉU, incite le Premier ministre ontarien, disant tout haut ce que pensent les affairistes canadiens, à proposer aux ÉU de rompre l’ACEUM pour négocier séparément avec le Canada.
Faire chanter le Canada, pour le contrôle de la frontière aux dépenses militaires
Il est possible que par sa menace de hausser les tarifs de 25% au sein de l’ACEUM, dont il ne respecte pas les termes, Trump ne veuille pas autre chose, comme il l’a écrit dans son tweet, qu’un considérable renforcement répressif des frontières. Sont d’accord avec lui le zélé tant parti Conservateur canadien que les Premiers ministres ontarien et québécois, déjà gagnés au renforcement du contrôle de l’immigration et de la lutte contre la drogue dont le meurtrier fentanyl. Quant au parti Libéral, il n’est pas loin derrière avec son habituelle valse-hésitation. Pour le Canada à la frontière poreuse, contrairement au Mexique dont la frontière est murée en grande partie et ultra-surveillée contre les vagues de damnés de la terre, il s’agirait de mieux contrôler l’immigration entrant par ses aéroports comme moyen pour accéder ensuite clandestinement aux ÉU. On peut douter, cependant, que Trump veuille empêcher l’immigration clandestine et temporaire des ÉU de fuir vers le Canada, contrairement aux gouvernements d’ici qui en sont obsédés.
On peut cependant penser que cette menace de Trump a un but transactionnel d’arracher des concessions majeures de tous types aux partenaires de l’ACEUM. Pour le secteur manufacturier, par exemple, il pourrait vouloir forcer la main des entreprises produisant au Canada et au Mexique, étatsuniennes ou non, de transporter aux ÉU leurs usines. Le capital étatsunien est-il heureux que le gouvernement québécois tente de s’appuyer sur une fragile entreprise suédoise comme fer de lance de sa filière batterie, ou de celles européennes ou asiatiques en Ontario dont la majorité de la production sera exportée aux ÉU ? Idem pour les usines de voitures électriques d’origine asiatique qui comme celles a batterie jouissent de faramineuses subventions pour faire compétition à l’Inflation Reduction Act des ÉU ?
Si les ÉU ne rechignent pas aux exportations de ressources naturelles canadiennes vers les ÉU, ils peuvent avoir à l’œil la propriété des entreprises exportatrices. Dans le secteur pétrolier, la propriété canadienne est entremêlée à celle étatsunienne dont les investisseurs institutionnels qui paraissent dominer l’industrie pétrolière du Canada. L’intérêt étatsunien dans ce domaine pourrait peut-être plutôt être la facilitation des exportations canadiennes de pétrole par la construction de l’oléoduc Keystone XL que Trump 1 avait accepté et que les présidences Obama et Biden, sous pression des résistances des groupes écologiques et autochtones, avaient refusé. Il faudrait, cependant, que les affairistes jugent rentables ce projet s’amortissant sur un demi-siècle alors que la consommation pétrolière pourrait décroître d’ici là.
Chose certaine, le mouvement des investissements directs devrait donner satisfaction au nouveau président étatsunien. Depuis 2014, non seulement le flux de des investissements canadiens est-il supérieur vers les ÉU que vice-versa mais aussi l’écart entre eux ne cesse d’augmenter surtout à cause de la croissance rapide des investissements canadiens aux ÉU. Tant et si bien que le stock des investissements canadiens aux ÉU dépasse depuis 2018 le stock des investissements étatsuniens au Canada. C’est à se demander si on ne pourrait pas parler de fuite des capitaux canadiens vers les ÉU, fuite que la politique protectionniste de Trump étant donné la disproportion entre le marché des ÉU vis-à-vis celui du Canada ne saurait qu’aggraver.
Il n’y a pas que la gestion de la frontière et le commerce bilatérale avec le Canada qui préoccupent Trump et compagnie. S’y ajoute sa contribution militaire. « Depuis plus d’une décennie, le Canada est soumis à une pression croissante de la part de ses alliés de l’OTAN, en particulier des États-Unis, pour qu’il augmente ses dépenses de défense afin d’atteindre l’objectif de l’alliance d’au moins 2 % du PIB. […] Sur les 32 membres de l’OTAN présents au sommet [de juillet 2024], le Canada est l’un des huit à ne pas avoir atteint l’objectif de 2 %. Le budget actuel de la défense, qui s’élève à 34 milliards de dollars canadiens (24 milliards de dollars US), représente environ 1,34 % du PIB. Le réchauffement climatique ouvrant l’océan Arctique à la navigation, les ÉU ont intérêt à ce que le Canada augmente sa participation au sein de NORAD sous contrôle des ÉU tout en haussant ses achats de quincaillerie militaire étatsunienne pour à la fois mieux équilibrer la balance des paiements et davantage contribuer à l’hégémonie des ÉU dans le cadre de l’OTAN.
