Le jour où Chido a ridiculisé Wuambushu, les victimes ordinaires de l’administration française à Mayotte ont tout perdu. Leurs habitations faites de bric et de brocs, accrochées aux pentes en lisière des villages ou perchées sur les banara [1] des maisons en béton dans les villages, celles nichées dans les anfractuosités des cours, toutes furent emportées. Comme si le cyclone avait voulu donner raison à la politique de résorption de l’habitat insalubre qui pourtant n’avait consisté qu’à mettre les gens à la rue et surtout pas à les reloger dans des logements dignes de leur humanité et de la nation.
Mais Chido ne s’est pas limité à détruire les quartiers de cases en tôle. Il a endommagé la grande partie du parc immobilier de Mayotte et n’a pas lésiné sur le choix de ses victimes. Toutes les catégories de population ont été frappées, quelle que soit leur position dans l’échelle de distribution des revenus.

Doujani 3, le 27 décembre 2024 © daniel gros
Les démolitions de quartiers sous couvert de la loi Elan ont appauvri toute la population.
Wuambushu, vocable exotique qui résume la politique anti-migratoire de la France, n’a pas été seulement ridiculisé, il a aussi été neutralisé. L’habitat pauvre des bidonvilles où vivaient le tiers de la population de l’ile a été soufflé comme château de cartes. Face à la désolation, le préfet ne peut empêcher les habitants des quartiers dévastés de remonter leur banga [2], au grand dam des collectifs anti-comoriens et de leurs sympathisants. Le parc immobilier sinistré n’est plus en capacité de loger la population devenue majoritairement sans domicile par la force des choses. Les autorités ont ouvert les écoles et les gymnases comme abris provisoires.
Cependant de nombreux défis doivent être relevés : loger les habitants malgré une pénurie de logements démesurée ; assurer tous les services publics, notamment l’école, alors que la plupart des bâtiments ont été endommagés. Les habitants sinistrés devront trouver une solution d’hébergement après le 31 décembre pour donner le temps aux administrations d’évaluer les dégâts et remettre si possible les locaux en état d’accueillir les élèves pour la rentrée du 13 janvier.
A ce jour, loger les habitants et les fonctionnaires relève d’un véritable casse-tête.
Chido aurait-il terrassé Wuambushu ? Les cases en tôle que le gouvernement voulait voir disparaître à moyen terme et que Chido avait radicalement pulvérisées seront sans doute les seules habitations remontées lors de la rentrée des classes.
Jusqu’alors les édiles de Mayotte détournaient la loi Elan [3] pour récupérer du foncier et repenser les plans d’urbanisme de leur commune en faisant peser la charge des démolitions sur l’Etat et sur les populations délogées. Lors des opérations de « décasage », les coûts de démolition étaient en effet totalement réglés par la préfecture qui en assurait la logistique. Autre avantage non négligeable, les municipalités étaient dégagées de l’obligation de reloger les habitants.
Ces opérations dites « loi Elan », parce qu’elles détruisent des logements avant même que soient esquissés des projets de rénovation urbaine, compriment le marché de l’immobilier, exercent une pression à la hausse sur les loyers et appauvrissent l’ensemble de la population, quelle que soit sa position sur l’échelle des revenus. En outre, dans la mesure où les personnes délogées ne peuvent accéder à aucun logement disponible sur le marché immobilier faute de revenus suffisants dans l’économie légale, elles sont contraintes de chercher des solutions dans le marché informel des marchands de sommeil [4], ou dans leur réseau de solidarité. Ainsi, tous les habitants doivent absorber d’une manière ou d’une autre le surplus de demandes de logements causé par les démolitions tandis que dans le même moment, la réduction de l’offre presse tous les loyers à la hausse. Détruire des logements sans constructions préalables revient à réduire l’offre immobilière tout en augmentant la demande de logements, et à contraindre la population dans son ensemble à absorber l’afflux de demande sur le marché.
L’ensemble de la population a subi une double pression à la suite des démolitions de quartiers. D’abord le devoir d’hospitalité envers les familles délogées appartenant à leur réseau de connaissances a sérieusement réduit leur qualité de vie par le partage de l’espace disponible. Ensuite, la réduction de l’offre de logement par la démolition d’habitations par centaines à chaque opération et l’augmentation importante de la demande qu’elle produisait ont provoqué une hausse importante des loyers qui s’est répercutée sur la totalité du parc locatif et augmenté la part du budget qui y est consacré.
L’Etat français s’est ainsi bien appliqué à appauvrir la population de Mayotte en désignant des indésirables auxquels il s’est obstiné à dégrader les conditions de vie et à contrarier la satisfaction des besoins essentiels comme l’accès à un logement et aux ressources vitales pour les familles pauvres. En luttant contre l’économie informelle alors que l’économie légale est incapable de satisfaire les besoins de plus de 30% de la population, il a placé en situation de pauvreté près de 80% des habitants de Mayotte. Il a de fait intentionnellement fragilisé la société mahoraise.
Chido n’en a fait qu’une bouchée.
Wuambushu comme exercices d’entrainement à l’épisode cyclonique.
Les 36 démolitions de quartiers réalisées depuis 2019 semblent à présent avoir servi d’exercices de préparation à l’épisode cyclonique. Les sinistrés du Wuambushu ont appris à ne rien attendre d’un Etat qui les harcèle en permanence. Ils ne comptent que sur leurs propres ressources et sur la solidarité d’un réseau de survie. C’est pourquoi dès l’accalmie, en début d’après-midi du samedi 14 décembre, tout le monde était déjà à pied d’œuvre pour faire le bilan du désastre. Dès le lendemain, dimanche matin, sur toutes les pentes dévastées, résonnaient les coups de marteau et le froissement des tôles. En à peine une semaine, les pentes reprenaient leur aspect habituel. Vus de loin, les logements de tôle semblaient sortir de terre recouvrant le saccage.
Hélas, une fois arrivé au niveau du travail des hommes et des femmes, c’est un tout autre spectacle qui sautait aux yeux. Les amoncellements de débris, les affaires de classe des enfants essorées par les pluies et le vent gisaient comme de vieilles dépouilles encombrantes et inquiétantes formant un tumulus de déchets. Le linge et les vêtements lavés par les femmes, sont mis à sécher sur les tôles brûlantes de soleil déjà fixées par les hommes sur les charpentes redressées.
Les adultes, occupés et épuisés par les épreuves, laissent les enfants vaquer à leur risques et périls dans les chantiers encombrés de vieilles planches ou poutres cloutées. Tous les corps sont blessés par les coups, les pieds s’ornent d’écorchures recouvertes de boue ou de poussière. Ils ne seront pas soignés. Pas plus que les plaies et les coupures causées par les tôles et les chocs. L’hôpital est trop éloigné et personne n’imagine qu’il sera admis. A force d’habitude, on se fie à la force réparatrice de la nature. Dans ces lieux que l’Etat ne connait que pour les détruire, pour harceler et traquer les indésirables, l’eau et la nourriture manquent cruellement. La faim tracasse les têtes et les ventres. Les pluies sont espérées pour enfin laver et boire. Et remplir des réserves. Il faudra cuire le riz.
Et surtout pour sa sauvegarde, ne jamais compter que sur soi-même. Ne rien attendre de l’Etat.
Compter sur le secours de l’Etat se fait à son détriment. Croire à l’aide promise, qui ne vient pas, qui ne viendra pas, mène à la catastrophe malgré l’espérance de justice. Pour bénéficier des rares distributions de « cageots [5] » de bouteilles d’eau, il faut recevoir l’information malgré les réseaux téléphoniques en panne, et descendre dans le village en contre-bas, là où l’Etat traque les populations pauvres.

Massimoni, Cavani, le 27 décembre 2024 © daniel gros
Tout le monde a appris à se garder du monstre politique baptisé Wuambushu, dressé à renifler tout ce qui ressemble de près ou de loin au Comorien. Le préfet de Mayotte s’est engagé à faire du Wuambushu tout le temps. Et là il tient promesse. Son ministre de tutelle, le jour du désastre, annonce à la population traumatisée que rien ne pourra être reconstruit sans un règlement préalable du problème migratoire. Il répète les vieilles ritournelles insensées pour dissimuler le mépris de l’Etat à l’égard des habitants de Mayotte qui doivent s’estimer heureux d’être français [6].
Ces populations des quartiers pauvres n’espèrent rien de l’Etat et ont toujours su qu’elles ne devaient compter que sur leurs propres ressources. C’est pourquoi elles ont appris à développer un art de la débrouille accompli. Et notamment une aptitude à se porter vers l’avenir sans se laisser retenir ni ralentir par les misères révolues. Sur lesquelles plus personne n’a prise. Seule importe la capacité de se relever, de reconstruire. Et aller de l’avant [7].