Les fausses solutions ne manquent pas qui bloquent la route écosocialiste
La prospective pour le Canada, et le Québec, et leurs économies, quel que soit le scénario qui découlera de la présidence Trump, n’augure rien de bon et pourrait même être très fâcheux. On peut, et on doit, certes s’interroger sur le scénario le « moins pire » à court terme afin de minimiser les dégâts socio-économiques. Mais l’essentielle politique consiste à rompre avec la structure de l’ACEUM qui livre le Canada et le Mexique pieds et poings liés au ÉU réduisant leurs tâches économiques à la recherche d’investissements assez compétitifs pour exporter aux ÉU. En découle que la politique tarifaire trumpienne, mais pas seulement, condamne Canada et Mexique à une baisse drastique de leurs coûts, avant tout salariaux, pour rester compétitif, Risque de s’ensuivre un cercle infernal dépressif suite à une probable riposte des ÉU.
Dans le cadre d’un marché global capitaliste, les deux seules alternatives seraient soit une politique de substitution des importations possiblement au sein du Canada en ce qui regarde le Québec soit un nouveau partenariat pour le commerce international.
Étant donné que l’optimum productif minimisant les coûts manufacturiers pour les plus importants produits et services du marché mondial suppose l’accès à un vaste marché, la stratégie de substitution des importations est condamnée à l’échec. Elle l’est d’autant plus que les exportations possiblement en découlant seraient annulées par des importations de composantes et surtout de machinerie dont l’optimum compétitif requiert un marché encore plus vaste, obstacle auquel ont fait face certains pays d’Amérique du Sud après la Deuxième guerre mondiale. Ceci dit, il pourrait y avoir certaines possibilités dans un cadre pancanadien ce qui ne serait en rien préjudiciable à la cause indépendantiste québécoise. Au contraire, cette cause se renforcerait afin de pouvoir négocier d’égal à égal avec le « Reste du Canada » , y compris pour des programmes sociaux communs.
Quant à la possibilité de s’insérer dans un système d’échange alternatif, l’option paraît toute une gageure car le Québec pourrait faire face aux même contraintes que vis-à-vis les ÉU sans compter la multiplication des blocages politiques. À moins de réaliser l’indépendance au préalable, le premier obstacle serait d’en convaincre le Canada, car seul un pays peut mener ce genre de négociations, et en plus de s’assurer que les priorités canadiennes n’aillent pas à l’encontre du peuple du Québec. L’Union européenne, l’association économico-politique la plus liée au Québec hors ACEUM, pourrait être accessible via l’Association européenne de libre-échange (AELE) dont la Norvège et la Suisse sont les plus importants pays. On peut penser que les atouts pétroliers de l’un et ceux financiers de l’autre leurs permettent cette semi-indépendante vis-à-vis l’Union européenne. Ce serait là tout un pas pour l’Espace économique européen de sortir de son orbite afin d’accueillir le canada ou le Québec. On resterait tout de même prisonnier d’un système de libre-échange où le Québec ou le Canada seraient des seconds violons sans compter la nécessité d’une douloureuse restructuration économique. Mais c’est peut-être là un pis-aller pour souffler un peu comme ce le serait pour l’Ukraine.
Tous ces effets économiques qui n’augurent rien de bon s’insèrent dans une bise droitière soufflant déjà fort sur l’Europe et qu’intensifie le trumpisme sur le monde entier, surtout sur l’Amérique du Nord de ce temps-ci. Au Canada, elle annonce un gouvernement Conservateur au visage trumpien se reconnaissant dans le Convoi des camionneurs de 2022, salué par le chef Conservateur, qui a fait écho à l’assaut sur le Capitole de 2021. Les sondages les donnent gagnants, et de loin, en vue de l’élection fédérale de 2025. Au Québec, le chef de la CAQ, en perte de vitesse, n’en finit plus de blâmer l’immigration pour gagner un troisième mandat en 2026. Mais le PQ en tête des sondages ne se différencie de l’identitaire CAQ, pour le dire poliment, que par un simili indépendantisme doublé d’une volonté interventionnisme économique plus prononcé mais qui n’a rien de gauche.
Se soumettre à la menace trumpienne tout en tentant de l’amadouer comme paraît vouloir le faire le gouvernement fédéral Libéral conduit à des lendemains qui déchantent. Le pseudos alternatives de substitution des importations ou de libre-échange alternatif ne feraient que changer le mal de place malgré de possibles ajustements bénéfiques à la marge. Dans un contexte d’aggravation exponentielle de la crise climatique qui intensifie la « polycrise » et ses guerres génocidaires comme ses migrations de masse, on trouve au bout du chemin l’enfer.
La gauche anticapitaliste, car il n’y a pas d’avenir pour le réformisme qui veut une meilleure chaise sur le pont du Titanic, n’a pas d’autre alternative que celle d’une solidaire décroissance matérielle démocratiquement planifiée. Ce but stratégique, dit aussi écosocialisme, est en mesure d’apporter le bonheur au 50% le plus pauvre de l’humanité et aussi au 40% suivant s’il sait se rendre compte de l’ineptie de la course folle consumériste entretenant l’accumulation capitaliste bénéfique en apparence au 10%, avant tout au 1%, et ne procurant qu’un mélange de misère, de maladies et d’angoisse à tous les autres.
Marc Bonhomme, 5 décembre 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca
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