Les 36 démolitions de quartiers sous couvert de la loi Elan déjà réalisées font à présent figures d’exercices d’entraînement aux alertes cycloniques. Réduction drastique des logements disponibles, destruction de l’habitat pauvre, promesse de relogement non tenues. Dégradations des conditions de vie. Une série de chidos en miniatures.
Une population laissée pour compte et stigmatisée par ses élus.
Que s’est-il passé dans les quartiers de cases en tôle durant l’épisode cyclonique ? De nombreuses familles ont cherché protection dans les solides mosquées du quartier. Elles y sont chez elles. Edifiées sur des fonds récoltés dans le quartier, les mosquées appartiennent aux villageois qui les fréquentent.
Quelques exemples parmi de nombreux anonymes :
Une famille de six enfants et père et mère du quartier Vétiver à Cavani s’est sauvée de sa case alors que les vents commençaient à en tordre les tôles vers la mosquée tout proche. Sur le chemin elle a rejoint tous les voisins emportés dans le même sauve-qui-peut. Ceux qui étaient trop éloignés ont dû patienter dans leur maison qui s’écroulaient autour d’eux.
Ensuite il a fallu transporter vers l’hôpital sur deux tôles servant de brancards, une mère et sa fille blessées. Les pompiers débordés ne pouvaient pas intervenir. Les deux femmes sont mortes avant d’arriver.
Dans le quartier de Massimoni, à Cavani, une femme et ses trois filles adolescentes sont parvenues à s’extraire de l’amas de bois et de ferrailles qui s’était formé autour d’elles une fois le calme revenu. Elles ont trouvé refuge à l’école maternelle voisine dont la toiture s’était envolée. Elles continuent à y dormir durant le remontage du logement par les hommes de la famille.
Ailleurs, dans le quartier de Zamantale, sur les pentes de Kaweni, une famille a patienté dehors, agrippée en boule solidaire à un pieu de fer fiché dans la terre, les trois enfants assurés entre les bras du père et de la mère, alors qu’alentour l’ouragan fauchait la végétation et démembrait les arbres.
Vidéo : Une habitante de Zamentale raconte le passage du cyclone © T.A.S. Tout À Signaler
Rien de pareil n’avait été imaginé. Rien n’avait été préparé, envisagé. Visiblement l’administration a été débordée. Comment imaginer un tel désastre, un tel effondrement ? Elle pensait s’en sortir en ouvrant les portes des écoles durant le passage du cyclone mais la désolation a maintenu les populations sinistrées dans ces abris non adaptés à une longue présence. Depuis les familles dorment à même le sol, sur des dalles de céramique froides et dures. Dix jours de ce régime, les corps éreintés et fourbus ne parviennent pas à tenir la douleur à distance. Un agent municipal chargé de la sécurité dans une école primaire servant d’abri s’insurge contre la maltraitance qu’il est contraint d’imposer aux familles sous sa surveillance : « c’est pas normal, dit-il, tout cela est insupportable, les gens dorment à même le sol, sans natte, sans même une toile, sans même un coussin. Rien. Les enfants ne reçoivent pour toute nourriture qu’un goûter à 14 heures composé d’un biscuit, parfois d’un jus de fruit ou d’un verre d’eau et c’est tout. »
Quinze jours après le passage du cyclone, les familles y demeurent, surtout les femmes et les enfants pendant que les hommes de la famille remontent leurs cabanes et reforment les quartiers pauvres sans se soucier davantage de l’Etat que celui-ci ne se soucie d’eux.
Dès l’accalmie les gens ont repris leur destin en main sans attendre un secours illusoire auquel ils ne prétendent même pas. Il faut parer au plus presser, sauver ce qui peut l’être et reconstruire. Tous les esprits se tournent résolument vers l’avenir libérant dans les cœurs tourmentés un enthousiasme vivifiant. La catastrophe, il faut la mettre à distance, la dompter, l’empêcher de trop peser : les pluies menacent en cette saison. Les hommes de quatre, cinq ou six familles se regroupent et redressent les habitations les unes après les autres, collectivement. Tous profitent de l’occasion pour améliorer les conditions de vie, agrandir selon l’évolution de la taille du ménage ou à l’inverse réduire. Aménager la cour commune. Faire des plans sur l’avenir. En quelques jours, les pentes reprennent leur aspect familier, les effets de la catastrophe s’effacent lentement. Une façon d’enthousiasme parvient à illusionner les cœurs.
La peur tenace du plus bas que soi.
Cette activité n’est pas du goût des habitants vivant dans les villages ou les quartiers cossus qui répandent la peur des pillages. Des élus ne sont pas en reste et font feu de tout bois pour exciter les oppositions entre les gens. D’autant plus que des générosités inhabituelles s’esquissent. Des Mahorais et des métropolitains surmontent leurs appréhensions, s’approchent des abords des quartiers de tôle pour remettre un peu de nourriture. C’est ainsi que le jour de Noel, à Convalescence Vétiver, un peu de riz a été offert.
A l’inverse, les accusations de pillage se répandent sur les réseaux sociaux. La députée E. Youssouffa, jamais en reste dans le ressentiment, n’y va jamais de main morte et calomnie sans preuve.
Elle poste sur X/Twitter, « Après la destruction du #Cyclone, #Pillage méthodique de #Mayotte : les restes des maisons et bâtiments publics sont désossés pour reconstruire les #Bidonvilles. Ce n’est pas de la #Survie, c’est du #Vol #EnBandeOrganisée de clandestins, le #Chaos nié par @BrunoRetailleau. »
Cette réaction trahit de solides rancœurs. Les mots choisis sont terribles et accusateurs : pillage, bidonvilles, vol en bande organisée, clandestins, chaos… Elle réfute l’excuse de la survie sans connaître l’état de pénurie auquel ont été réduites les populations de tous les quartiers, quel que soit leur niveau de confort.
Elle nomme pillage ce qui semble plutôt relever de la saine récupération et du recyclage des matériaux arrachés aux bâtiments par l’ouragan et atterris sur les chaussées entravées. Tôles et bois en abondance ont été ramassés soit par la voirie municipale, soit effectivement par des gens des quartiers à la recherche de matériaux disponibles pour reconstruire leur logement. Les premiers chargeaient les bennes des camions, les seconds leurs frêles épaules rendant leurs larcins bien modestes. Mais tous ont contribué à dégager les chaussées et les rendre à la circulation. Un autre type de récupérateurs, semi-professionnels dans l’économie informelle, a su probablement tirer profit de la situation en doublant les agents municipaux avec leur propre camion benne pour la remplir de matériaux récupérables en vue de les utiliser ou les revendre. Chacun à sa manière a contribué à dégager les routes et les rues.
Les jours suivant l’épisode cycloniques, les chaussées étaient encombrées d’arbres couchés et, aussi, tableau insolite, de toits et charpentes renversés. Les récupérateurs ont commencé à retirer les tôles et dévisser les poutres et chevrons, avec l’accord des propriétaires qui veillaient. Toutes les communautés trouvent des arrangements et les plus aisés embauchent les plus démunis pour nettoyer leur jardins et les abords de leur maison.
Mêmes les maisons éventrées ont été visitées et tout ce qui était récupérable emporté. Les locataires avaient quitté les lieux avec tout ce qu’ils voulaient sauver. Le reste a-t-il été pillé ? Est le juste mot ?
Après l’épisode cyclonique, quitter Mayotte [8] semble le vœu de nombreux habitants traumatisés par une telle violence et un tel abandon s’ajoutant à des séries de privations constantes depuis trop longtemps du fait de gestion calamiteuses des ressources. La crise de l’eau qui a débuté en 2016 en est l’exemple emblématique. Le département souffre depuis trop longtemps de la gabegie de ses responsables et du dédain tous les jours confirmé de la France. Chido n’a fait que prendre sa part dans un paysage naturel et humain fragilisé par le rejet de la moitié de sa population.
La dureté de l’administration envers les populations les plus pauvres de l’île place tous les habitants de Mayotte dans l’inconfort de la peur de l’autre, du plus pauvre que soi, d’un étranger non reconnaissable du premier coup d’œil mais pourtant menaçant. L’insécurité que le gouvernement prétend combattre en désignant des chefs de gang inventés de toute pièce, et qui ne seraient que des adolescents rejetés de l’école, privés de leurs parents expulsés, révoltés par les destructions de bidonvilles et le harcèlement permanent que leur famille subit et rêvant d’un monde parfait.
L’appauvrissement volontaire de la population originaire de Mayotte à des fins de séparation d’avec les gens des autres iles, a fini par rendre inhabitable la terre lointaine de la France. Qui peut longtemps se bercer d’illusion en se tournant vers le lagon et l’idée paresseuse des vacances éternelles ? Dès que le regard se tourne vers la terre ferme, il ne croise que misère, chasse à l’homme, brutalité, pénurie. Autant de ferments d’insécurité.
daniel gros